Chapitre 10 (partie 2/3) - Amour


Pour finir leurs emplettes, ils allèrent faire un tour dans une partie de la ville beaucoup moins fréquentée. Ici, tout était calme et les passants marchaient avec une incroyable lenteur. Ils paraissaient d'ailleurs beaucoup plus effrayants et Charlie se contenta de fixer ses pieds. Un homme entièrement nu, au corps complètement charbonneux, au crâne chauve et aux doigts aussi longs que ses bras, reluquait la jeune fille devant lui, ses yeux laiteux la jaugeant comme une bête regarde sa proie.

N'osant pas poser de questions, Charlie suivit silencieusement Helja qui avançait rapidement vers une boutique toute rouge. Deux fenêtres de chaque côté de l'entrée laissaient entrevoir l'intérieur et trois conduits de cheminée sortaient du toit pointu.

Lorsqu'ils poussèrent la porte de chez Magie Lugubre et Enchantement Vaudou, un supplice déchirant s'éleva dans une agonie terrifiante, faisant frissonner Charlie et Bastet jusqu'à la moelle.

— Ne vous inquiétez pas, les rassura Helja, c'est simplement l'alarme pour prévenir de notre arrivée.

Effectivement, quelques instants plus tard, un adolescent se présenta à eux. À l'opposé des résidents du quartier ténébreux et sinistre de la ville, le visage arrondi du jeune garçon affichait une expression juvénile et joyeuse, avec des sourcils arqués et des taches de rousseur qui constellaient son nez. Sa chevelure, couleur rouille, était soigneusement peignée, et vêtu d'un costume, il avait davantage l'apparence d'un être humain que d'un être magique. Toutefois, lorsqu'il s'approcha de ses clients, la main tendue, la fillette remarqua immédiatement sa particularité. Le vendeur arborait deux iris : l'un gris et l'autre, plus petit, d'un bleu captivant.

Son regard espiègle se posa sur Charlie, provoquant un léger rougissement chez la jeune fille. D'une voix chantante, il déclara :

— Bonjour, bienvenue dans ma boutique, que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, je voudrais... commença Helja.

NOTRE BOUTIQUE ! cria brusquement le jeune homme, mais cette fois, avec un timbre beaucoup plus bourru. Désolé, reprit-il ensuite de sa première voix. Oui, notre boutique.

Charlie et Bastet se regardèrent, interloqués, mais Helja, imperturbable, semblait ne pas accorder la moindre importance à l'étrange incident.

— Bien, poursuivit-elle. Je suis là pour voir ce que vous proposiez d'intéressant en ce moment. D'habitude j'ai affaire à Janus, mais cela fait quelques cycles que je n'ai pas mis un pied dans la ville souterraine. Il ne travaille plus ici ?

— Janus est mon père, je suis Tiguil. J'ai récupéré la boutique depuis que... HELJA ! C'EST BIEN ELLE ? cria-t-il soudainement avec de nouveau cette voix bourrue, les faisant sursauter tous les trois. JE VEUX LA VOIR ! D'accord papa, ajouta-t-il avant de baisser la tête.

Le visage enfantin et glabre de Tiguil commença à fondre, comme de la cire chaude, laissant apparaître derrière un autre visage, beaucoup plus pâle, plus ridé et plus marqué. Le vieil homme bedonnant qui se matérialisa avait les sourcils noirs et broussailleux, un crâne dégarni sur lequel quelques cheveux se battaient en duel, un bouc et deux yeux en amande dotés de deux iris également. L'un bleu et le deuxième, moins important, gris.

— Helja ! se réjouit-il les bras tendus vers la sorcière. Cela fait plaisir de te revoir. Je pensais que tu étais persona non grata dans la ville depuis notre dernière rencontre.

— Oui, et bien, disons que les choses ont changé depuis.

— Mais où est Tiguil ? demanda alors Charlie qui regardait avec effroi l'énorme flaque de cire fondue, là où le jeune homme se trouvait il y a quelques secondes.

— Désolé, intervint Helja en se tournant vers Janus. Elle est encore novice en matière de magie.

— Ho, ne sois pas désolée, lui répondit Janus de la même voix bourrue qui était sortie de son fils. Il est rare d'être confronté un sortilège de partage de corps et encore moins un aussi bien fait. Je suis ici, rassura-t-il soudainement sur un timbre beaucoup plus clair, ne t'inquiète pas, tout va bien. Qu'est-ce que je t'ai dit ? Ne me dérange pas quand je suis en pleine conversation ! s'emporta Janus.

