Point de vue de Keefe

C'est pas vrai.

Encore une autre variante à rajouter à l'équation.

Parce que, connaissant Sophie, elle ne manquera pas de tomber amoureuse de cette andouille de Fitz.

Dois-je lui révéler ce que je sais?

Dois-je lui révéler qu'un souvenir est remonté à la surface, un de ces souvenirs que ma mère m'a volé?

Dois-je le lui dire, au risque de voir s'effacer devant moi tout espoir que l'amour que j'éprouve pour elle devienne un jour réciproque?

Flashback

Aucun doute: un cache-cache tout seul dans Candleshade, ça n'avait rien de drôle.

Mais avec qui pourrait-il bien y jouer? Il n'avait pas d'amis. Sa mère s'était éclipsée. Son père n'étais vraiment du genre à passer un peu de temps avec son fils, même s'il n'avait que six ans, et personne d'autre ne vivait dans l'immense immeuble de cristal qui leur servait de demeure.

Tout ce dont rêvait un enfant de six ans, c'était de sentir le vent dans ses cheveux, les éclats de rire, s'amuser dans l'eau, avec un ami, peu importe... Mais à Candleshade, les vitres interrompaient le vent, les éclats de rire dérangeaient Lord Sencen, l'eau, si elle était bien présente, battant les falaises à pic en aval de la bâtisse, lui restait inaccessible, et ses parents ne le laissaient pas sortir de sa maison. Des amis, il n'était pas prêt de s'en faire.

Alors Keefe dessinait.

Il prenait ses crayons, d'une qualité extraordinaire -100% Slurp et Beurk, s'il vous plaît-, ses pinceaux, son encre noire pour ombrer, et peignait. Sur des toiles de plus en plus imposantes, et dont il se creusait encore la tête pour savoir comment diable parviendrait-il à les cacher aux yeux vifs de son géniteur.

Ce monde en deux dimensions était peu à peu devenu son univers.

Mais ce jour-là, il avait épuisé ses couleurs, les toiles manquaient, et l'inspiration se faisait rare.

En plus, un cache-cache tout seul, ce n'est pas vraiment drôle.

Alors le petit Keefe avait entreprit de braver l'interdiction et de sortir de sa chambre, même en l'absence de ses nobles parents. Ce n'était pas bien compliqué: après deux ou trois gouttes d'une potion spéciale, le cadenas de son père avait cédé sans trop résister.

Et à présent, il descendait les interminables marches qui s'enroulaient à perte de vue dans Candleshade. Malgré ses nombreuses escapades dans sa maison, il était bien loin d'en connaître tout les recoins. Il s'en donna donc à coeur joie. Tant et si bien que l'inévitable arriva: à force de galoper de ses petites jambes, il trébucha et s'étala de tout son long en plein sur une des nombreuses statues de cristal à l'effigie de Lord Sencen.

-Aïe! s'écria-t-il en se redressant.

Il inspecta son corps. Bilan: trois bleus, une légère écorchure au genou droit, mais une coupure sur le pouce, là où sa main avait rencontré le bord effilé de la statue. Tout compte fait, ça n'était pas si grave. Avec un haussement d'épaules, il se remit à farfouiller.

 A partir de là, le souvenir s'arrêtait brusquement. Le cerveau de Keefe n'avait pas jugé assez important de se rappeler les détails suivant, et la prochaine image fut celle d'une porte. Une petite porte bien camouflée derrière une immense tenture. Il avait mis du temps à se retrouver là: il fallait, pour ça, traverser l'intégralité de Candleshade. En outre, la porte n'était pas simple à débusquer. Si il avait fini par l'apercevoir, c'était uniquement à cause d'un petit cafard qui s'était faufilé à travers les draperies brodées d'or. Curieux comme il l'était, Keefe l'avait suivi, et était tombé sur cette porte bleue dont la simplicité contrastait avec le reste de la bâtisse.

