Chapitre 10 (partie 3/3) - Amour
Tous les trois restèrent silencieux jusqu'à ce que l'homme apporte les verres. Il les posa sur la table, ses bras traversant aisément la fine membrane de la bulle. Helja n'eut encore une fois qu'à montrer le sceau royal en guise de paiement.
Charlie prit le cocktail servi dans un fruit qu'elle n'avait encore jamais vu. Il ressemblait à une grosse orange, mais arborait une couleur rose et sa peau semblait aussi douce que de la soie. À l'intérieur, un liquide clair dégageait un exquis parfum de bonbon. Une brochette de friandises y était plantée, ainsi qu'une paille magique. Elle effectuait plusieurs spirales audacieuses et était même coupée en deux à un endroit, la partie supérieure tenant en lévitation.
La boisson de Bastet paraissait crémeuse et sans saveur, proposée dans un grand verre plat. Celle d'Helja était d'un noir de jais, en ébullition, et exhalait des vapeurs sombres et amères en forme d'animaux à intervalle irrégulier. Ce n'était pas une odeur désagréable, mais très enivrante. La sorcière attrapa son gobelet tête-de-mort et le leva :
— Bon et bien, au meurtre du roi !
Tous les trois trinquèrent puis burent une gorgée. Celui d'Helja lui brûla affreusement la trachée et dès lors, elle sentit le siège sous ses fesses tanguer.
— Vous ratez quelque chose, grimaça-t-elle, cet hydromel est vraiment... excellent.
Tous trois discutèrent tranquillement de choses plutôt banales tout en sirotant leur cocktail. Charlie leur parla de sa mère décédée quand elle n'avait que cinq cycles et Helja lui raconta comment était la vie d'une jeune sorcière avec Médée comme tutrice. Ils évoquèrent également le regard de Tiguil pour la jeune fille, ce qui eut pour effet de la rendre à nouveau toute rouge.
— Je suis sûr que tu ne l'as pas laissée indifférente, lâcha Bastet.
— Non arrêtez, ce n'est pas vrai, rétorqua-t-elle, les pommettes écarlates
— Il fallait voir comme Charlie l'observait aussi, ajouta Helja. En tout cas elle, elle l'a bien remarqué.
Elle se mit à rire de bon cœur avec le chat, provoquant chez Charlie un mélange d'amusement et de gêne qui la poussa à se cacher derrière son verre.
Au bout d'un moment, un plateau d'argent se posa délicatement au centre de la table, leur proposant de la viande séchée et des pommes de terre fries.
Autour d'eux, les gens s'amusaient en silence, les conversations et la musique réduit à un simple murmure par la bulle. Plusieurs bagarres débutaient et se terminaient aussitôt et nombre d'habitants de la ville entraient et sortaient de la taverne complètement saouls. De la magie explosait à tout moment et des objets volaient à travers la pièce, rebondissant contre les boucliers qui protégeaient les convives.
— Et comment ça se fait que... hic... tu puisses parler, demanda Charlie à Bastet, les effets de l'alcool commençant à agir sur la jeune fille. Les chats ne parlent pas. Mais après tout, je viens de voir un enfant devenir adulte en quelques secondes et une femme perdre sa bouche à cause d'un jeu de cartes alors... hic... pourquoi pas ?
— Et bien, je n'ai pas toujours été un félin, dévoila Bastet.
— Ah bon ? s'étonna Charlie qui bouscula du coude son verre et en renversa sur la table.
— Oui, j'étais un humain avant, mais Helja m'a transformé il y a plusieurs cycles maintenant.
— Non ! cria-t-elle, portant ses mains sur son crâne et ouvrant grand la bouche. Mais... pourquoi ?
— Tu préfères que je lui raconte ou tu le fais ? demanda le chat.
Mais la sorcière ne répondit pas. Elle buvait une légère gorgée de son troisième hydromel, fixant l'homme assis au comptoir devant elle. Il était entré depuis un petit moment déjà et ne l'avait pas quitté du regard une minute.
