Chapitre 172

« En fait, tout a commencé quand Aly n'avait que quatorze ans, soupiré-je. Ma petite sœur était quelqu'un de très joyeux qui aimait sourire et qui avait tendance à déborder de joie de vivre. Elle vous connaissait depuis quelques mois, ça la rendait heureuse, et c'était tout ce que je lui souhaitais, le bonheur. En plus, il y avait ce garçon dans sa classe qui lui plaisait beaucoup et auquel elle s'était attachée avec le temps – ils se connaissaient depuis deux ans. Elle avait déjà de bonnes notes à cette époque, nous étions tous convaincus qu'elle irait loin, mais...

« Un jour elle a commencé à changer. Elle ne nous racontait plus sa journée en faisant de grands gestes et en riant comme elle en avait l'habitude, elle commençait à se renfermer. J'ai d'abord pensé qu'il s'agissait probablement du fait qu'on ne voyait presque jamais nos parents, mais finalement, on était assez habituées à ça, et notre tante s'occupait de nous comme une mère, alors en général, on ne se plaignait pas.

« Donc je suis allée lui demander ce qui n'allait pas, pourquoi je ne pouvais plus voir ni son sourire ni sa fossette unique... Et par chance, puisqu'on était proche, elle n'a pas cherché à me cacher quoi que ce soit : c'était à cause de ce garçon dont elle était amoureuse. Elle avait cherché à savoir si elle lui plaisait en demandant à un de ses amis son avis, et il s'était montré catégorique : son pote n'aimait que les filles très minces. »

Je me pince la lèvre entre mes dents et respire profondément tandis qu'une multitude de souvenirs refait surface. Jungkook ouvre de grands yeux et Taehyung et Jimin froncent les sourcils, tandis que les autres m'engagent à poursuivre d'un hochement de tête encourageant.

« Le problème... C'est qu'elle avait déjà cet avis sur elle... Elle aussi elle ne se trouvait pas belle, trop grosse, mais elle pesait quoi ? Peut-être cinquante-sept kilos pour un mètre soixante, c'était rien, elle était magnifique, mais elle n'était pas squelettique. Elle manquait bien trop de confiance en elle, et elle a cru que si elle maigrissait, elle serait heureuse et elle pourrait sortir avec son ami. Le problème était dans sa tête, pas dans son corps. »

Je prends une longue respiration, sentant l'émotion me gagner peu à peu, mais poursuit cependant mon récit :

« J'ai eu beau lui dire qu'elle était belle, que s'il la rejetait simplement pour son physique, alors il ne serait jamais capable d'aimer vraiment, elle ne voulait rien entendre. Elle était convaincue que c'était de sa faute, que si elle avait été plus mince il l'aurait remarquée. Je n'avais pas fait attention à l'époque, mais elle mangeait de moins en moins et avait commencé à faire du sport de façon intensive. Quand j'ai fait le lien avec ce qu'elle venait de m'avouer, je lui ai tout de suite ordonné d'arrêté : elle mangeait beaucoup trop peu, d'ailleurs je ne me souvenais même plus à quand remontait la dernière fois que je l'avais vue à table avec ma tante et moi, mais on croyait qu'elle venait grignoter de temps en temps, alors on ne s'était pas spécialement inquiétées, on se disait que c'était juste l'adolescence. »

Je passe mes mains sur mon visage en soupirant, cherchant le courage de continuer.

« Mais ça s'aggravait : plus le temps passait et moins Aly se nourrissait, mais plus elle s'acharnait à suivre des programmes de sport. On était au milieu de l'année deux mille quatorze, et les mois se sont écoulés ainsi sans que je ne puisse rien y changer. Pourtant j'ai tout essayé, je voulais qu'elle arrête ça, et d'un côté ça a marché puisque ses sentiments pour l'autre con se sont effacés, mais elle continuait de penser que si personne ne l'aimait, c'était parce qu'elle était « grosse et laide », alors qu'elle n'était ni l'un ni l'autre. Elle se faisait souffrir et elle me faisait souffrir, mais elle refusait que j'en touche le moindre mot à notre tante, alors je me taisais, de peur qu'ensuite elle n'ait plus confiance en moi et refuse de me parler. Je me disais que je pourrais trouver une solution seule.

« Deux mille quinze est passé de la même façon : elle se nourrissait peu, faisait du sport, mais elle ne voyait pas qu'elle s'affinait. Elle prenait du muscle, ça se voyait, mais tout ce qu'elle regardait, elle, c'était les chiffres de la balance, et les chiffres ne changeaient pas. Bien sûr qu'ils ne changeaient pas, le muscle est plus lourd que la graisse, et je peux vous dire qu'elle avait commencé à mincir d'une façon impressionnante, les muscles de ses bras surtout se dessinaient bien. Mais elle ne le voyait pas, son obsession l'avait rendue aveugle. Plus le temps passait, moins je distinguais son sourire. Elle était devenue une fille mélancolique, je ne la reconnaissais plus.

