Chapitre 12 (partie 1/3) - Reculer
67e jour de la période du croissant de lune — 1338
Otstek [otstɛk] = Reculer
— Où est-ce que tu as dit qu'elle était ? demanda Charlie
— Je pense qu'elle est tombée par là, mais je n'en suis pas sûre, répondit Luba
— Elle ne changera donc jamais ! À toujours foncer tête baissée, voilà ce qu'il se passe. Je ne sais pas ce qu'elle deviendrait sans nous.
— Arrête Bastet, ce n'est pas de sa faute.
— Bien sûr, comme tout ce qui nous arrive.
— Ici, je crois que je sens quelque chose, coupa la métamorphe.
— Oui, moi aussi. Je suppose que je tiens... sa main. C'est tellement... bizarre.
— Elle semble encore évanouie.
— Laissez-moi faire !
Il y eut un bruit de griffe suivi d'un léger cri et brusquement, le corps d'Helja réapparut au beau milieu du cratère, recouvert de bleus, d'hématomes et d'égratignures.
Face à elle, ses trois compagnons la fixaient, les sourcils froncés. La nuit était déjà tombée et l'air s'était atrocement refroidi. Luba avait le visage constellé d'éclaboussures de sang.
— Qu'est... qu'est-ce qu'il s'est passé ? interrogea la sorcière qui peina à se relever.
— Tu n'en fais qu'à ta tête, comme d'habitude !
— Bastet ! gronda Charlie
— Quand tu m'as dit de retourner auprès de Charlie et Bastet, je ne t'ai pas écoutée, expliqua Luba tandis que la petite fille et le grand chat commençaient une guerre des regards. J'ai essayé de te suivre, mais c'était impossible. Et une fois la fumée dissipée, j'ai découvert cet énorme trou dans le sol. Après il y a eu cette dispute des gardes et c'est là que j'ai vu l'un d'entre eux percuter une forme presque humaine faite de poussière. Je savais que c'était toi et que tu étais tombée. Je ne pouvais pas te retrouver tant qu'ils étaient tous présents et comme ton sortilège de camouflage fonctionnait toujours, j'ai attendu. Une partie d'entre eux est entrée dans le temple et je me suis débarrassée de ceux restés pour surveiller les environs. Je suis ensuite allée chercher les autres.
Helja mit un certain moment pour assimiler tout ce qui venait de se produire. Gargoth avait découvert l'endroit qu'indiquait la croix sur la carte. Il avait aussi réussi à déterrer cet édifice vieux de plusieurs siècles et il y était parti récupérer l'arme. Tout s'était passé beaucoup trop vite.
— Depuis combien de temps sont-ils là dedans ? demanda-t-elle.
— Aucune idée, deux heures je dirais.
— Très bien, nous devons y aller.
— Non, notre mission est d'assassiner le roi, pas de le suivre dans ce temple ! On attend ici qu'ils ressortent et on élabore un plan d'action.
— Sauf qu'à l'intérieur il y a une puissante arme et si jamais il arrive à s'en emparer, nous pouvons dire adieu au plan de la reine. Et à ma vengeance, ajouta-t-elle tout bas.
Helja réalisa alors à quel point elle avait été si proche du but. Elle avait été à deux doigts de tuer l'homme qui s'était joué d'elle, mais aussi de découvrir qui se cachait sous la capuche. Si elle ne s'était pas comportée d'une manière si imprudente, si elle avait réussi à se contrôler pour ne pas plonger dans ses souvenirs, elle ne serait pas tombée et tout serait déjà terminé. Cela ne devait plus se reproduire. Elle devait arriver à l'atteindre avant qu'il ne devienne intouchable.
— Nous devons récupérer l'arme avant le roi, trancha-t-elle. Je peux compter sur vous ?
Charlie et Bastet, qui avaient arrêté leur petite guerre, hochèrent la tête. Lorsque la sorcière regarda Luba droit dans les yeux, cette dernière acquiesça.
Tous les quatre se dirigèrent donc jusqu'au bas des marches du temple qui paraissait beaucoup plus grand vu d'ici. Chaque mur de pierres gris était gravé de diverses phrases en langue ancienne et toutes les lettres luisaient d'une couleur bleutée, ce qui donnait à ce lieu une aura mystique.
Ils montèrent les larges escaliers où des filaments serpentaient jusqu'à l'entrée, semblables à des veines de lumière azur. Des traces rouges en forme de main marquaient la porte grande ouverte. Elle était située entre deux hautes colonnes de marbre et sur chacune d'elles, un serpent géant avec une tête de chaque côté de son corps y était enroulé.
