Chapitre 10 (partie 1/3) - Amour


66e jour de la période du croissant de lune — 1338

Lyubak [liubak] = Amour

Lorsque les portes massives du château claquèrent derrière eux, Helja resta immobile, les yeux fixés sur ses pieds. Le silence emmitouflait ses pensées alors qu'elle tentait d'assimiler les événements qui venaient de se produire. Finalement, elle releva lentement la tête, révélant devant elle l'avenue principale de la ville souterraine. Les murmures d'innombrables conversations lui parvinrent enfin, créant un bourdonnement infini qui se répercutait dans cet espace gigantesque.

Contrairement aux villes du dessus, ici, tout paraissait constitué de magie et d'étrangetés. Devant eux, un véritable horizon de verticalité s'étendait à perte de vue. De parts et d'autres de la rue, des bâtiments de toutes les tailles et de toutes les couleurs montaient parfois jusqu'au ciel artificiel qui représentait pour l'heure une nuit constellée. Au sol, une foule immense de personnes vagabondait dans un vacarme assourdissant de discussions dans la langue officielle de Gallia ou dans celle utilisée pour les enchantements. Cette langue particulière, aux sonorités gutturales, semblable à un râle.

C'était un réel spectacle pour les yeux innocents de Charlie. Il y avait tellement de choses à regarder qu'elle en perdit presque l'équilibre. Des gerbes lumineuses et colorées explosaient un peu partout, se déployant comme des feux d'artifice. Des êtres de plus de trois mètres côtoyaient les petits hommes avec eux dans la file d'attente quelques heures plus tôt. Les sorcières jetaient allègrement des sortilèges à tout va et dans les airs, des femmes aux ailes identiques à la reine volaient paisiblement, se posant sur les toits des maisons. Certains bâtiments se déplaçaient par eux même pour trouver un nouvel emplacement ou bien produisaient des bruits d'animaux pour effrayer les personnes qui passaient leur porte. De nombreuses guirlandes zigzaguaient entre les habitations et illuminaient la rue de différentes nuances de vert, de bleu et de violet. Des bulles de savon rose planaient et lorsqu'elles éclataient, diverses odeurs se répandaient dans l'atmosphère. Le plus souvent, un doux parfum de fleur, mais il arrivait aussi qu'elles dégagent d'affreux effluves, semblables à celles qu'on retrouvait dans une écurie.

La ville souterraine apparaissait comme un fouillis de milliers de couleurs, de sons et de senteurs. Un mélange parfait de bizarreries et d'irréel, de rêveries et de cauchemars.

— C'est..., commença Charlie qui ne parvenait pas à trouver de mot pour décrire ce qu'elle avait sous les yeux.

— Je sais. C'est toujours impressionnant la première fois, mais tu t'y feras. Suivez-moi, nous devons acheter quelques affaires, pressa Helja

Elle descendit les marches luisantes du château et s'engouffra dans la foule. À son passage, plusieurs visages se tournèrent vers elle, mais la sorcière n'y prêta pas attention.

Derrière, Charlie progressait doucement, captivée par les multiples distractions qui se présentaient à elle. La bouche grande ouverte, elle assista à un combat de magie des plus animé. Deux femmes se disputaient un miroir en piteux état, mais qui les désignait toutes les deux comme la plus grande beauté de ce monde.

Un homme imposant, torse nu et à l'abdomen proéminent, sa peau couverte de croûtes, heurta Charlie qui s'était arrêtée d'avancer sans même s'en rendre compte .

— Pardon ! lui dit alors une petite voix à ses genoux.

En baissant la tête, elle surprit une minuscule maison, pourvue de pieds et de bras passer en courant entre ses jambes, un sac à la main. Elle releva les yeux et aperçut au loin une fillette en train de jouer avec un autre enfant. Quand ce dernier poussa son amie, elles furent trois à se remettre debout et à le poursuivre en criant. Un immense oiseau aux plumes noires et tranchantes déchaîna une bourrasque incroyable en passant au-dessus de la foule et provoqua la chute de plusieurs personnes, dont un homme aussi mince qu'une feuille de parchemin qui s'envola dans la nuit.