C'était étrange de voir quelqu'un se disputer avec lui-même, d'autant plus lorsqu'il parlait de deux voix diamétralement différentes, mais plus rien n'étonnait Helja depuis bien longtemps.

— Que t'est-il arrivé ? demanda-t-elle pour relancer la discussion. La dernière fois que je suis venue, tu avais encore ta propre existence.

— Foutue hydrolase, beugla l'homme. Je me suis fait attaquer par une hydre lors de la période du soleil et tu connais ce genre de bête, ça ne pardonne pas. Un poison sans remède, qui agit à la vitesse de l'éclair. Heureusement, c'était un bébé et mon fils a réussi un sortilège de partage de corps dans les temps. Depuis, nous vivons ainsi. Un enchantement brillamment réussit, ajouta Tiguil. JE T'AI DÉJÀ DIT... je sais, ne pas t'interrompre en pleine conversation. Bien, j'ai cru entendre que tu étais à la recherche de nouveautés en matière de magie noire. J'ai sûrement ce qu'il te faut. Je ne peux rien te refuser à toi, suis-moi !

L'homme les emmena tous les trois dans l'arrière-boutique, zigzagant entre les hautes étagères remplies de multiples engins très étranges. Il y avait des tas de bocaux au contenu douteux, des pantins de chiffons aux yeux de boutons et aux aiguilles plantées dans la tête, des grimoires sombres au titre terrifiant ainsi que plusieurs miroirs de diverses formes dont certains étaient cassés. Une chaîne en fer rouge fumait légèrement et un pied humain sautait sur place. Un sceau débordait d'un incroyable assortiment d'objets tous estampillés au nom de Jonx le dernier des Faiseurs et caché dans l'ombre, encore tout un bazar d'autres choses liées à la magie noire attendait d'être acheté.

Helja, Charlie, et Bastet passèrent un rideau de perle, qui était en réalité de minuscules morceaux d'os, puis descendirent des escaliers qui tournaient vers une obscurité presque palpable.

Des torches s'enflammèrent sur les quatre murs lorsque Janus claqua des doigts. La petite cave dévoila un unique meuble en son centre, où quatre objets étaient soigneusement disposés derrière une vitrine épaisse. Le vieil homme contourna le mobilier et, d'un geste théâtral, montra tout ce qu'il avait à vendre.

Le premier, un gros livre en cuir, aux nombreuses pages jaunies, ne possédait pas de titre. Le second, une haute poupée en bois d'une forme presque humaine, entièrement rouge et lisse, avait un visage féminin peint sur la partie supérieure. Un cercle foncé au centre indiquait qu'on pouvait l'ouvrir, comme une boîte. Le troisième, une simple bougie sombre, avait déjà fait couler pas mal de cire. Ces trois bibelots à l'apparence pourtant tout à fait anodine dénotaient avec le dernier : un cœur sanguinolent, de la taille d'un tonneau, battant à un rythme régulier.

— Ces merveilles sont nos ultimes trouvailles, déclara le marchand avec enthousiasme. Comme tu le sais, nous parcourons le monde à la recherche de nouveautés en matière de magie et ceci, ma chère Helja, est sûrement le top que nous puissions te proposer aujourd'hui. Des objets de classe C que nous avons passés sous le nez de ces idiots de miliciens. Ce grimoire, s'extasia l'homme en pointant le livre, c'est un pur condensé des maléfices les plus affreux qui existent dans cet univers. Il a voyagé dans les mains de nombreuses sorcières du pays et même d'ailleurs au cours des siècles. Nombre d'entre elles étaient complètement folles. Elles ont inventé plusieurs sortilèges abominables qu'elles ont inscrits ici. Nous avons réussi à le dénicher chez une vieille gâteuse de la ville souterraine qui n'avait aucune idée de sa valeur et a en croire certaines pages, ce bouquin aurait même voyagé au-delà de notre propre monde.

« Cette poupée que tu vois là, poursuivit Janus le doigt collé sur la vitre juste au-dessus du deuxième objet, est la prison suprême, surpassant de loin Kruotté. À l'intérieur, tu y retrouves la même poupée, plus petite et à l'intérieur de celle-ci une autre, et encore une... enfin bref, tu as compris le truc. On peut alors y enfermer un être très puissant et refermer la poupée avant de la ranger dans la plus grande, ou encore une fois, on peut y séquestrer quelqu'un d'autre. Toutes ses geôles multiples sont impénétrables et personne ne peut en sortir, car chaque poupée exerce un pouvoir sur ses congénères. Deux ou trois personnes y sont déjà retenues et à ce qu'on m'a dit, quand on y est détenu, il n'y a pas de mots pour décrire la souffrance que l'on ressent. Je l'ai dénichée dans le désert de sable de Kentex il y a plusieurs cycles. Elle ne portait pas de nom donc j'ai décidé de la rebaptiser « Matriochka ».