« Début deux mille seize, tout s'est précipité. Je lui avais acheté une place pour la K-con de Paris, je voulais qu'elle voie le groupe dont elle était déjà fan à l'époque, vous, et j'espérais que ça lui redonnerait le sourire. C'est bien ce qu'il s'est passé, elle a été on ne peut plus heureuse en voyant le billet... Mais ensuite elle est redescendue de son nuage : elle ne voulait pas que vous la voyiez, comme ça, grosse, simplement parce qu'elle était encore à une taille trente-huit et se disait que tant qu'elle ne rentrerait pas dans du trente-six, vous seriez dégoûtés en la voyant. »

Les garçons ouvrent de grands yeux outrés mais ne disent rien, me laissant poursuivre :

« Et puis quelques semaine plus tard, à peine, elle a vu ce message d'une amie : le garçon dont elle avait été amoureuse et pour lequel elle avait commencé à perdre du poids était en couple avec une fille dont Aly m'a dit qu'elle était magnifique, mince, grande, avec le physique d'un futur top model. Ça l'a anéantie, et son obsession déjà très prononcée s'est encore renforcée. Elle n'en pouvait plus de se sentir si laide aux yeux des autres, elle n'en pouvait plus de faire des efforts depuis plus d'un an et demi sans que cela ne se voie, et de plus en plus régulièrement, je l'écoutais pleurer seule dans la salle de bain qui jouxtait la chambre qu'on partageait elle et moi à l'époque. La nuit, elle dormait dans le lit au-dessus du mien, et parfois aussi je pouvais entendre ses larmes, ça me déchirait le cœur.

« Chaque fois qu'on se promenait dans la rue et qu'une vitrine lui renvoyait son reflet, elle y jetait un œil et immédiatement après, elle détournait les yeux, comme si elle se dégoûtait, elle refusait absolument de manger plus que le strict nécessaire, même quand j'étais à la limite de lui crier dessus pour qu'elle avale plus. Certains jours, elle mangeait un peu, puis un peu plus tard elle alternait des jours où elle mangeait peu avec des jours où elle ne mangeait rien. Elle se détestait toujours autant, et moi je me haïssais de ne pouvoir rien faire. J'étais impuissante, trop jeune pour savoir comment réagir, mais ça me blessait terriblement de la voir si mal sans pouvoir rien faire. J'avais beau lui dire d'arrêter de faire n'importe quoi, elle ne m'écoutait pas et répétait que ça allait bien, qu'une fois plus mince elle serait heureuse... Mais comment cela pouvait-il être vrai ? Plus elle maigrissait plus elle voulait maigrir, et puisque sa balance continuait d'afficher inlassablement les mêmes chiffres, la discipline qu'elle s'imposait était de plus en plus rigoureuse. Je crois qu'à plusieurs reprises elle a failli en payer le prix, mais par chance elle n'allait jamais assez loin pour que son corps la rappelle à l'ordre trop brutalement. Je ne savais alors pas si c'était bien ou non, et j'espérais qu'un jour elle franchisse ses limites et que ça lui permette de se rendre compte de son erreur. Malheureusement, un jour c'est arrivé, mais pas comme je l'imaginais... »

Je me tais quelques secondes qui me paraissent être un temps fou et un nœud se forme dans ma gorge tandis que je commence à avoir envie de pleurer à l'évocation de ces douloureux souvenirs.

« Ça... ça s'est passé deux semaines avant la K-con, fin mai deux mille seize donc. Quelques jours plus tôt, le couple formé par ce connard et son mannequin squelettique avait implosé et s'était séparé. Aly espérait qu'il se tournerait vers elle, après tout ils étaient restés amis et s'entendaient vraiment bien... Mais là encore, ce mec a préféré se remettre avec une fille qui devait peser le poids d'une feuille. Aly avait commencé à avoir des muscles, mais elle n'était clairement pas aussi fine que la fille sur la photo que j'avais réussi à voir. C'est là que ça a commencé à dégénérer ; je l'entendais hurler de douleur pendant les séances de sport qu'elle s'infligeait, bien plus dures qu'auparavant, et de fait elle ne s'entraînait qu'une fois que nous étions seules. Plusieurs fois j'ai failli en parler à nos parents... ou même à notre tante, mais à chaque fois j'avais peur de la réaction d'Aly, alors je gardais le silence. »

Je suis très mauvaise pour dissimuler des émotions aussi fortes que celle que je ressens en ce moment, et bien vite le nœud formé dans la gorge prend de l'ampleur, mais je continue quand même mon récit :