Au sol, plusieurs gardes gisaient dans une mare de sang qui coulait déjà le long des marches. Mais quand ils s'approchèrent, l'un d'eux se releva en sursaut, crachant une giclée carmin sur son torse.
— Tue-le !
La phrase avait résonné dans le crâne d'Helja comme l'une de ses propres pensées. Aucun de ses compagnons ne semblaient l'avoir entendue. Elle se retourna, mais ne distingua personne d'autre dans l'énorme crevasse plongée dans la nuit.
— Tue-le !
De nouveau, la voix rauque et sifflante avait pris place dans la tête de la sorcière. Et au même moment, quelque chose la brûla à la cuisse. Son poignard !
Helja attrapa alors le manche de son arme et sut aussitôt ce qu'elle devait faire. La vendeuse avait été claire, le poignard avait besoin de sang. Mais à peine avait-elle eu cette pensée qu'elle se vit retirer sa lame du front du garde, le laissant retomber sur le sol.
Tout le monde la dévisageait, sans rien dire, comme s'ils venaient d'assister à quelque chose d'inhabituel.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Helja, interpellée par leur regard surpris.
— Tu... commença Luba.
— Ta voix... continua Bastet.
— Je n'ai pas parlé, protesta la sorcière qui essayait de se rappeler l'intervalle des quelques secondes qui avait précédé son meurtre.
— Pourtant si, lui répondit Charlie. Tu as prononcé quelque chose, mais ce n'était pas vraiment ta voix.
— Et qu'est ce que j'ai dit ? questionna-t-elle, plus qu'intriguée.
— Tu voulais du sang. Tu avais besoin de sang, expliqua Luba qui semblait soudainement terrifiée.
— C'est le poignard, raconta Helja, baissant la tête vers les quatre gouttes rouges qui dansaient désormais entre les deux lames. La vendeuse m'avait prévenue, mais je ne pensais pas...
Un hurlement épouvantable résonna à l'intérieur du temple, interrompant la conversation.
— Bon, allons-y, ordonna la sorcière. Nous devons tuer le roi avant qu'il ne trouve l'arme !
Et tous les quatre pénétrèrent dans l'inconnu.
À peine avaient-ils franchi l'arche que la lumière de la lune dans leur dos disparut, comme cachée soudainement derrière un rideau épais et sombre. Malgré la flamme qu'Helja fit apparaître au-dessus de leur tête, les ténèbres les engloutissaient beaucoup trop et ils ne voyaient pas à plus de deux mètres.
— Soyez prudents, les prévint-elle, cet endroit semble chargé d'une puissante magie, je la sens.
Ils avançaient doucement, dans la quasi-obscurité, prêts à réagir à la première alerte. Une odeur immonde de renfermé et d'humidité leur donnait la nausée. Helja reniflait bruyamment, essayant de détecter toutes sortes de danger. Pièges, malédictions, monstres tapis dans le noir, tout paraissait possible. Sa main glissait tout près de son poignard et tout un tas de sortilèges de défense défilait dans son esprit.
Tout le groupe marcha ainsi pendant plusieurs longues minutes, qui avaient l'air de s'être étirées en heures. Le temps était comme figé dans la nuit. Dès lors où ils avaient franchi l'arche et étaient entrés dans le temple, Helja l'avait sentie. Les battements de son cœur avaient commencé à ralentir, jusqu'à devenir imperceptibles. Personne autour d'elle ne s'en était rendu compte et elle ne désirait pas les inquiéter davantage.
Au bout d'un moment, l'étroit et sombre couloir aux murs de pierre se divisa en deux. La sorcière examina les deux chemins possibles, mais ils étaient parfaitement identiques. Aucun d'entre eux ne semblait plus sûr ou plus proche de l'arme que l'autre. Helja s'engagea à gauche, mais Luba protesta :
— Pourquoi c'est toi qui décides ? dit-elle, les sourcils froncés.
— Écoute, on ne va pas commencer comme ça ? répondit sèchement Helja.
— Comme d'habitude, on fait ce que tu veux toi !
— Je ne t'ai pas forcée à venir avec nous donc tu obéis à mes instructions et c'est tout !
Sur ses mots, elle alla à gauche, la flamme au-dessus de sa tête la suivant à la trace, sous les regards étonnés de Charlie et Bastet.
Ils continuèrent d'avancer en silence, sur leurs gardes, prêts à réagir au premier danger qui ne semblait néanmoins pas arriver. Les longs tunnels sombres et malodorants se succédaient inlassablement, leur donnant l'affreux sentiment de tourner en rond. Une partie du temple était encore ensevelie si bien qu'Helja n'avait pas pu juger sa taille, mais elle avait la vague impression que cet endroit demeurait infiniment grand.
