Chapitre 58
Mes paupières papillonnent pendant de longues secondes ; Lisa vient me soutenir, prenant mon bras pour le faire passer autour de ses épaules et me pousser à venir m'asseoir. Je commence à paniquer à l'idée de ne pas pouvoir monter sur scène, ce qui n'arrange rien puisque les battements de mon cœur s'accélèrent plus encore et ma respiration devenir sifflante. Je me sens pathétique, ça m'écœure, et j'ai beau essayer de me relever, Lisa m'en empêche.
« Je vais aller chercher quelqu'un, prévient la jeune fille, je reviens vite.
- Non s'il te plaît, je ne veux pas qu'on sache.
- Je ne te demande pas ton avis.
- Je t'en supplie, balbutié-je faiblement.
- Je suis désolée, je ne peux pas te laisser comme ça. »
Une fois leur amie partie, les filles reportent leur attention sur moi. Ma vue redevient peu à peu normale une fois les vertiges passés, mais je ne sais pas si je suis en mesure de me relever pour l'instant.
« C'est quand la dernière fois que t'as mangé ? me demande Jisoo d'une voix autoritaire.
- Il y a un peu moins d'une heure, je réponds en plaquant ma main sur mon front qui me fait atrocement souffrir.
- Et avant ça ?
- Vers une heure ou deux de l'après-midi, je ne sais plus trop. On mange régulièrement.
- Et la quantité ? »
Devant mon silence gêné, Jisoo soupire bruyamment et repose sa question :
« Je veux savoir ce que tu as mangé.
- Il y a une heure, j'ai mangé un petit gâteau.
- Et à midi ?
- La moitié d'une boîte de nouilles préparées. Et du coca.
- Pour couper la fin, complète Jennie. Tu ne devrais pas faire ça, c'est trop brutal d'un coup pour quelqu'un qui n'a pas l'habitude de manger si peu tout en ayant un tel rythme de vie. Tu as de la chance que ton corps ne t'ait pas complètement lâché. »
Lisa, partie en coup de vent, revient tout aussi rapidement avec quelques personnes de l'équipe et le manager qui me lance un regard neutre avant de dire à ceux qui sont là que je dois être prête à monter sur scène d'ici à peine plus d'un quart d'heure. Après avoir demandé à l'équipe si elle pensait pouvoir prendre soin de moi et avoir reçu une réponse affirmative, il s'en va sans rien ajouter, profitant du fait qu'il y a du monde dans les couloirs pour demander qui pourrait lui apporter le café qu'il réclame depuis déjà une bonne dizaine de minutes.
Bon, au moins il s'est assuré qu'on pouvait s'occuper de moi...
Un jeune garçon demande aux Blackpink de sortir de la salle. Il me tend une bouteille d'eau et me demande de m'allonger sur le canapé. Je n'ai même pas la force de lui dire que je vais bien. Mes yeux se ferment d'eux-mêmes et j'ai l'impression d'être complètement impuissante, c'est ça le pire je pense, ne plus se sentir vraiment maîtresse de mon propre corps, avoir le sentiment que les choses m'échappent complètement. Je bois un peu et demande si je peux manger quelque chose, mais on me répond qu'il n'y a rien à disposition. Bien sûr, j'aurais dû m'en douter : il ne faudrait pas que l'on soit tentés de manger quoi que ce soit. Je reste allongée pendant qu'on me repasse un peu de maquillage et qu'un coiffeur fait tout pour arranger le peu de cheveux auquel il a accès. Les minutes passent et j'ai toujours aussi chaud, j'ai même l'impression d'être en train de transpirer et avec la climatisation, ça me donne froid si bien que j'en tremble et que j'ai des frissons. J'essaie de fermer les yeux et de penser à autre chose, mais c'est exactement à ce moment que quelqu'un entre dans la pièce et annonce que c'est à moi dans cinq minutes. Deux personnes m'aident à me relever et de nouveau, j'ai la vue qui se brouille, les paupières qui se ferment, et j'ai beau essayer d'aider ceux qui me soutiennent, j'arrive à peine à mettre un pied devant l'autre. C'est affreux de se voir aussi faible.
Lorsque je sors de la pièce, je retrouve les quatre filles qui viennent me demander si ça va mieux avant de comprendre que non. Je demande aux deux assistants qui m'aident de me lâcher et je m'appuie sur le mur derrière moi pour conserver un certain équilibre. J'ai vraiment l'impression d'être bonne à rien : même pas deux semaines que je suis là et mon corps abandonne déjà, c'est pitoyable et rien que d'imaginer que je ne mérite pas ma place ici et que je vais forcément décevoir les garçons, j'ai envie de chialer.
