J'attends quelques instants devant la porte blanc cassé et sonne de nouveau avant de me pencher sur le côté pour tenter de voir à travers des carreaux d'un verre très épais s'il y a quelqu'un. Peut-être est-elle allée faire son jogging. Je suis une habituée des visites à l'improviste, l'ennui c'est que ma tante, si elle est casanière, n'est pas non plus toujours chez elle. Je me colle un peu plus contre la porte, sous le parapet qui protège le perron, afin d'échapper à la pluie qui se fait de plus en plus violente. Les parterres de glaïeuls devant la maison sont maltraités par le vent qui se lève et de l'un d'eux s'échappe un pétale qui vint s'échouer à mes pieds. De même, le grand noyer que ma tante a planté dans son jardin il y a des années semble se laisser dominer par les bourrasques et ses branches me font penser aux bras d'un vulgaire pantin désarticulé. Merde, si elle n'est pas là je vais devoir rentrer, et sous cette pluie battante, ça ne me tente pas vraiment.
Je tends l'oreille lorsque je crois entendre des pas précipités à l'intérieur.
« J'arrive ! »
Ah, ça c'est tata Irène ! Elle est toujours pressée, à courir partout, même quand ça n'est pas nécessaire. J'entends les tintements métalliques de son trousseau de clés (formé d'une bonne demi-douzaine de porte-clés qu'Aly et moi lui avons offerts ces dernières années) puis elle enfonce l'une d'elles dans la serrure et ouvre enfin.
Elle porte un haut de sport bien trop large pour elle ainsi qu'un legging noir, tenue que je reconnais bien : elle est en pyjama. Ses cheveux sont encore trempés et bien qu'elle n'ait pas pour habitude de se maquiller beaucoup, elle ne porte pas même de mascara.
« Ah, je t'ai dérangé pendant que tu prenais ta douche ? demandé-je un peu gênée.
- J'en sortais quand tu es arrivée, t'inquiète. Mais dis-moi, on croirait que toi aussi tu viens d'en prendre une, t'es trempée ma belle. Entre, tu sais que tu es chez toi ici. Tu veux que je te fasse couler un bain ?
- Non merci, je n'ai reçu que quelques gouttes ça va vite sécher.
- Comme tu veux. Alors, tu as quelque chose à me dire ou tu es juste venu voir ta tante adorée ?
- Les deux. »
Nous échangeons un regard complice tandis que je m'installe sur le canapé du salon. J'ai toujours adoré venir chez ma tante, bien que ce soit le plus souvent elle qui venait chez nous lorsqu'elle devait nous garder. La décoration intérieure est moderne sans être froide, mêlant blanc, noir et bleu pâle. C'est sans prétention, coquet et on s'y sent toujours chez soi. Mes yeux s'attardent sur sa guitare. Mon père a refusé que je touche à la sienne jusqu'à mes dix-sept ans, quand j'ai promis qu'un jour, j'essaierais d'apprendre à en jouer. C'était ma tante qui me prêtait la sienne avant. Combien de fois ai-je gratté ces cordes sans savoir ce que je faisais, simplement parce que j'aimais le son que ça produisait. Et ma tante qui me laissait faire, sans essayer de m'apprendre, parce qu'elle voyait que ce que je voulais, c'était uniquement passer avec curiosité mes doigts dessus. Cette guitare, elle symbolise à mes yeux les plus beaux moments que j'ai pu passer avec tata Irène, assise dans ce salon à essayer de l'imiter sans avoir le courage d'apprendre comme elle l'avait fait. J'étais jeune, je ne voulais pas prendre de cours de musique ; ça n'a pas vraiment changé puisque c'est sur internet que j'ai appris. C'est tout ça qui en fait mon instrument favori. Cet instrument tout simple, noir avec un motif de fleur bleu turquoise, m'a toujours fasciné, il est toute mon enfance.