« Un soir, je prenais mon bain, comme d'habitude, et en sortant, je l'ai entendu gémir, mais c'était différent de ce dont j'avais l'habitude, alors après avoir enfilé mon pyjama en vitesse, je suis allée la voir. Elle était dans la salle de bain de nos parents, face au miroir, les larmes coulaient le long de ses joues et elle portait seulement un pantalon et une brassière... Elle s'était entaillée le ventre à l'aide d'une lame de rasoir. Elle ne voulait pas se suicider... Elle... Elle voulait juste... Elle était frustrée à cause de son ventre et... C'était... C'était un acte désespéré de pure colère... Elle n'a pas réfléchi... Elle s'est juste fait une entaille avant de se rendre compte de son erreur... Mais... Mais tout le sang qui coulait... »

Je n'arrête pas de suffoquer pour retenir mes sanglots, mais c'est plus fort que moi et en me rappelant de ce moment affreux, je fonds littéralement en larmes. J'ai vu Aly se mutiler, je n'avais rien pu faire, j'étais totalement impuissante, et jamais je ne m'étais sentie si faible qu'à ce moment-là. J'ai vu dans ses yeux à la fois, la douleur, l'horreur et le mépris qu'elle ressentait pour elle-même. Elle se détestait, c'était insupportable pour moi de ne pas savoir quoi faire, et ce soir-là elle avait tout simplement craqué, elle avait atteint sa limite. Immédiatement, Jin, assis tout près de moi, me prend dans ses bras en murmurant quelques paroles réconfortantes tandis que sous le choc, les autres ne font pas le moindre mouvement. Aly aurait préféré tout oublier de cette période, mais cette petite marque sur son ventre la lui rappelle constamment. Mes mains tremblent et j'ai du mal à parler, par chance la seule présence de Jin qui m'assure que je ne suis pas obligée de continuer m'apaise, et je réussis à me calmer, consciente que de toute façon, tout cela est derrière nous, loin dernière nous, et ça ne doit plus m'atteindre. Ainsi je poursuis :

« Elle a compris qu'elle était allé trop loin, mais c'était trop tard. La blessure n'était pas très profonde, elle ne voulait que j'en parle à personne, me promettant en contrepartie qu'elle allait mettre un terme à cette folie, alors je n'ai rien dit. On s'y est mise à deux pour lui fait un pansement, et pendant qu'elle se lavait rapidement le ventre, j'ai épongé le sang qui avait coulé sur le carrelage de la salle de bain. Dès lors, j'ai refusé de la laisser seule un instant : on dormait dans le même lit, comme ça elle ne pleurait plus la nuit, et on faisait la cuisine ensemble pour se donner faim et pour qu'elle trouve le courage de manger. Et puis un jour, on s'est fait la promesse de ne jamais, ni l'une ni l'autre, laisser qui que ce soit nous faire croire que l'on est trop grosses. On s'est fait la promesse qu'aucune de nous n'aurait jamais de souci avec la nourriture... À cette époque, j'ai proposé qu'on fasse ce serment mutuel pour l'obliger à accepter et pour qu'on partage ça, mais je ne pensais pas que ça se retournerait contre moi à peine deux ans plus tard...

- C'est pour ça qu'elle t'a littéralement hurlé dessus quand elle a découvert ton problème ? demande Jimin avec douceur.

- Oui, acquiescé-je avec un sourire triste. Je me suis fait laminer sur ce coup-là, mais je savais que si elle découvrait ça, elle me tuerait... On sait que ce n'est pas rien quand on se fait une promesse...

- Et c'est aussi pour ça que tu n'as aucun souci à dormir avec Chimchim ? ajoute V.

- Pas totalement non plus, dis-je, mais c'est vrai que d'une certaine manière, ça y a peut-être contribué. J'ai besoin de savoir que les gens vont bien autour de moi, et serrer Jimin contre moi comme j'ai pu le faire avec Aly, ça me rappelle d'une certaine manière que tout ça est derrière nous, et que pour ce qui est du mal-être de Jimin, il en va de même. »

J'essuie rapidement mes yeux, songeant à la dernière fois que j'ai pu voir la cicatrice sur le ventre de ma petite sœur. Cette marque la dégoûte, elle n'est plus allée à la piscine depuis deux ans à cause de ça, et quand Jungkook a voulu la chatouiller, le fait qu'il ait pu sentir sous ses doigts sans le faire exprès sa cicatrice, ça l'a profondément bouleversée. Elle adore ce gamin, et je pense que si d'un côté elle aurait préféré qu'il ne sache rien, d'un autre je suis convaincue que ça aurait fini par lui peser. Nous avons toujours gardé ces évènements secrets, jusque là nous n'en avions parlé à personne, tout simplement parce que nous n'avions pas assez confiance en autrui pour en parler. Avec les garçons, c'est différent, on se côtoie tellement que si je les connaissais depuis toujours, j'aurais la même sensation.

« On y allait très lentement bien sûr, les premiers jours d'ailleurs j'avais l'impression que malgré sa bonne volonté, elle n'arrivait pas à vouloir changer ses habitudes, par chance tout a été bouleversé brutalement, très rapidement... »




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Oh, c'est violent... Et c'est pas fini (mais après c'est déjà un peu plus joyeux ^.^)...


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