Celle blessée dans la bouche, il poussa le battant de son autre main. Rien ne bougea. Il insista. Echec. Un peu agacé, mais à la curiosité décuplée, il se décida à s'aider de sa main blessée. Si le Keefe de l'autre époque ne s'aperçut de rien, le Keefe du présent comprit immédiatement pourquoi la porte s'ouvrit: un peu de sang avait coulé de son pouce et était venu s'incruster dans une étrange petite encoche argentée, dans le style des capteurs ADN des casiers de Foxfire.

Keefe laissa s'échapper un petit cri de surprise, mais ne recula pas quand une volée de marches apparut sous ses pieds. Intrigué au plus haut point, sans un bruit, il s'enfonça dans les ténèbres.

Alors que ses pas retentissaient, de petites boules de lumière s'allumaient sur son passage, éclairant son chemin. Une main sur la paroi rugueuse du mur pour s'aider, il ne trébucha pas une seule fois. En revanche, une longue marche comme celle-ci, pour un enfant de six ans, c'était un peu dur. Sa respiration se fit sifflante. Ses poumons lui brûlaient, et les marches qui descendaient toujours...*

Cependant, le bruit qu'il émettait en respirant fut celui qui lui sauva la vie.

Le poignard siffla dans l'obscurité, et vint se ficher juste au-dessus de l'oreille de Keefe. Normalement, il n'aurait pas dû rater sa cible. Mais l'auteur du lancement avait parfaitement deviné qu'un 

-Eeeeh! glapit le petit garçon.

-Keefe? s'exclama une voix ahurie.

-Maman?

-Mais que fais-tu là?

-Et toi? répliqua l'enfant.

-Approche, Keefe. Approche, et viens contempler mon oeuvre.

Le petit garçon, comme le font tous les petits garçons en extase devant leur mère, obtempéra, et il s'approcha. Les marches s'étaient arrêtées, et s'étendait devant lui une large pièce ronde qui ressemblait beaucoup à un laboratoire. Au centre, une bulle qui glougloutait étrangement abritait une forme presque humaine. Keefe, hypnotisé, s'avança. Du bout des doigts, il tenta d'effleurer la bulle. Aussitôt, Lady Gisela bondit:

-N'Y TOUCHE SURTOUT PAS!

Apeuré, Keefe se recroquevilla.

-Désolé, je suis désolé, bredouilla-t-il.

Sa mère ne se radoucit pas le moins du monde.

-Si tu détruis mes années de travail, siffla-t-elle, je te tue.

Et le petit garçon ne douta pas le moins du monde qu'elle le ferait réellement.

-C'est quoi? murmura-t-il tout de même, en ignorant la fêlure qui s'était faite dans son cœur.

-C'est ce que tu n'es pas, cingla Lady Gisela. Tu es un raté, Keefe.

-Je suis ton fils, non? risqua le petit garçon d'une voix minuscule.

Sa mère éclata d'un rire sans joie, glaçant. Une lueur de folie dansait dans ses yeux sombres.

-Toi, mon fils? Tu rêves, Keefe! Tu es un raté, répéta-t-elle en détachant bien les syllabes. Tu étais censé être mon clone. Mais l'expérience, comme je viens de te le dire, a échoué. Tu n'as pas les pouvoirs que je voulais te conférer.

-Les pouvoirs? Quels pouvoirs?

Les prunelles de Lady Gisela étincelèrent, et Keefe frissonna.

-Les pouvoirs du Colibri Lunaire.

-Je n'ai pas les pouvoirs du Colibri Lunaire? Et c'est... grave?

-Bien sûr que c'est grave! explosa sa mère, furieuse. Mais heureusement, je te présente une variante de toi-même. Un être humain modifié, qui va bientôt naître.

Keefe se concentra sur la bulle. A l'intérieur vivait bien une forme humaine. Un humain. Un bébé humain. Plus précisément, un bébé humain génétiquement modifié. Les yeux embués de larmes de Keefe dérivèrent sur le bas de la boule flottante. Un petit socle. Un petit socle sur lequel étaient gravés quelques mots.

Projet Colibri Solaire - Fœtus en attente d'implantation pour Della Vacker (deuxième fils)