Mes yeux se baladent ensuite sur les quelques cadres disséminés çà et là : il n'y a que des photos d'elle en compagnie d'Aly et moi. Sur une seule image elle se trouve en compagnie de son petit frère, mon père, et sa belle-sœur, ma mère, mais ils semblent beaucoup plus jeunes, la photo remonte peut-être à vingt ans, juste avant que je ne naisse.
« J'ai toujours admiré votre force de caractère à ta sœur et toi, déclare ma tante en venant s'asseoir à côté de moi après avoir suivi mon regard. J'ai eu beaucoup de mal à admettre que mon frère me laissait ses filles toute la journée, quitte à ne pas les voir, tout ça pour avoir une grande maison alors que vous aviez déjà tout pour être heureux. Je lui en voulais de vous abandonner, et j'ai longtemps pensé que vous ne leur pardonneriez pas. Tu sais, nous nous sommes tous les trois parfois accroché à ce sujet quand vous étiez encore très petites. Puis vous avez eu cette maison, et quand vos parents vous sont revenus, vous les avez acceptés, conscients des sacrifices qu'eux aussi avaient faits, trop heureuses à l'idée de les retrouver pour leur en vouloir une seconde. Je m'en suis voulu d'avoir eu de la rancœur à leur sujet alors même que vous n'en aviez pas.
- On n'est pas du genre à être rancunières Aly et moi.
- Je vous admire, vous savez.
- L'important, c'est qu'on forme de nouveau une famille, tous les cinq, tata.
- Bien dit. Alors, de quoi est-ce que tu voulais me parler ?
- Ah oui j'ai failli oublier avec tout ça. Il nous arrive un truc de dingue à Aly et moi !
- Oula, je t'avais rarement vu dans cet état, raconte-moi tout. »
Je trépigne d'impatience et mon sourire niais revient tout seul se plaquer sur mon visage. Il est vrai que c'est rare de me voir dans cet état. Je suis rarement aussi expressive, je n'ai pas l'habitude de laisser mes émotions transparaître mais cette fois-ci... c'est tellement fou ! Je raconte tout à ma tante du début à la fin en lui montrant même la vidéo. Depuis qu'Aly lui a parlé des BTS quelques années plus tôt, elle écoute parfois leur musique et, de fait, voit un peu mieux de quoi je parle que ma mère qui, elle, n'aime pas ce genre de chansons.
« Alors toi aussi tu es une ARMY ? m'interroge ma tante avec un sourire espiègle qui souligne les rides naissantes aux coins de ses yeux.
- Non pas vraiment, enfin j'aime bien leurs paroles, mais avec Aly qui les chante toute la journée, j'ai pas franchement envie de les écouter. Bien sûr, je suis assez admirative de tout ce qu'ils font, mais je ne suis pas une fan, juste quelqu'un qui les connaît très vaguement.
- Et tu comptes vraiment aller là-bas alors ?
- Oui, et puis ça fera tellement plaisir à Aly.
- C'est vrai, je crois qu'elle ne va penser qu'à ça jusqu'à ce qu'enfin elle puisse vous rejoindre. Mais fais attention à toi, j'ai l'impression qu'il y a des choses qui se trament sans que tu le saches.
- Comment ça ?
- Je ne sais pas. D'après ce que tu m'as dit, tout est vrai, mais réveille-toi un peu Charlie : c'est quand même étrange, il y a forcément des choses que tu ignores encore, et je ne voudrais pas que tu tombes de haut. Les miracles ne pleuvent pas comme ça, il y a toujours quelque chose qui les provoque. Ton histoire est trop belle pour être réelle. »
Mon visage se rembrunit immédiatement. Elle a raison, je n'avais simplement pas les idées assez claires pour m'en rendre compte plus tôt. Plusieurs détails m'ont interpelés ces derniers jours et si on les met tous bout à bout, il faut admettre qu'il est compliqué d'y croire. Le puzzle est incomplet, mais peut-être les pièces manquantes se trouvent-elles à Séoul. Je ne saurai la vérité qu'en allant la chercher moi-même, du moins j'essaie de m'en convaincre.