« Maintenant cette bougie à l'apparence inoffensive est en réalité une bougie créée par Jonx le dernier des Faiseurs lui-même, expliqua Janus. Elle absorbe la lumière et seul l'individu qui tient l'objet peut y voir dans cette obscurité totale. Pratique non ? Je l'ai gagnée aux cartes contre Jonx lui-même. C'était il y a quelques cycles lors d'un voyage dans le Grand Nord, à Skregel, c'est ici qu'il habite à présent, mais chut, c'est un secret qu'il souhaite bien garder. Bref, là n'est pas le sujet.

« Et pour finir, ce cœur de dragon. Tu sais combien ces créatures sont rares de nos jours. J'en ai trouvé une malade et mourante dans les montagnes du sud. J'ai juste eu à me servir, mais ce n'était pas facile ! Leur peau est résistante à la plupart de nos lames.

« Voilà donc les meilleurs articles que je peux te proposer aujourd'hui. Leur valeur me paraît inestimable pour chacun d'entre eux, mais je pourrai te faire un prix d'ami ! conclut Janus un peu essoufflé après ces explications, mais un sourire malicieux sur les lèvres.

Helja regarda chacun des objets ici présents. Tous éveillaient sa curiosité et suscitaient un désir irrépressible. Le cœur de dragon possédait des propriétés incroyables et était fort utile pour réaliser de puissantes potions ou rituels. La bougie pouvait également avoir son importance pour sa mission et la prison poupée semblait une alternative bien pire que la mort pour le roi. La souffrance perpétuelle, c'était tout ce qu'il méritait. Et ce grimoire remplit de nouveaux sortilèges, la sorcière avait hâte de tous les découvrir. Aussi, sachant très bien qu'avec le sceau de la reine elle ne paierait rien, elle répondit :

— Je vais prendre le tout.

— Très bien, très bien, j'étais sûr de pouvoir compter sur toi, s'extasia Janus, des pièces d'or brillant dans les yeux. Laisse-moi juste réfléchir au prix que je vais te faire pour l'ensemble de ces objets.

— Oui, alors à ce propos, lança Helja qui mit la main dans son sac pour attraper le parchemin avant de le montrer au vieil homme.

Jamais encore elle n'avait vu une telle fureur s'emparer de lui, elle qui avait déjà assisté à ses nombreux coups de sang qui lui avait valu plusieurs allers-retours à Kruotté. Il protestait et criait des injures, frappait contre les murs à s'en écorcher les poings. Quand enfin il fut plus calme, il fit face à sa cliente et lui tint tête.

— Bien, je te laisse une seule chose dans ce cas là, pas plus. J'ai besoin de l'or qu'ils me rapporteraient si je les vendais à des vrais acheteurs.

La sorcière allait rétorquer qu'elle pouvait repartir avec l'ensemble si elle le voulait, mais elle s'abstint. Janus était un ami de longue date, elle ne souhaitait pas prendre le risque de faire couler son commerce, d'autant plus que tout ça n'était que futilité. Elle pourrait aisément tuer le roi juste armé de ses poings.

Après mûre réflexion elle décida de récupérer l'épais grimoire. L'homme le sortit de sous la vitrine avec énormément de précautions, sous le regard intrigué de Charlie et Bastet, et le tendit à la sorcière.

— Bon choix ! De toute façon, je l'ai simplement échangé contre quelques biscuits au sang de nourrissons alors, ce n'est pas une grosse perte.

Le livre rangé dans le sac, ils remontèrent dans la boutique et alors qu'ils allaient partir, Janus déclara :

— Je ne sais pas si tu es encore ma cliente préférée Helja !

— Mais si, je serai toujours ta cliente préférée, rétorqua-t-elle. Allez, à la prochaine !

Le visage du vieil homme se liquéfia comme une bougie, et une deuxième flaque se forma sur le sol. Derrière, Tiguil devint visible, avec son visage arrondi d'adolescent, ses taches de rousseur et son sourire timide.

— Au revoir, dit-il, plus pour Charlie que pour les deux autres.

— Oui, à une prochaine fois, répondit-elle, soudainement rouge.