— CHARLIE ! l'appela Helja, profondément agacée. On ne va pas rester dans la rue toute la soirée.

— Mais c'est... c'est... répéta-t-elle sans toutefois trouver un mot assez fort pour décrire tout ce qu'elle voyait.

Quand la sorcière arriva enfin à détacher l'attention de Charlie d'un spectacle de Kojak, un petit animal semblable à un chien au pelage de flammes et aux iris ardents qui sautaient entre des cercles d'eau, elle put pénétrer dans sa boutique préférée : Armes Ensorcelées pour Tueurs Aguerris.

De l'extérieur, le commerce ne semblait pas accueillant, un squelette pourvu de cinq bras était pendu juste à côté de la porte. Mais l'intérieur était encore pire.

À peine entrée, une odeur de renfermé piqua les yeux de Charlie qui se pinça aussitôt le nez. L'endroit ne paraissait pas très grand et même plutôt bas de plafond. Il comportait seulement quelques étagères sur lesquelles d'étranges armes reposaient. Une unique lanterne suspendue au-dessus d'un comptoir suffisait pour éclairer tout le lieu.

— Ah enfin chez moi ! s'écria Helja, avançant vers les poignards protégés par une vitrine, face à elle.

— Vous avez besoin d'un coup de main peu... oh pardon, je ne savais pas que c'était vous madame Helja, s'excusa alors une voix grave et hachurée.

Charlie n'avait pas remarqué la toute petite femme qui depuis le début, était assise sur un meuble. Sa peau terne et sale se fondait parfaitement dans le décor moisi et poussiéreux. Tandis que la sorcière et la vendeuse, dont Charlie soupçonnait être la source de cette odeur acre, discutaient, la jeune fille alla observer les équipements proposés. Bastet, quant à lui, contemplait avec envie une araignée perchée sur sa toile.

— Et vous me dites que la lame de ce poignard est empoisonnée ? questionna Helja en examinant le couteau d'un vert criard.

— Oui et c'est un poison rapide madame, expliqua la marchande en bavant abondamment sur le sol. Il suffit de transpercer votre adversaire avec, et il est mort dans la minute qui suit.

L'étrange femme aux regards vitreux, qui ne possédait ni lèvres, ni dents et pas plus de cheveux, dévisageait la sorcière avec un air avide.

— Mouais, peut être trop basique pour moi, soupira Helja en reposant l'arme. Et celle-ci ? demanda-t-elle en saisissant un poignard dont la lame courbe l'intriguait beaucoup.

— HO ! jubila la commerçante qui salivait encore plus. Celle-ci est très particulière, madame Helja. Elle est ensorcelée de manière à toujours réapparaître dans son étui et ainsi, vous ne pourrez jamais plus la perdre.

— Intéressant, commenta Helja en jetant le couteau dans son autre main pour en juger le poids et le maniement. Mais je suis sûre que vous détenez des armes bien plus attrayantes pour moi.

— Non madame, tout est là, expliqua la vendeuse, qui se léchait la peau à l'endroit où aurait dû être ses lèvres.

— Allons Ly, insista Helja en reposant le poignard. Ne suis-je pas l'une de vos plus fidèles clientes ? C'est vrai que je ne suis pas venue ici depuis un certain temps, mais de vous à moi, qui met un pied dans votre taudis ?

— Beaucoup de monde madame, beaucoup de monde, affirma fièrement la dénommée Ly de sa voix si atypique.

Une flèche se planta dans un fanion, à quelques centimètres des deux femmes. Il commença à rétrécir jusqu'à disparaître totalement en l'espace de quelques secondes. La sorcière se tourna vers Charlie qui jeta une sorte d'arbalète en bois surplombée d'orbes jaunes.

— Désolée, je n'ai pas fait exprès, s'excusa-t-elle.

— Ne touche à rien Charlie !

Sous le regard désapprobateur d'Helja, la petite fille alla rejoindre Bastet qui rigolait de la situation.