Tata se lève et se rend à la cuisine. Elle me ramène un verre de coca que je ne peux pas décliner et une assiette de cookies.
« Je les ai fait pour Aly, dit-elle en souriant, elle aura ce que nos estomacs voudront bien lui laisser. »
J'esquisse un sourire : depuis qu'elle connaît les BTS, les cookies sont devenus les gâteaux préférés d'Aly. En vérité, si aujourd'hui son « bias » (autrement dit son membre préféré) est Jimin, ça a été pendant plusieurs années Jungkook, surnommé « kookie ». Ça a donné lieu à des situations tellement gênantes dans les magasins, avec elle brandissant fièrement un paquet de gâteaux en clamant qu'un jour il serait son mari... Par chance, ça lui est passé, même si les cookies demeurent ses pâtisseries favorites. Aly est un peu comme tata Irène d'ailleurs, les deux sont de véritables gouffres à nourriture sans jamais prendre de poids.
Nous mangeons avec appétit en discutant de tout ça. Ma tante sait parfaitement que c'est mon rêve de devenir chanteuse ; en vérité, c'est surtout grâce à cette passion pour la musique qu'elle a su me transmettre durant toute mon enfance et qui fait aujourd'hui battre mon cœur. Elle aussi voulait être chanteuse étant plus jeune, mais elle n'a jamais réussi. Je sais qu'elle sera fière de moi quoi que je fasse, mais je sais aussi que si je réussissais à percer dans le monde de la musique, même en tant que simple autrice, elle serait aux anges. Je veux la rendre fière, et si je pouvais avoir le droit à ne serait-ce qu'une seule interview en Corée, je sais déjà de qui je parlerai en premier : celle qui s'est occupée de moi chaque jour pendant mon enfance, celle qui a été là quand ça n'allait pas, celle qui m'a fait me découvrir un amour dévorant pour la musique, celle qui a fait de moi la fille que je suis aujourd'hui.
J'ai tellement hâte de lui rendre ce petit hommage qui, à coup sûr, la touchera. On est plutôt de nature sensible dans ma famille, surtout du côté de mon père. Je tiens vraiment à lui faire cette surprise. Et puis, je compte bien lui montrer les clips des trois chansons une fois qu'elles seront finalisées. J'espère que les apparitions que j'y ferai ne seront pas trop discrètes : j'ai demandé à pouvoir être dans les clips, cependant si on me demande de passer rapidement en arrière-plan, je ne pourrai pas protester. De toute façon, ça serait déjà énorme de passer en arrière-plan, je ne vais pas me plaindre : combien de filles rêveraient d'être à ma place...
Ce n'est que lorsque le soleil commence à décliner peu à peu à l'horizon, affaiblissant encore un peu plus l'éclairage de la pièce principale, que je réalise que je suis là depuis bien trop longtemps : j'ai passé mon après-midi et une partie de ma soirée chez ma tante. Elle me ramène en voiture : le temps est bien trop mauvais et avec la nuit qui approche, mieux vaut que je ne rentre pas seule. Les environs sont sûrs, mais ma tante est convaincue qu'il suffit d'une seule rencontre pour faire basculer une vie ; elle n'a pas tout à fait tort. Dans un sens, je vais peut-être bientôt faire cette rencontre qui changera ma vie, mais pas dans le mauvais sens, loin de là.
Ravis de voir Irène, mes parents l'invitent à dîner et c'est dans une ambiance chaleureuse que nous mangeons tous ensemble. Mon père a beaucoup d'humour et il adore embêter sa grande sœur. Je me délecte de leurs blagues puériles et au centre, ma mère, qui joue l'arbitre les vingt premières secondes, se prend rapidement au jeu, défendant tantôt mon père, tantôt ma tante. Les deux femmes sont des amis de très longues dates : ma mère a rencontré ma tante à la fac, elle était son élève (ce qui explique les neuf ans qu'elles ont d'écart). À la fin d'un cours, ma mère est allé poser une question à ma tante qui lui a alors proposé d'en discuter sur le chemin jusqu'à chez elle, puisqu'elle habitait à côté du campus. Alors qu'elles parlaient, mon père est arrivé vers ma tante pour la saluer et d'après lui, dès le premier regard qu'il a échangé avec ma mère, il s'est promis de ne plus jamais la quitter, l'embauchant même en tant que secrétaire une fois qu'il eut réussi à monter sa propre entreprise.