Je respire profondément, me remémorant ma séance de yoga avec Suga. Un maigre sourire étire mes lèvres et peu à peu, je me sens mieux. J'avale une nouvelle gorgée d'eau et continue de respirer comme je le peux. Je me décolle du mur, passant rapidement mes mains sur mes yeux, puis je me dirige vers la scène sous le regard attristé des filles que je remercie pour leur aide, essayant d'avoir un visage serein et rassurant.
« Ça va aller, ne vous en faites pas, c'était juste un petit malaise de rien du tout.
- Quand quelqu'un finit dans cet état, dit tout bas Lisa, ça n'est jamais un petit malaise de rien du tout... »
Je fais semblant de ne pas l'avoir entendue et me poste devant la scène. Le manager s'y trouve, son café en main. Il me toise avant de me demander comment je vais.
« Ça va très bien, dis-je.
- Exactement, tu vas très bien. »
Son regard est rempli de sous-entendus : je vais bien, personne ne doit savoir ce qui vient de se passer, personne. D'un côté ça m'arrange, je veux surtout cacher ça aux garçons, j'aurais trop honte de tout leur avouer. Je respire et décide de ne pas m'asseoir sur les marches comme je le fais en principe : je sais que dès l'instant où je vais me relever, je ferai une nouvelle chute de tension, alors autant ne pas prendre le risque. Je m'appuie contre un mur pendant que le coiffeur termine son œuvre et on me donne un micro que je prends faiblement.
Les BTS terminent de performer ma chanson sous les cris des fans et on me donne le signal : je rejoins la scène pendant la longue ovation qui est faite au groupe et un sourire se fige naturellement sur mes lèvres quand je vois à quel point mon travail est apprécié. Allez Charlie, pense positif : oui c'est dur, oui tu en chies comme jamais jusque là, mais tu es sur scène en train de vivre ton rêve, alors profite de chaque seconde !
Je viens me placer aux côtés des garçons que je commence bien sûr par remercier les uns après les autres pour ce qu'il m'ont permis de vivre et tout ce qu'ils m'ont apporté, musicalement et humainement parlant.
Mon front cogne douloureusement tandis que je poursuis mon petit discours et je fais tout pour me concentrer.
« Je tiens aussi bien sûr à remercier les ARMY et tous ceux qui m'ont soutenu. »
Mais sans rire Charlie, à quoi tu sers, regarde-toi c'est affligeant : tu t'affames pour être aimée, mais au fond, c'est parce que c'est toi qui ne te supportes plus, n'est-ce pas ? Ce corps que tu as toujours eu, à présent tu n'en veux plus et pourquoi ? À cause de ces regards et de ces mots méprisants. Finalement qui est le plus lâche ? Celui qui critique à tort ou celui qui l'écoute et qui se met en danger, reniant tous ses principes, pour se conformer à l'opinion des plus cons ?
Putain de conscience.
« Je ne serais rien sans vous et tous vos encouragements sont très précieux pour moi. »
À qui parles-tu au juste Charlie ? À des fans ou à des bourreaux ? Qui sont ceux qui te veulent du mal finalement ? Tu sais parfaitement que si tu arrêtais ce régime suicidaire ils te haïraient, te verraient comme la fille avec des formes que tu es. Et tu sais ce que c'est le pire ? C'est que quoique tu fasses, même si tu perdais dix kilos, ils te critiqueraient encore, parce que ces dix kilos, tu aurais beau les avoir perdus, ils te verraient encore avec. La première impression est toujours celle qui te colle à la peau, et toi ils n'ont pas écouté ta voix, ils n'ont pas vu ta chorégraphie, ils ont vu tes formes. À jamais tu seras la fille à la lentille et aux hanches larges. Quand ils se rendront compte que tu auras perdu du poids, tu n'auras plus seulement sur le dos ceux qui te critiquaient, car même si tu toute trace de graisse était effacée de ton corps ils te trouveraient toujours trop large, en revanche tu vas en plus devoir supporter ceux qui jugeront que tu as eu tort de te plier à ces critères de beauté : ils te critiqueront aussi, tu le sais très bien, ils te mépriseront parce que tu as été faible et parce que tu n'as jamais eu aucune confiance en toi. Tu n'es rien Charlie.
