Chapitre 1 (partie 1/2) - Feu
57e jour de la période du croissant de lune - 1338
Nig [nig] = Feu
Elle n'oubliait jamais, ne pardonnait jamais.
Au milieu des ténèbres, elle ne connaissait pas la peur. Née durant la période la plus sombre du cycle, le destin avait teinté son coeur de l'encre profonde de la nuit. Une noirceur aussi lisse, aussi indélébile que les souvenirs qui l'assaillaient sans relâche.
Ces images de sa vie s'entassaient les unes sur les autres et emprisonnaient son esprit dans un écheveau complexe. Pour elle, le temps ne s'écrivait qu'au présent. Elle oscillait sans cesse entre réalité et passé, entre aujourd'hui et hier, et parfois, elle se perdait même au-delà de son tout premier cri.
Elle se rappelait parfaitement la construction minutieuse de son propre corps. Son premier battement de cœur. Ses muscles qui se développaient et se gorgeaient de sang. Le premier mouvement de ses bras. De ses jambes. Le goût du liquide amniotique sur sa langue. Ses os qui poussaient et se solidifiaient. Ses poumons qui gonflaient.
Elle se rappelait tous les sons qu'elle avait entendus. Celui de la pluie contre la tôle. Les bruits extérieurs d'un village. D'une troupe de musique. D'une étable remplie de vaches. Les voix de sa famille qui susurrait son nom : Helja.
Elle se rappelait l'odeur de cette femme, celle qui l'apaisait. Le contact rassurant de sa main, tout proche d'elle. L'amour qu'on lui témoignait avant même qu'elle ne soit vraiment là.
Mais surtout, elle se rappelait cette sensation déchirante, ce sentiment d'abandon éprouvé lorsqu'elle était venue au monde. Le moment atroce où le lien avec sa mère fut rompu. Le traumatisme de sa première inspiration. Avoir ouvert les yeux sur le monde, et pourtant, demeurer dans l'obscurité.
Au milieu des ténèbres, Helja ne connaissait pas la peur.
Ce fut pourquoi, lorsque toutes les lumières disparurent, plongeant ainsi la pièce dans le noir, elle resta calme et se focalisa sur sa respiration. La panique ne pouvait l'atteindre.
— Nig ! prononça-t-elle.
L'espace s'emplit d'un écho profond lorsque sa voix surgit des tréfonds du sol. La sorcière claqua des doigts d'un geste vif. Aussitôt, une flamme jaillit dans sa paume, virevoltant avec grâce et légèreté, éclairant les environs de ses mouvements dansants. Une agréable chaleur effleura sa peau sans jamais la toucher, comme une caresse insaisissable.
En un coup d'œil, elle remarqua que rien n'avait changé. Les volets des fenêtres étaient encore fermés, le rocking-chair tanguait toujours doucement au coin de la cheminée récemment éteinte et l'horloge continuait de produire de petits sons réguliers au rythme du balancier. À quelques pas, une table était dressée pour plusieurs couverts, une miche de pain posée au centre. Une carafe de vin répandait son liquide rouge en grande quantité et gouttait sans bruit sur le sol.
À sa gauche, tout le contenu d'une imposante armoire avait été déversé sur le vieux parquet de la bâtisse. Du regard, elle suivit le chemin de débris qui conduisait vers la cuisine quand quelque chose de lourd cogna au-dessus de sa tête. Ils sont à l'étage, songea-t-elle.
La sorcière glissa silencieusement à travers la pièce. Le feu valsait paisiblement dans le creux de sa main et peignait les murs de son ombre. Elle passa l'arche qui menait au couloir et, l'espace d'un instant, elle distingua une petite silhouette grise, comme cachée derrière un voile. En un battement de cils, la forme s'évapora.
Helja continua d'avancer avec assurance. Le bois sous ses bottes craquait, typique des vieilles fermes du village de Doum, et le vent extérieur qui s'infiltrait par les parois lui léchait le bras. Un enfant se mit à rire dans son dos. Elle se retourna d'un geste vif, essaya de l'attraper en plein vol, mais ses doigts se refermèrent sur un nuage de fumée argentée.
