Un Étrange Jour de Juillet - Partie 2/4

Se débarrassant d'un frisson en une secousse, Tobias se releva. Comme pour se venger du malaise que l'île lui procurait, il se mit à jeter des galets dans sa direction. La revanche se transforma vite en un concours de ricochets.

Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-delà, les cailloux disparaissaient dans le brouillard et il ne pouvait les suivre qu'au son des clapotis. Le nouveau jeu intrigua Lisa. Elle se mit en tête d'aider son frère dans sa quête des rebonds, en lui dégotant les meilleurs galets de la plage. Quand on a six ans, les meilleurs cailloux pour ricochets ne sont pas forcément ceux auxquels on pense, le critère de beauté prenant le pas sur celui d'efficacité. Tobias s'en moquait, cela occupait sa sœur et, mine de rien, cela ajoutait du challenge.

Un, deux, trois. Les grosses caillasses n'allaient pas bien loin. Au moins cela faisait rire Lisa. Tobias aimait le son de ce rire, c'était la seule chose qui parvenait à fendre son visage d'un sourire.

Un, deux, trois, quatre. Lisa grandissait vite. Tobias avait parfois l'impression qu'elle allait le rattraper aussi bien en taille qu'en âge. Bientôt, ce ne serait plus si facile de la faire rire.

Un, deux, trois, quatre, cinq. Il ne pourrait pas continuer longtemps à la protéger ainsi. Cela devenait bien trop difficile et il se sentait si seul, impuissant.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Tobias aurait souhaité avoir quelqu'un qui soit là pour lui.

Sept ?

Pourquoi ce galet avait-il mis autant de temps entre son sixième et septième rebond ?

Huit, neuf, dix. Et voilà qu'il enchaînait sur trois de plus. Lâchant la pierre qu'il tenait armée en main, Tobias s'arrêta net, l'esprit soudainement vidé. Lisa, à ses côtés, s'immobilisa aussi, laissant lui échapper la douzaine de cailloux amassés dans ses bras. Pendant un temps, les deux enfants restèrent figés, les yeux fixés sur la brume devant eux. Puis Tobias se tourna vers sa sœur, l'interrogeant du regard. Elle ne souriait plus. Il n'avait donc pas imaginé les rebonds improbables.

Dans ses mains, Lisa tenait encore un dernier galet d'une teinte bleutée. Sur sa surface, un visage souriant maladroitement gravé. C'était là un vestige d'une des œuvres lithographiques que Tobias avait dû tailler lors de leur dernière venue l'année précédente, ou peut-être celle encore avant. Sans état d'âme, Tobias s'en empara et, se retournant vers la rivière, leva le bras au ralenti. Il hésita un moment sa main légèrement tremblante au niveau du visage. Du coin de l'œil, il percevait le sourire moqueur gravé sur le galet. Puis de toutes ses forces, Tobias lança la pierre. Au cinquième rebond, le galet disparut dans le brouillard. Au neuvième, il s'arrêta. Les enfants retinrent leur souffle. Ne demeura qu'un troublant silence.

Du cœur de la brume résonna alors l'écho d'un clapotis. Non seulement les enfants avaient-ils la bouche grande ouverte, mais leurs yeux s'écarquillèrent en voyant jaillir du brouillard un galet. Il ricocha jusqu'aux pieds de Tobias.

Le garçon se doutait qu'il aurait dû ressentir une certaine appréhension, pourtant, il ne put contenir l'exaltation qui bouillait en lui. Lisa non plus ne manifestait aucune crainte, allant même ramasser aux pieds de son frère le galet en provenance de l'Île aux Brumes. Tout de même intrigué, Tobias appela plusieurs fois en direction de l'île, en vain. Il scruta les ombres à travers le brouillard, mais ne perçut rien de distinct. Alors, il tenta un nouveau lancer de caillou. La réponse fut immédiate : un galet parvint depuis l'autre côté du mur de brumes.

Peut-être qu'un kayakiste s'était-il arrêté sur l'île ? Ou peut-être était-ce un monstre ? Ou un fantôme ? Les deux enfants étaient rongés par la curiosité, mais ils n'osaient aller confronter le brouillard inquiétant. En fin de compte, peu importait : ils avaient un nouveau compagnon de jeu et c'était bien là l'essentiel.

Ils passèrent la fin d'après-midi à bombarder l'île de caillasses qu'elle leur rendait comptant. Tobias tenta de varier les angles d'attaque, de chercher les faiblesses dans les ténèbres embrumées, mais rien n'y fit : il ne parvenait jamais à identifier leur adversaire. Ce mystérieux dernier, quant à lui, renvoyait chaque galet juste aux pieds de Tobias avec une exactitude troublante.

Le soleil était déjà couché lorsque Tobias abdiqua. Lisa avait jeté les armes depuis un moment et s'assoupissait en regardant les derniers efforts de son frère. Il était l'heure d'enterrer un jour de plus. Sans savoir pourquoi, Tobias dit au revoir à l'Île aux Brumes. Il se sentit un peu idiot, mais ne le regretta pas. Même Lisa, baillant à s'en décrocher la mâchoire, fit un signe d'adieu en direction de l'îlot.

Dans la Cabane, le calme était revenu. Les parents des deux enfants gisaient enchevêtrés et à moitié dénudés sur le canapé. Se frayant un chemin à travers les cadavres de verre et d'aluminium agonisant sur le sol, Tobias mena sa sœur à la cuisine. Dans son périple, il récupéra un paquet de sandwichs sous vide, rescapé inespéré du champ de bataille. Ils dévorèrent un triangle chacun et Tobias ouvrit le placard sous le plan de travail.

Il avait installé un petit matelas et un sac de couchage pour sa sœur à l'intérieur. Là, au moins, elle ne serait pas troublée par les raids nocturnes de leurs parents.

Exténuée, Lisa s'allongea et s'endormit presque aussitôt. Le fantôme d'un sourire chagriné aux coins des lèvres, Tobias observa un instant sa jeune sœur avant de s'éclipser sans un son.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top