Fixant à nouveau la commerçante, la sorcière continua les négociations :

— Très bien, alors si vous n'avez rien de plus captivant, je pense que je vais aller faire mes emplettes chez Poignard Enchanté de Luxe du célèbre Archie, peut être que j'y trouverai quelque chose de plus intéressant. Venez vous deux !

Mais alors qu'elle esquissait un mouvement pour partir, la vendeuse l'interpella.

— J'ai bien autre chose, madame, mais... c'est une arme que la milice souterraine m'interdit de céder. Elle fait partie des objets de classe C.

— Ça tombe bien, je travaille pour eux, dévoila Helja en montrant le parchemin sombre. Et j'adore posséder des objets censurées.

— Bien, alors, attendez-moi, ordonna la femme.

Elle quitta la pièce en laissant une traînée de salive derrière elle, comme une énorme limace.

— C'est quoi des objets de classe C ? interrogea Charlie qui se posa à la droite de la sorcière, le grand chat noir à ses côtés.

— C'est des objets magiques prohibés, apprit Helja. Ils sont parfois sans réel danger mais comme ils n'ont jamais été examinés et approuvés par le comité des Testeurs Sans Vergogne, contrôlés par la famille des miséreux, leur vente et utilisation sont interdites. En général, les miliciens de la reine les récupèrent à l'entrée de la ville et les détruisent, mais il arrive que certains passent la sécurité ou bien soient directement créés ici. Les fournisseurs risquent de finir à Kruotté s'ils se font attraper, mais ils y gagnent toujours gros. Ces objets valent des milliers de pièces d'or.

— Kruotté ? s'étonna Charlie

— Oui, la prison de la ville souterraine. Je t'expliquerai !

Ly revint les bras chargés. Elle posa une malle sur le comptoir, juste à côté de la lanterne. Du cuir sombre et granuleux, probablement de la peau de dragon pensa Helja. Rarissime et inestimable, l'arme à l'intérieur devait donc être d'autant plus importante.

La femme l'ouvrit et alors, la sorcière découvrit le poignard le plus beau et le plus étrange qui lui ait été donné de voir. Allongé sur du velours rouge, le manche de l'arme semblait fait de dizaine de crânes réduits et recouverts de peinture noire, une pierre précieuse carmin incrustée au centre. La lame tranchante se divisait en deux pour laisser entre elles un genre de tube transparent dans lequel trois gouttes bordeaux flottaient doucement, montant et descendant à leur guise.

Helja voulut s'en emparer, mais la commerçante l'arrêta d'une tape sur le dos de la main.

— Attendez ! cria-t-elle. Ceci est sûrement le poignard le plus puissant jamais fabriqué, raconta la femme qui, étrangement, ne bavait plus. Elle contient un pouvoir immense et très destructeur. L'arme se nourrit de ses victimes et lorsqu'elle sera rassasiée, elle libérera une déflagration capable de réduire en cendre une ville de la taille d'Isla.

— Vendu ! répondit aussitôt Helja qui ne pouvait être plus heureuse à l'idée de posséder un équipement si meurtrier.

— Je dois vous mettre en garde, ajouta la marchande. Cet objet semble doté d'une conscience et elle seule choisit son propriétaire, et non l'inverse. Les trois gouttes de sang que vous voyez flotter à l'intérieur représentent les trois personnes qui ont voulu l'acquérir avant vous. Le poignard s'est retourné contre eux et boum !

Pour accompagner ses propos, la femme imita une explosion avec ses mains.

Helja baissa le regard vers l'énorme couteau, encore plus intriguée. Comment une arme pouvait-elle avoir une éthique et distinguer qui était digne de l'exploiter de ceux qui ne l'étaient pas ? Mais tout cela était-il vrai ? Autour d'elle, Charlie et Bastet la fixaient d'un air inquiet. La sorcière approcha sa paume près de la lame. Elle eut, pour la première fois, un geste d'hésitation, mais se saisit tout de même du manche.