Tais-toi ! Ta gueule ! Arrête ! Pourquoi est-ce que ce genre de choses effleure mes pensées ! Je ne suis pas faible, si je suis ici c'est qu'au contraire, j'ai eu le courage d'affronter mon trac, mes angoisses, j'ai quitté ma famille, mon pays, ma culture et tout ce que je connaissais pour plonger dans l'inconnu. Je ne regrette aucunement ce choix car je me plais ici comme nulle part !
« C'est penser à vous qui m'aide à avancer chaque jour. »
Mais oui c'est vrai que tu avances bien, oh regarde, une prison là droit devant ! Tu sais ce qu'elle représente ? Ton malheur et ta future anorexie, et tu sais quoi ? Tu t'y diriges peu à peu. C'est tragique, mais c'est comme ça, parce qu'un seul mois suffira largement à te détruire si tu continues dans cette voie.
Je suis épuisée, affamée, je n'ai plus la force nécessaire pour combattre toutes ces pensées qui me révulsent, je n'ai plus le courage de rester forte et j'ai l'impression qu'un rien est capable de me faire craquer.
Des larmes commencent à perler sur mes joues sans que je puisse les arrêter ; par chance la salle et les garçons interprètent ça comme l'émotion due à mes mots. Mais j'ai juste un mal de crâne monumental et l'impression de n'être pas à la hauteur de ce qu'on attend de moi. Je me sens complètement impuissante et j'ai l'impression d'être un poids pour ce groupe qui pourtant m'accorde toute sa confiance et sa bienveillance. Je les aime et les admire au point qu'imaginer les décevoir me fait terriblement mal, je veux rester forte et je refuse de montrer que je me sens mal – par chance le manager a l'air de ne rien vouloir leur dire non plus. Je sais qu'eux, ils estimeraient que c'est stupide pour moi de vouloir perdre du poids.
« Je ne pourrais jamais assez vous remercier de ce que vous m'avez permis de vivre, dis-je entre deux sanglots tandis que J-Hope passe son bras autour de mes épaules pour me réconforter. Et je suis vraiment heureuse de pouvoir partager avec vous tous ma passion. »
Si tu veux partager ta passion avec eux arrête ça bordel ! Tu te fais souffrir pour rien ! Regarde-toi, qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais dû chanter et danser ? Tu serais montée sur scène par fierté et pour ne pas inquiéter les garçons, et ensuite ? Tu aurais jugé que tes limites physiques n'ayant pas encore été franchies, tu pourrais te permettre de poursuivre ces folies. Écoute ton corps tu ne peux pas continuer comme ça, tu vas finir par tomber de fatigue et de faim ! C'est d'une stupidité sans bornes ! Où est passée la Charlie qui refusaient d'arrêter de manger ? Qu'est-ce qui a bien pu se passer pour que tu laisses tomber, pour que tu trahisses ce en quoi tu croyais avec tant de certitudes !
J'y crois toujours, c'est pour ça que je me fais honte, horriblement honte, mais j'en ai marre de me faire verbalement violenter sans arrêt parce que mon corps ne correspond pas aux canons des idoles. J'ai voulu ignorer ces remarques, en dépit de quoi elles m'ont fragilisé peu à peu et ont fini par me faire craquer. Et me voilà, déterminée à changer les choses, mais plus assez confiante et courageuse pour m'y opposer : c'est mon corps que j'ai décidé de changer, pas les mentalités. Pourtant, je me sens encore plus mal quand je me dis que j'ai été trop faible pour m'assumer comme j'étais, mais même si je ne suis pas vraiment une idole, on compte sur moi pour être parfaite, juste pendant un mois ; ce n'est rien un mois je dois faire des efforts. Et puis j'ai réussi à tenir plusieurs jours en mangeant de moins en moins puis très peu tout en continuant du sport à haute intensité, c'est déjà bien, et ce n'est qu'un tout petit malaise. Je vais m'habituer à ce rythme et demain ça ira mieux.
« Je suis vraiment honorée de pouvoir travailler pour vous tous, alors un immense merci, j'espère vraiment que vous continuerez d'apprécier mes compositions ! »
J'Hope frotte tendrement mon dos, et il a beau ignorer la véritable raison de mes larmes, ça me fait vraiment du bien de le savoir à côté de moi, en train de me sourire avec des yeux brillants. J'ai envie de plonger dans ses bras pour pleurer, mais je sais d'une part qu'il trouverait ça étrange et que d'autre part les fans n'apprécieraient probablement pas trop.
Je finis en adressant un large sourire à la salle et nous retournons en coulisses tandis qu'en boucle, cette affreuse petite voix dans ma tête prononce la même phrase qui me glace le sang :
Demain peut-être, mais qu'en sera-t-il les jours suivants ?
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