Reflet Perdu - Partie 6/6
Quartier de Sanya, au nord de Tokyo. Un panneau au détour d'une rue déserte affiche « Conducteurs, prenez garde aux piétons et aux personnes qui dorment dans la rue. »
Derrière la pancarte s'alignent des immeubles désaffectés et un essaim de bâches bleues. Autant d'abris provisoires pour la communauté secrète de SDF qui parasitent la métropole depuis plus de cinquante ans. Bannis dans ce district qui était déjà à l'ère d'Edo le sanctuaire des criminels, errent les désœuvrés oubliés de la société. La ville elle-même est allée jusqu'à effacer tout bonnement le nom « Sanya » des cartes qu'elle distribue à tour de bras aux touristes et autres voyageurs d'affaires.
Le crime s'atténue d'année en année au rythme du relâchement de l'emprise des yakuza. Le quartier est pris dans un ballet constant de petites échoppes, des restaurants aux cuisines douteuses et des guesthouses miteuses qui ouvrent et ferment les uns après les autres.
La communauté démunie qui hante ce quartier fantôme n'en est pas moins soudée. L'honneur avant tout. Suivie de très près par l'alcool bon marché.
Une bâche suspendue sur le squelette bétonné d'un escalier inachevé se soulève. En émerge une jeune fille qui fait tache avec la population d'ex-ouvriers cinquantenaires, majoritaire ici à Sanya. Des hématomes multicolores décorent ses jambes et bras, témoins silencieux des affres de la vie dans la rue. Elle se réveille avec le goût amer d'umeboshi au fond de la bouche. Elle n'en a pourtant pas mangé depuis des lustres.
En essayant de se relever, la fille renverse un amas de bouteilles d'où se dégage une odeur d'alcool frelaté. Les effluves secoués lui montent au cerveau. Ses idées s'embrouillent, comme souvent depuis ce jour il y a trois ans.
Instinctivement, la fille porte une main à sa tête endolorie. Ses doigts effleurent la cicatrice en forme de croissant de lune qui trône sur un versant rasé de son crâne. Elle se remémore la douleur de cet été-là, comme si c'était hier.
Un râle haletant avait retenti. L'air s'était frayé un chemin dans sa gorge. L'invasion avait été massive. Son corps s'était secoué de toussotements pour se défendre, mais rien n'y faisait : ses poumons avait été écartelés vifs, ravivés sans sommation. De l'eau giclait de sa bouche à chaque quinte, l'éclaboussant de gouttelettes le reste de sa peau détrempée.
Aucun autre bruit ne filtrait à travers l'épaisse ouate qui semblait obstruer ses oreilles. Éventée, elle ne sentait plus sa tête sur ses épaules. Étourdie, elle avait ouvert les yeux hagards. Éblouie, elle avait cligné pour chasser le trouble qui voilait son regard. Les couleurs s'étaient affinées et les contours s'étaient matérialisés.
Elle percevait le contact dur et froid d'une pierre contre sa tempe. Son pouls était chaotique. Du sang perlait de son crâne meurtri et venait s'échouer sur la roche.
Autour d'elle, de la verdure rougissait devant les dernières avances d'un soleil couchant. Les herbes hautes se laissaient cajoler sensuellement par une brise marine égarée. Encerclant la scène et l'observant du haut de leurs cimes, des arbres posaient en duègne sur ce batifolage frivole de fin de journée.
Elle ne comprenait rien. Elle n'avait aucun souvenir. Impossible de savoir ce qu'elle faisait là, seule dans la forêt. Même son nom lui échappait, et ce jusqu'à ce jour. Elle avait froid, elle avait peur. Tel un animal blessé, elle avait pris la fuite.
S'en suivirent trois années d'errances qui l'avaient mené ici, à Sanya. Sans aucune réponse.
Il ne lui restait désormais que ce sentiment de malaise permanent. L'impression immuable de n'être qu'une pièce perdue d'un puzzle inconnu.
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