Tout le monde l'observa sans bouger, les yeux grands ouverts. Pensaient-ils la voir exploser sur place, retapissant les murs de la boutique de son sang et ses organes ? Ou bien imaginaient-ils qu'elle allait tout simplement disparaître, aspirée dans ce mystérieux couteau ?

Pourtant, il ne se produisit rien. Absolument rien. Tout demeurait calme et silencieux. Helja testa sa nouvelle acquisition comme s'il s'agissait d'un poignard tout à fait ordinaire, quand la femme conclut :

— L'arme vous a désignée. Vous êtes prêtes à l'utiliser et à l'abreuver de sang. Mais n'attendez pas trop, si elle ne se nourrit pas, elle risque de chercher ses victimes d'elle-même.

Elle prononçait ces derniers mots en posant son regard à tour de rôle sur Charlie et Bastet.

— Ne vous en faites pas pour ça, répondit Helja en rangeant le couteau à sa cuisse. Maintenant, qu'avez-vous pour cette jeune fille qui débute tout juste dans l'art du meurtre ?

Tous les trois quittèrent la vieille boutique une heure plus tard, chargés de nouvelles armes. Fière et heureuse de son poignard, l'impatience brûlait en Helja, avide de se servir de son nouvel arsenal. Pour Charlie, Ly avait conseillé un bâton en bois extensible, de la taille d'un bras, capable de s'adapter à toute situation. Gravé de runes et de symboles étonnants, il provoquait une brûlure à qui compte le touchait. C'était pour cela que la fillette avait dû se couvrir les mains de gants en cuir kakis avant de pouvoir s'en saisir ?.

Pendant encore un long moment, Helja, Bastet et Charlie vagabondèrent dans les nombreuses ruelles sinueuses de la ville souterraine, à la recherche de tout ce qui pourrait leur être utile pour la mission.

Chez Bric à Brac et Abracadabra, boutique spécialisée dans les bibelots magiques de seconde zone, ils trouvèrent un petit sac en peau de mouton d'une couleur marron et à l'aspect misérable. Pourtant, il était enchanté pour pouvoir contenir tout un tas d'objets, que ce soit un simple grimoire ou bien une étagère toute entière. Ils dénichèrent même une carte interactive de Gallia. Le parchemin ensorcelé pouvait tracer des itinéraires dictés à la voix, agrandir une partie précise du pays ou bien indiquer les ressources disponibles aux alentours. Il y avait encore une dizaine de fonctions utiles que le vendeur leur incita à découvrir plus tard.

Juste à côté, ils entrèrent chez Le Temps sans Temps, un bazar tenu par un homme aux cheveux et à la moustache aussi blancs que ses yeux. Ici, des milliers de sabliers, de toutes les tailles et toutes les formes possibles et inimaginables y étaient entassés. Parfois bien installés et parfois empilés les uns sur les autres. Helja y retrouva le même que celui dans le bureau de la reine souterraine, avec son contenu noir et lumineux, montant dans le tronçon supérieur. C'était le seul dans la boutique.

Ils tombèrent également sur des cadrans solaires sculptés, des clepsydres, des montres à goussets au tic-tac mélodieux et des sphères qui retenaient de véritables microclimats. Finalement, ils partirent sans rien acheter, même si Bastet trouvait la grande horloge de grand-mère aux multiples aiguilles intéressantes.

C'est sûrement chez Potions sans Pression qu'ils passèrent la plus grosse partie de la journée. Helja y remplit abondamment le sac sans fond de tout ce qu'elle jugeait important pour leur voyage. Ainsi, ils se retrouvèrent avec une douzaine de fioles, de pots ou de bouteilles aux couleurs les plus excentriques, comme celle d'un ton cerise tirant sur le mauve qui servait à endormir quiconque se tient à proximité.

La sorcière dénicha plusieurs herbes et ingrédients utiles qu'elle fourra sans ménagement dans la besace, ainsi qu'un manuel sur les nouvelles recettes de potions sorti au cours du cycle. Il est vrai que la couverture vantant le secret de la formule d'une mixture qui pouvait provoquer à la fois boutons, diarrhée et vomissement l'avait tout de suite attirée. 

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