— Bouh !
Un visage à l'apparence juvénile, avec deux tresses en guise de coiffure et à la bouche édentée, avait surgi du néant, juste au-dessus de l'épaule de la sorcière. La fillette étouffa la flamme d'Helja comme une simple bougie et tout redevint noir.
Formule, claquement de doigts, feu.
Seulement, alors qu'elle tentait de poursuivre sa route, Helja se rendit compte que ses pieds ne pouvaient plus bouger. Elle tourna la tête dans un sens, puis un autre, avant de fixer la grande fenêtre avec intérêt. Elle semblait retournée et ses rideaux effleuraient la voûte sans jamais tomber.
De nouveaux bruits vibrèrent dans la bâtisse puis elle comprit que ce n'était pas cette fenêtre le problème, mais elle. La sorcière, les talons collés au plafond, se retrouvait à présent la tête en bas. Pourtant, elle ne sentait aucun mal dans cette position indélicate et, même ses longs cheveux auburn restaient à leur place, comme si la gravité refusait de fonctionner.
Elle cherchait la gamine et essayait de s'expliquer comment tout cela était possible quand la pression sous ses bottes lâcha. Son corps chuta durement sur le sol, son coude heurtant une commode.
— Bordel ! jura-t-elle, le souffle coupé.
Des rires d'enfants retentirent dans une harmonie discordante et lugubre. Une mélodie brisée aux notes aiguës se propagea à travers les murs, résonnant dans chaque recoin de la maison.
Le silence enveloppa soudainement le logis. La sorcière se releva, craqua sa nuque d'un coup sec de la tête. Elle se dirigea vers les escaliers qu'elle monta prudemment, une nouvelle flamme dans la paume à l'affût du moindre mouvement. À l'étage, dans une large salle vide, toutes portes étaient fermées, sauf une qui se claqua avec force quand Helja posa son regard dessus.
Elle s'en approcha, tourna la poignée et entra dans une chambre en désordre. Elle secoua sa main embrasée qui s'éteignit et contempla l'horizon à travers la fenêtre grande ouverte. Au-dehors, le soleil se levait à peine et les premiers chants des oiseaux, douce mélodie matinale, s'élevaient des arbres environnants. Une faible voix, étrangement lointaine, entrecoupée d'une quinte de toux rauque, lui demanda :
— Tu veux... jouer avec moi ?
Elle se retourna sur un garçonnet qui ne devait pas avoir plus de huit cycles. S'il était soigneusement coiffé, une petite mèche sur le côté, ses vêtements apparaissaient pourtant dans un état pitoyable, recouverts de suie et déchirés par endroits.
— Tu veux jouer avec moi ? répéta-t-il avant de prendre une grande inspiration.
Helja s'avança, vigilante.
— Qui es-tu ? questionna-t-elle sur un ton qu'elle espérait calme et bienveillant.
L'enfant au visage craquelé affichait un teint blafard, semblable à de la terre sèche, et ses yeux d'un bleu presque blanc, manquaient d'éclat. Il ouvrit la bouche, mais ne dit rien. Il s'écoula quelques secondes pendant lesquelles tous deux se jugèrent sans bouger.
— Pourquoi es-tu ici ? demanda la sorcière en se forçant d'infuser douceur à sa voix.
— Je ne sais pas. Son regard vide se posa sur le sol. J'étais à l'école en train de jouer quand...
Il ne termina pas sa phrase.
— Quand quoi ? insista-t-elle.
— Il faisait chaud. J'ai eu vraiment très chaud et... j'ai eu mal, je ne pouvais plus respirer. Le feu...
Il s'arrêta de parler et releva la tête :
— Tu veux jouer avec moi ?
— Chat ! cria un autre enfant.
Une main glaciale effleura le dos d'Helja avant qu'un autre petit garçon, sorti de l'ombre, ne parte en courant hors de la chambre, traînant derrière lui une odeur persistante de fumée. Le premier le suivit aussitôt, piétinant les vêtements qui souillaient le sol.