Il était extrêmement beau. Une mâchoire carrée recouverte d'une barbe de trois jours, des yeux d'un bleu océan, un nez bossu et des cheveux châtains mi-longs. Il était également élancé et plutôt bien bâti. Ses vêtements moulants dévoilaient un corps sculpté ce qui provoqua de folles envies chez la jeune sorcière ivre.
— Helja ? Helja ! répéta Bastet.
— Hein ? Quoi ? demanda-t-elle, complètement égarée.
— Laisse tomber, répondit-il avant de se tourner vers Charlie qui n'avait jamais eu l'air aussi passionnée. Donc, comme je te le disais, à l'époque, j'étais un humain. Mais Helja m'a transformé en chat pour me sauver. Un groupe de mercenaires me recherchait activement pour me tuer parce que je leur avais volé pas mal d'affaires. J'ai fait appel à Helja pour qu'elle m'aide et c'est la seule solution qu'elle ait trouvée. Certes ce n'est pas une situation idéale, mais je m'y suis fait et je dois dire que c'est quand même mieux que la mort. Et je t'ai pas raconté la fois où...
Helja n'écoutait déjà plus. Elle fixait l'inconnu qui continuait de l'observer. Il but une longue gorgée de sa bière grise, se leva et lui adressa un signe de tête équivoque avant de partir dans l'arrière de la taverne.
— Je reviens, balbutia Helja, je vais euh... peu importe, ce n'est pas vos affaires !
Lorsqu'elle franchit la bulle, le tumulte des conversations, de la musique et des verres qui s'entrechoquent retentit beaucoup plus fort.
La sorcière, malgré tout l'alcool qu'elle avait dans le sang, arriva à marcher droit et sans tomber. Elle fonça tout de même dans un plateau qui passait devant elle, mais continua sa course sans se retourner. Voyant l'homme entrer dans une pièce adjacente, elle lui emboîta le pas.
C'était complètement stupide, Helja le savait. Pourquoi suivre ainsi un inconnu ? Mais lorsqu'elle poussa la porte, tout remords s'évaporera.
Il attendait là, adossé au mur, les bras croisés sur son torse, la fixant d'un regard qui lui donna un coup de chaud. Elle s'en approcha, mais s'arrêta à bonne distance, ne quittant pas des yeux le visage qu'elle avait envie d'attraper. Qu'elle avait envie de posséder !
Sans prévenir, il se jeta sur elle. Effleurant ses lèvres du bout des doigts, il l'embrassa avec fougue avant de l'agripper et de la plaquer contre le miroir. Il descendit vers son cou, une main sur sa cuisse et l'autre à sa taille. Une sensation agréable se réveilla chez Helja, niché au creux de son estomac. Elle se mordit pour ne pas crier.
Il glissa sa langue jusqu'à son épaule puis recula. Quelque chose de glacial se posa alors sur la trachée de la sorcière. Elle ne comprit pas tout de suite ce qui était en train de lui arriver, mais en ouvrant les yeux, elle se prit une véritable douche froide.
Il lui enfonça un peu plus la lame dans la gorge, faisant couler une ligne de sang.
— Ne bouge surtout pas ! ordonna-t-il d'une voix suave et grave.
— Mais... commença la sorcière qui allait perdre l'équilibre.
— Je croyais que tu ne devais jamais revenir ici. Qu'on ne se reverrait plus !
— Je ne te connais pas, cracha Helja, reprenant doucement ses esprits, sa vision maintenant moins floue.
— Peut-être que ça va t'aider !
Comme lorsqu'Helja avait utilisé un sort pour se transformer en vieille dame, l'homme se mit à changer. Il rétrécit d'au moins trente centimètres, sa silhouette devint plus fine, ses cheveux s'allongèrent, arborèrent une teinte d'un blond presque blanc et formèrent une frange, cachant un grand front. Son visage était plus pâle, ses yeux plus petits, sombres et bridés, ses lèvres plus pulpeuses, son nez plus rond et ses sourcils plus noirs et épais. Le bel inconnu était à présent une jeune femme qui recula son couteau.