Lorsqu'ils retrouvèrent les rues de la ville souterraine, Helja huma profondément le parfum de poussière de son nouvel achat, qu'elle avait hâte de lire. Se tournant vers ses compagnons, elle déclara :

— Bon, il nous reste encore plusieurs heures avant de retrouver la reine devant le château. Comme ce soir est sûrement notre dernière nuit de répit avant notre escapade meurtrière, nous allons faire la fête. Et faire la fête façon Helja !

— Charlie n'a que treize cycles, objecta Bastet, les yeux levés au ciel. Et puis je suis exténué, j'ai besoin de dormir.

— Alors là non, je ne veux pas de fainéant avec moi ! sermonna-t-elle en regardant le grand chat qui s'étirait. J'avais son âge la première fois que Médée m'a emmenée dans une taverne, donc Charlie a le droit de s'amuser tout autant que nous. Et de toute façon, je ne vous laisse pas vraiment le choix. Suivez-moi, je connais un coin sympa.

Helja partit d'un bon pas, les deux autres sur ses talons. En avançant, Charlie remarqua que la chose entièrement noire qui la dévisageait tout à l'heure avait disparu. Un long frisson lui parcourut le dos avant qu'elle n'accélère pour marcher aux côtés de la sorcière visiblement réjouie d'aller se divertir.

Ils arrivèrent devant un immense établissement lumineux et coloré nommé Alcool, Frivole et Cabriole. Ils dépassèrent un homme occupé à peindre la façade d'une maison, se frayèrent un chemin à travers une foule importante pour atteindre enfin la porte. Avant de pénétrer les lieux, Charlie se tourna vers l'artiste et découvrit plusieurs personnes entrer et sortir de son œuvre qu'il n'avait pas encore achevé.

— Attention Charlie ! prévint Bastet.

La fillette esquiva de justesse un bras qui passa à quelques centimètres de son crâne. Le poing se logea dans le bois, projetant débris et poussière. Les deux inconnus quittèrent la taverne et continuèrent de se battre, rapidement rejoint par un homme à quatre mains.

— Ça c'est une ambiance que j'aime, déclara Helja les yeux pétillant.

Des flammes fluorescentes qui changeaient de couleur et flottaient dans les airs éclairaient l'endroit d'une façon très étrange. D'un côté, on trouvait une rangée avec plusieurs tables et chaises, certaines enfermées dans des bulles bleutées, et de l'autre, un coin où des personnes dansaient, leur corps se soulevant parfois comme si la gravité avait soudainement disparu. Un groupe de musique jouait une mélodie métallique sur de curieux instruments constitués de cordes, de fer et d'eau. Des plateaux d'argent, chargés de mets délicats, voltigeaient entre les clients sans jamais faire tomber la moindre nourriture.

Un long bar en plein milieu de la pièce proposait de nombreuses boissons étonnantes, colorées et festives. Helja s'y approcha, poussa une enchanteresse recouverte de verrues d'un coup de coude et claqua des doigts pour appeler quelqu'un. Un homme qui n'avait qu'un seul œil au milieu du front la regarda et demanda :

— Quelle saveur enivrera votre palais ce soir ?

— Servez-nous trois verres de votre alcool le plus fort mon brave !

— Je prendrai plutôt quelque chose à base de lait pour ma part, rectifia Bastet qui venait d'accomplir un bon impressionnant pour monter sur un tabouret.

— Bien, deux verres de votre alcool le plus fort et un cocktail avec du lait, confirma Helja au serveur.

— Euh, je n'ai jamais consommé d'alcool moi, interrompit Charlie, j'aimerais mieux une boisson fruitée si vous avez, s'il vous plaît.

Helja leva les yeux au ciel et conclut :

— Bien, vous avez compris. Apportez-nous tout ça et aussi de quoi manger. Et rapidement !

La sorcière observa avec fascination son voisin avaler d'un coup une petite liqueur où flottait un orteil, puis elle s'installa juste à côté d'un groupe de femmes aux cheveux de serpents. Lorsqu'ils furent tous assis, elle attrapa la bougie d'un bleu électrique et la posa au centre de la table en bois.

Nig !

La chandelle s'enflamma et presque immédiatement après, une bulle de savon azur commença à gonfler, jusqu'à complètement les englober. Des veines lumineuses se déployèrent, parcourant toute la surface qui se mit à battre au rythme d'une respiration.

— C'est pour éviter que les gens puissent entendre nos conversations, expliqua Helja sous le regard admiratif de Charlie. Les tavernes sont toujours remplies de personnes mal intentionnées, ajouta-t-elle en se tournant vers les sorcières aux cheveux de reptiles qui venaient également d'allumer leur cierge.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top