La sorcière n'attendit pas une seconde, se précipitant hors de la pièce, mais ils avaient disparu. Seul le bruit de leurs pas au rez-de-chaussée lui indiqua qu'ils étaient retournés dans le salon.
— Nig !
De nouveau, une flamme se matérialisa dans sa paume et elle descendit les marches quatre à quatre.
Je devrais déjà être en bas, s'étonna-t-elle. Elle s'arrêta, tourna sur elle-même, mais ne décela plus une trace d'un quelconque début ou fin aux escaliers. Elle persista jusqu'à ce que quelque chose la fasse tomber en avant. Elle dégringola, termina sa chute sur le dos et son corps glissa sur plusieurs mètres dans le couloir plongé dans le noir le plus total, sa flamme éteinte. Une nouvelle fois, une cacophonie de rires d'enfants s'élevèrent des murs.
— Nig !
Helja espérait ne pas se retrouver une nouvelle fois les pieds collés au plafond. Mais brusquement, les murs du couloir roulèrent sur eux-mêmes. Le bois s'étira en colonnes de pierres, le plancher s'éclaircit, devint un ciel éclatant et les meubles prirent la forme de silhouettes étendues sur le sol rocheux. Des voix, de plus en plus nombreuses, s'élevaient sur la grande place du village qui se dessinait autour de la sorcière. Une odeur de chair brûlée explosa dans l'air. Cela ne dura qu'une seconde puis des flashes vifs et violents de son enfance se succédèrent, lui embrouillèrent l'esprit. Des cris et des injures contre son espèce. L'impossibilité de sortir. Une gifle. Une corde nouée autour du cou d'une innocente juste devant elle. Un homme au masque noir. Une supplication. Un craquement. Le goût de la peur dans la gorge.
Après quelques instants, elle revint brutalement au temps présent, la maison reprenant forme sous ses yeux. Les images douloureuses menaçaient de l'engloutir, mais elle lutta pour les repousser dans l'ombre de son esprit. Elle savait qu'elle devait mettre de côté ses souvenirs pour accomplir sa mission. Ses pensées se clarifièrent peu à peu, et elle put analyser chaque détail qu'elle venait de voir.
Treize jeunes élèves avaient péri dans l'incendie d'une école non loin d'ici. Cette terrible catastrophe avait bouleversé tous les habitants de la région à l'époque, et, immédiatement, les accusations s'étaient tournées contre les sorcières. Cette sombre histoire reflétait les préjugés et la peur profondément enracinés dans une société où les humains percevaient souvent la différence et la diversité comme une provocation.
Helja, alors âgée de douze cycles, avait vécu dans la crainte constante de se faire attraper, pendre, brûler au bûcher ou même noyer dans une rivière, ce qui avait été le cas pour beaucoup d'innocentes, accusées par un voisin malhonnête ou une amie jalouse. Et heureusement pour eux, car jamais ils ne devaient noyer une véritable sorcière.
Finalement, il s'était avéré que l'incendie découlait d'un malheureux accident de bougie. Même si après ça, les sorcières pouvaient à nouveau sortir librement tant qu'elles respectaient les lois, cela n'avait malheureusement en rien atténué les inquiétudes du peuple envers les êtres magiques. Au contraire, la stigmatisation imposée par le sanctuaire avait laissé des traces indélébiles, alimentant la haine qu'éprouvaient les humains. À l'époque, et encore aujourd'hui, Helja n'avait pas vraiment compris pourquoi les humains réagissaient comme ça. Étaient-ils motivés par la peur ? Ou le défi peut-être ?
Ce sont juste des imbéciles, pensa-t-elle en secouant la tête afin de revenir à sa mission.
Ainsi, si les lémures qui hantaient cet endroit étaient bien ceux des treize enfants morts dans l'embrasement de leur école, comment s'étaient-ils retrouvés dans cette ferme en périphérie de la ville, à plusieurs kilomètres de l'endroit où leurs cadavres auraient dû être enterrés ?
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