Ils prirent la direction de gauche un nombre incalculable de fois, beaucoup trop souvent au goût de Charlie qui exprima l'idée qu'il revenait toujours au point de départ. Helja dessina alors une croix à terre, avec une simple incantation. Ainsi, ils pourraient vérifier sa théorie.
Mais ils ne retrouvèrent pas la marque, même après ce qui leur avait semblé des heures entières de marche ininterrompue. Ils ne croisèrent aucun piège, aucune créature, ou maléfice. Ils ne rencontrèrent pas non plus le roi, l'inconnu à capuche ou des gardes. Tout était calme. Silencieux. Innocent.
Et c'est pourquoi Helja fut totalement surprise lorsqu'un petit cliquetis résonna en échos dans le couloir. Elle se jeta d'un bond sur Luba qu'elle plaqua au sol tandis qu'une lame géante était sortie du mur à l'endroit exact où se trouvait la métamorphe il y a encore quelques secondes.
Toutes les deux se retrouvèrent l'une contre l'autre, leur visage à seulement quelques centimètres, le bout de leur nez se frôlant à peine. Helja plongea son regard droit dans celui de la jeune femme qui respirait rapidement.
— Merci, sourit-t-elle, tu m'as...
Elle marqua une pause.
— Sauvé la vie.
Mais Helja ne répondit pas, trop absorbée par cette femme qui lui faisait ressentir tant de choses qu'elle essayait tant bien que mal de supprimer chez elle.
— Désolé de vous déranger, intervint Bastet, mais on peut continuer ?
Alors qu'elles se relevaient, la sorcière se tourna vers le grand chat noir qui passa sous le morceau de fer coupant, accompagné de Charlie.
Tout ce qui se produisit ensuite arriva beaucoup trop vite. Plusieurs autres cliquetis à peine audibles retentirent dans l'étroit couloir et tout un tas de lames, tranchantes ou dentelées, sortit de tous les côtés. Helja se coucha à nouveau sur le sol dur, emportant avec elle Luba. Devant elle, Bastet sauta sur l'épaule de la fillette, évitant de justesse de se faire embrocher. En un instant, le tunnel se retrouva rempli de métal acéré. Par chance, personne ne fut touché.
Aucun d'entre eux ne bougea et l'on entendait uniquement le bruit des respirations rapides qui résonnaient entre les murs épais du temple. Puis, doucement, ils reprirent leur marche, passant en dessous ou dessus des dizaines de poignards géants. Après quelques secondes, Helja tomba nez à nez avec trois gardes qui n'avaient pas eu autant de chance qu'eux. Ils gisaient là, les tiges de fer soutenant bras et jambes comme des pantins à qui on venait de couper leurs fils. Le sang dégoulinait déjà à grandes gouttes et une flaque recouvrait le sol.
S'ils rencontraient des hommes de Gargoth ici, c'est qu'il ne devait pas être loin, pensa la sorcière. Mais pourquoi s'étaient-ils séparés ? Qu'y avait-il d'autre dans ces interminables couloirs étroits et obscurs ?
Dépassant les cadavres, Helja mena ses compagnons à un nouveau croisement en forme de croix. Trois choix s'offraient à eux.
— Attendez ! interpella Charlie. Est-ce que vous aussi vous avez cette impression étrange ? Comme si on était rentrés depuis plusieurs jours ?
Tous s'arrêtèrent de marcher et regardèrent la fillette.
— Oui, je vois ce que tu veux dire, répondit Luba.
— Mais c'est impossible pourtant, rétorqua-t-elle. Je sais très bien que ça ne fait que quelques heures que nous sommes là, parce que si cela fait réellement des jours, nous serions tous épuisés et sûrement morts de soif. Non, c'est impossible !
— Qu'est-ce que je t'avais expliqué ? intervint Helja. Tout est possible avec la magie. Mais je dois avouer que j'ai aussi ce sentiment.
— Pareil pour moi, ajouta Bastet qui examinait chacun des couloirs sombres. Ça ne me dit vraiment rien qui vaille.
C'était une sensation étrange qui grouillait dans le ventre de la sorcière. Deux idées opposées qui se faisaient bataille dans sa tête. Depuis combien de temps étaient-ils effectivement en train de marcher ? Son corps tout entier lui intimait plusieurs jours, mais sa logique restait persuadée que deux heures auparavant, ils étaient encore à l'extérieur de ce labyrinthe. Ce véritable chaos lui donna mal au crâne.
— Nous devons rapidement retrouver l'arme, je n'aime pas vraiment cette sensation.