— Luba ? s'esclaffa Helja. Mais, pourquoi cette mise en scène ?
— Parce que tu m'as brisé le cœur ! Tu te souviens, quand tu as décidé de te faire interdire l'entrée dans la ville !
La sorcière regarda ses pieds, l'air perdue. Lorsqu'elle releva la tête, elle était de nouveau dans la ruelle le jour où la reine avait défilé sur son char tiré par les chevaux de fleurs. De l'autre côté, il y avait cette magnifique inconnue égarée dans la foule.
Helja s'avança pour l'aborder, lui demander son nom, mais une profonde tristesse l'envahit. Son estomac se noua et quand elle trébucha dans le passé, elle se redressa dans le présent, dans la petite pièce aux murs roses et aux nombreux miroirs de travers, face à son première amour. C'est la voix cassée et les yeux humides, encore sous l'effet de l'alcool, qu'elle parvint à lui dire :
— Ce n'est pas ce que je voulais. Je n'ai pas pensé à...
— Tu n'as pas pensé à nous, compléta Luba qui jouait avec l'arme de sa main droite. Tu n'as pas pensé à nous quand tu as torturé et tué cette sorcière pour venger Médée. Tu n'as pas pensé à nous quand ensuite tu es devenue totalement folle et que tu as mis la ville à feu et à sang. Des innocents ont perdu la vie par ta faute. Non, tu n'as pas pensé à nous, tu n'as pensé qu'à toi, comme toujours.
Luba avait parlé de plus en plus fort, jusqu'à crier, couvrant le bruit de musique.
Aucune des deux ne parla, installant un silence pesant et gênant. Helja ne regardait pas la métamorphe qui elle, fixait avec haine la sorcière. Enfin, cette dernière dit doucement, dans un murmure à peine audible :
— Je suis désolée.
— Pardon ? Je crois que je n'ai pas entendu.
— Je suis désolée, s'emporta soudainement Helja. Mais lorsque Médée a disparu, je me suis retrouvée seule, livrée à moi-même et j'ai dû assumer tous les contrats qui me sont tombés dessus, ne sachant pas ce qui était arrivé à la femme qui m'avait élevée. Quand je suis venue ici chercher des informations et que j'ai vu cette vielle folle qui se vantait de l'avoir tuée, je... je me suis légèrement énervée. Mais comprends-moi... Médée était tout pour moi...
— Parce que moi je ne comptais pas peut-être ? Tu connaissais les conséquences. Tu savais très bien que je ne pouvais pas sortir de la cité sans finir en prison. Mais...
Elle haussa les épaules puis reprit :
— Il n'y a que Médée qui compte à tes yeux ! Tu as décidé de me quitter alors que tu étais tout pour moi. Je t'aimais.
— Ce n'est pas ça, répondit aussitôt Helja qui s'approcha d'elle et lui attrapa le visage entre ses mains. Tu comptes énormément pour moi et je n'ai pas cessé de penser à toi depuis. J'étais consciente qu'en étant exclue de la ville souterraine je mettais fin à notre relation et crois moi, j'en étais malade. Mais j'ai...
La sorcière ne termina pas sa phrase et posa ses lèvres sur Luba. Les deux femmes s'embrassèrent, le temps ralentissant autour d'elles, puis la métamorphe s'emporta :
— Tu ne m'as même pas donné l'occasion de te faire mes adieux. Tu es égoïste et tu le seras toujours. Quand tu auras quitté la cité, n'y remets plus jamais les pieds !
Puis elle sortit de la pièce, laissant Helja seule.
***
Charlie et Bastet regardaient autour d'eux en silence, leurs verres et le plateau désormais vides. Une gerbe de flammes se cogna sur la bulle sans faire de bruit et embrasa une femme qui sortit en courant de la taverne.
— Ce n'est vraiment pas terrible comme endroit, lâcha Charlie à moitié allongée sur la table
— Oui, mais tu connais les goûts particuliers d'Helja. Pour elle, un lieu sympa pour faire la fête le soir c'est là où des gens se font attaquer pour aucune raison. D'ailleurs, où est-elle ? Ça fait un moment qu'elle est partie.