Près de vingt-cinq ans plus tard, il n'a toujours pas rompu la promesse qu'il s'est fait ce jour-là, je trouve que ça a un côté si romantique...
Après avoir aidé à débarrasser et avoir pris une douche bien méritée, je file dans ma chambre, Aly sur mes talons, et nous nous jetons toutes deux sur mon ordinateur pour voir si je n'ai pas de nouveau mail. Si, il y en a un. Je l'ouvre : un billet d'avion pour Aly, pour le 22 juin à 20 heures. En comptant le temps de voyage de 11h30 et le décalage horaire (Séoul est en avance de sept heures par rapport à Paris), elle devrait arriver vers 14h30, dans l'après-midi du 23 juin. Nous échangeons un regard, incapables de parler. Est-ce que ce rêve est bien en train de se réaliser ? Muette, j'ouvre un nouvel onglet et vérifie nos billets sur le site d'Air France.
Merde alors, on est bel et bien enregistrées. Nouvel échange de regard, les bouches entrouvertes par le choc.
« On va à Séoul ! »
Je hurle et saute dans les bras d'Aly dont les yeux se voilent de larmes de joie. Au mail est aussi jointe une carte de la ville sur laquelle sont indiqués plusieurs endroits dont l'immeuble dans lequel m'amènera un taxi, celui de la Big Hit où je rencontrerai, dès mon arrivée, les idoles. Mon interlocuteur m'explique également que bien que je semble me débrouiller plutôt bien en coréen, le fait d'écrire des chansons requiert une parfaite maîtrise de la langue et, si les garçons pourront m'aider pour les parties en coréen, il faut néanmoins que je sois capable de leur donner mon avis et d'écrire en coréen : il me propose donc un professeur particulier pour parfaire ma maîtrise de la langue. Il faut que je sois réaliste : il a complètement raison, je ne peux pas me contenter d'écrire cinq vers en français par chanson, je viens pour un peu plus que ça. Il me faut être capable d'écrire en coréen pour que les garçons ne fassent pas tout le boulot, je me sentirais horriblement inutile si c'était le cas.
Je réponds donc que j'accepte l'offre et que je les remercie d'avoir pensé à ce détail qui, effectivement, a son importance.
« Aly, dis-je tout bas, j'ai peur.
- De quoi ?
- Que ça ne soit qu'un rêve.
- Et moi donc...
- Même malgré tout ce qu'on a sous les yeux, j'ai l'impression que je vais bientôt entendre mon réveil sonner.
- On est le samedi 2 juin : dans dix jours, tu seras à Séoul avec les BTS. Dans vingt-et-un jours, on sera réunies à Séoul, avec les BTS. Charlie, c'est la chose la plus magique qui puisse nous arriver.
- C'est pour ça que j'ai peur de me réveiller.
- C'est la seule chose qui t'effraie ? »
Ma sœur me connaît bien. Oui, tout m'effraie : le changement, l'aventure, un poids horrible s'est formé dans mon ventre et me donne des nausées de stress. Serai-je à la hauteur, vais-je réussir à prouver ma valeur aux BTS et au monde ? Et si je me ridiculisais ? Et si les choses que je ne comprends pas encore prenaient un sens qui me déplaisait ? Et si tout s'avérait complètement contraire à ce que j'imagine ? Comment mon arrivée sera-t-elle vécue par le groupe et leurs fans ?
Serai-je la même personne le 12 juin et le 12 juillet ?
À quel point peut-on changer en un mois ?
______________________
Si vous appréciez cette histoire, n'hésitez pas à laisser une petite étoile et, si le cœur vous en dit, un petit commentaire avec. ;-D
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top