Puis, sans les consulter, Helja décida d'avancer tout droit.
Elle s'aperçut bien vite qu'il y avait quelque chose d'étrange. L'atmosphère semblait vibrer jusqu'à se répercuter en échos contre les parois des galeries, faisant trembler murs, sols et plafonds.
Des bruits de pas précipités résonnèrent de plus en plus fort à mesure que tout autour d'eux, le tunnel continuait de palpiter plus intensément. Bientôt, la lumière de la flamme éclaira un petit groupe de gardes complètement effrayé qui courrait vers eux.
Ils les dépassèrent sans même les avoir remarqués. Leurs hurlements commençaient déjà à diminuer tandis que tout le temple avait l'air sur le point de s'écrouler. Et c'est alors qu'Helja aperçut ce que les hommes étaient en train de fuir. À peine illuminé par le feu, mais suffisamment pour constater qu'eux aussi devaient se mettre à décamper. Et sur-le-champ !
Une vague d'eau noire avançait rapidement vers eux, claquant avec force les parois du couloir, envoyant des gerbes en tous sens et provocant des ondes qui faisaient trembler atrocement le tunnel. La source ténébreuse et visqueuse se comportait comme un fauve qui attaque sa proie, fonçant avec une ferveur incroyable sur ses victimes.
Tous déguerpirent aussi vite qu'ils le pouvaient, essayant de ne pas tomber sous les secousses du sol. Lorsqu'ils arrivèrent à l'embranchement, ils empruntèrent la galerie de droite, mais le liquide obscur les poursuivait sans relâche, se rapprochant dangereusement.
Lorsque des gouttes touchèrent la peau d'Helja, elles laissèrent des marques opaques et brûlantes.
— DÉPÊCHEZ-VOUS ! hurla-t-elle de toutes ses forces.
Charlie et Bastet, en tête du groupe, accélérèrent et continuèrent de prendre des directions au hasard, mais la vague était infatigable. Inarrêtable. À chaque instant, elle menaçait de les engloutir.
Les effluves toxiques rejetées leur enflammaient les poumons. Les épaules nues de la sorcière apparaissaient entièrement sombres et fumantes, mais elle ne pouvait pas freiner sa course. La souffrance était le cadet de ses soucis.
C'est quand l'eau commença à éclabousser Charlie, qui se mit à crier de douleur, qu'Helja vrilla. Elle s'arrêta net, le tsunami à quelques centimètres d'elle, les mains tendues :
— Shcalk !
Un bouclier composé de volutes transparentes émergea entre elle et la mort, bloquant la vague qui s'écrasa violemment dessus, comme sur un mur. Mais cette dernière n'en avait pas terminé et continuait de forcer le passage, poussant aussi fort qu'elle le pouvait sur la magie de la sorcière.
— PARTEZ ! hurla-t-elle.
Tous stoppèrent leur course effrénée, la peau recouverte de taches sombres comme de l'encre. Les cloques d'un noir de jais grossissaient à vu d'œil.
— Et toi ? s'époumona Charlie pour couvrir le vacarme provoqué par le liquide qui s'éclatait sans cesse contre le bouclier vaporeux.
— Je vous rattraperai ! ALLEZ !
Ses pieds commençaient à glisser sur le sol humide qui vibrait toujours intensément, mais personne ne remua un petit doigt.
— PARTEZ ! répéta Helja, sa voix à moitié dominée par la force de l'eau.
Charlie eut un mouvement d'hésitation, mais elle reprit finalement sa fuite, accompagnée de Bastet, disparaissant tous les deux dans l'obscurité du tunnel.
— VA T-EN ! ordonna-t-elle à Luba qui n'avait pas bougé. Je vous rejoins !
— Non, je reste avec toi !
Elles se regardèrent droit dans les yeux pendant que la houle frappait sans interruption le bouclier. Aucune d'elles n'eut à parler, toutes les deux avaient compris.
Helja poussa un hurlement terrible et renvoya la vague noire de quelques mètres, le mur invisible explosant sans un bruit. Elles filèrent aussitôt, le liquide sombre revenant déjà à la charge.
Leur cavale effrénée semblait ne jamais pouvoir cesser et lorsqu'elles arrivèrent à un nouveau croisement, elles n'eurent pas le temps de se demander de quel côté Bastet et Charlie étaient partis. Luba tourna à droite, suivie de près par la sorcière, la masse opaque remplissant les trois chemins possibles.
Puis, aussi soudainement qu'il était apparu, le raz-de-marée diminua grandement jusqu'à disparaître totalement dans l'obscurité, loin de la flamme volante.
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