— Je... hic... sais pas.
Charlie attendit un peu, des étincelles jaunes explosant au-dessus de leur tête. Elle observa un groupe trinquer puis avaler d'un coup leur verre. Tous se mirent à rire avant que des carottes ne leur sortent des oreilles.
— Vraiment étrange, murmura-t-elle.
— Tu disais ?
— Rien.
Elle marqua une pause puis demanda :
— Et pour revenir à cette histoire d'humain transformé en chat. Tu ressemblais à quoi... hic... avant ?
— Et bien, tu as déjà entendu parler de la troupe de musique Les Brigands Romantiques ?
— Non, c'est qui ?
Bastet leva les yeux au ciel.
— Les enfants de nos jours, ils ne connaissent rien à la vraie chanson. Sinon, pour répondre à ta question, j'avais des airs de Yde, le chanteur, mais en beaucoup plus beau. J'avais des...
— J'ai encore soif, coupa Charlie.
Elle se redressa et attrapa son verre, mais il n'en restait plus une goutte. Elle saisit alors celui de la sorcière dans lequel l'hydromel noire fumait toujours autant.
— Tu crois que c'est aussi bon qu'elle le prétend ?
— Bien, on se passera de mon histoire.
— Je pense que oui, rétorqua la gamine sans avoir écouté un mot du grand chat.
— Si j'étais toi, je ne goûterais pas à ça, l'avertit Bastet.
— Tu crois que je n'en suis pas capable ? défia-t-elle.
— Je ne doute pas de tes capacités, je dis juste que c'est une mauvaise idée.
— Ah ça va, si je ne peux pas faire des mauvaises choses maintenant j'en ferai jamais alors...
Charlie but une longue gorgée puis balança le verre à travers la taverne. Ses pupilles se dilatèrent aussitôt et elle bascula la tête contre la table. Bastet sauta pour aller la renifler, mais quand il l'entendit ronfler bruyamment, il sut que tout allait bien.
Il se léchait la patte quand Helja revint. Elle franchit la membrane bleutée et se posa sur la banquette, fixant la fillette d'un drôle d'air. Le grand chat lui expliqua :
— La petite a voulu goûter ton cocktail. Elle est tombée tout de suite dans le coma. D'ailleurs tu étais où ?
Mais Helja ne répondit pas. Elle contemplait le plancher, essayant de faire le tri dans ses pensées.
— Bien, super la soirée, marmonna le chat.
Une voix résonna en échos dans la bulle, annonçant un spectacle exclusif dans la taverne. Bastet souffla la bougie et tenta de réveiller Charlie, en vain. Helja observait, avec un mélange de tristesse et de déception, Luba montant sur une scène fraîchement aménagée.
Elle ne portait plus les vêtements trop amples de l'homme dont elle avait pris l'apparence, mais une longue et belle robe d'une couleur rouge étincelante. Une fente dévoilait ses jambes musclées et un grand décolleté laissait entrevoir son dos parfait sur lequel un immense dessin de dragon ondulait paisiblement.
Lorsqu'une musique plus douce démarra, les bagarres cessèrent aussitôt. Luba se mit alors à danser d'une manière sensuelle, sous une épatante lumière rose. Effectuant des mouvements agiles et aériens, elle semblait flotter dans les airs tandis qu'une pluie d'étoiles lui tombait dessus.
Dés qu'elle s'approchait de quelqu'un, elle changeait de visage, devenant le fantasme de tout à chacun. Des centaines de figures complètement différentes se succédèrent, mais pour Helja, il n'y en avait qu'une qui comptait.
Elle la fixait, ne pouvant détacher ses yeux de la magnifique femme. Elle avait été son premier et unique amour, et la sorcière regrettait profondément comment tout s'était terminé. Si elle pouvait modifier tout ce qui était arrivé, elle s'y donnerait corps et âme. Mais elle ne pouvait remonter le temps et devait revivre inlassablement leur séparation. Elle se contenta alors de commander un autre verre tout en la regardant danser.
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