Reflet Perdu - Partie 3/6

De jour, la funeste forêt de la veille est comme rassérénée. Seules les ombres de papillons virevoltent dans les rayons de lumière tandis qu'un écureuil joueur fait remuer quelques branchages. Nous suivons la brise iodée et en un rien de temps, nous atteignons la crique isolée.

Nous arpentons la plage de long en large, dans le sable et dans l'eau. Nous creusons des trous un peu partout et nous longeons la lisière des bois, mais nous ne trouvons rien d'anormal. Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque nos errances nous mènent jusqu'à la partie septentrionale de la petite baie.

Là, juste à côté d'une arche naturelle en pierre qui se mouille les pieds dans la mer, se camoufle une faille dans la falaise. Une large crevasse dont la profondeur disparait dans une flaque d'obscurité.

— Je ne pense pas qu'on devrait entrer là-dedans, émet Hiko avec une crainte non dissimulée.

Pour toute réponse, j'allume ma lampe torche.

La grotte a été creusée par l'océan en un long tunnel étriqué. Nos pas prudents résonnent en ricochet sur les parois rocheuses de part en part. Le halo bleu électrique de la lampe sur les pierres humides nous plonge dans une ambiance hypnotique. Autour de nous, les reflets azurés ondulent telles des danseuses enivrées d'air iodé.

Un bruit sourd suivi d'un cri perce le silence. Je me tourne pour découvrir Hiko au sol. Elle se tient la cheville droite. Je me précipite aussitôt à ses côtés.

— Aïe ! Je crois que je me suis un peu tordu la cheville, dit-elle, en essayant de faire bonne figure.

Un coup d'œil à son pied rougi me révèle qu'elle s'est en effet foulé l'articulation. La jointure reste malgré tout bien souple. Cela ne doit pas être très grave. Elle va juste boiter un petit moment.

Levant les yeux avec un sourire de réconfort pour Hiko, j'aperçois Fuko assise quelques pas en arrière. Elle ne fait pas un bruit, mais son visage se tord de douleur et je réalise qu'elle se tient également la cheville. La cheville gauche.

Quelles étaient les chances pour que mes deux sœurs se foulent la même articulation, chacune sur un pied opposé, au même moment ?

Maintenant que j'y pense, ce n'est en réalité pas inédit. Aussi loin que je m'en souvienne, mes deux sœurs ont toujours trouvé le moyen de tout partager. Les bonheurs comme les malheurs. Je ne sais pas si c'est cette pensée ou un courant d'air dans la grotte, mais je ne parviens pas à réfréner un frisson.

J'aide les deux à se remettre sur pied et nous reprenons notre marche à un rythme plus tranquille.

Après quelques minutes, nous distinguons une lueur bleutée devant nous. Elle s'intensifie à chacun de nos pas hésitants. Avec une certaine appréhension, nous débouchons sur une large cavité aux moirures de saphir. La lumière provient d'un trou, tout en haut du plafond rocheux, qui vient se réfléchir sur une nappe d'eau soyeuse. L'éclairage ainsi réverbéré projette un ballet de douces arabesques turquoise contre les parois noires de la grotte. L'impressionnant silence qui règne en ce lieu est presque assourdissant. On se croirait dans un temple : les bonzes en moins, la beauté naturelle en plus. Nous n'osons pas faire le moindre bruit de peur de briser cette sérénité religieuse.

Comme envoûtés, nos pieds nous mènent d'eux-mêmes au bord de l'eau. Le petit lac au centre de ce sanctuaire repose tranquillement dans un fossé creusé à même la roche obsidienne. En équilibre sur le rebord, mon regard plonge dans les abysses du bassin qui restent insondables malgré la pureté cristalline de l'eau.

À mes côtés, j'entends Hiko retenir de justesse une exclamation blasphématoire.

Dans ce lac souterrain qui s'étend au bout de nos orteils, on peut voir nos reflets aussi clairement que dans un miroir. Sauf celui d'Hiko. Devant elle, aucune silhouette. Il n'y a que de l'eau.

Elle fait pivoter sa tête vers moi et j'observe mon regard incrédule se miroiter dans ses prunelles. Hiko recule et avance plusieurs fois. Lentement, rapidement, en sautant, en rampant. Toujours pas de reflet.

Pas de réverbération, mais soudain, l'écran aqueux est troublé par de légères ondulations.

Nous nous tournons vers l'épicentre de cette disruption pour surprendre Fuko, à plat ventre sur le rebord. Son bras plonge tout doucement dans sa propre réflexion. Je n'ose plus bouger ni même respirer. À quoi joue-t-elle ?

La main de Fuko termine sa descente. L'eau lui arrive au coude. Sous la surface, je vois ses doigts se refermer légèrement. Puis aussi délicatement qu'elle est entrée, comme si elle tractait un objet lourd et fragile à la fois, Fuko retire son bras.

Il ne sort pas seul. Une autre main émerge.

Les doigts de Fuko enserrent un poignet. Tranquillement, c'est tout un corps qu'elle extirpe de l'eau. Je n'en crois pas mes yeux grands ouverts. À côté de moi, Hiko en reste bouche bée.

Toujours maintenue par une Fuko tout sourire, une fille se tient désormais debout devant nous. Ce n'est finalement pas tant le fait qu'elle respire qui nous estomaque, que le fait qu'elle est en tout point identique à Hiko. Jusqu'à la tache de naissance sur le lobe de son oreille droite. Comme deux gouttes d'eau.

— Qu'est-ce que... chuchote Hiko.

Elle n'a pas le temps de finir.

Un bruit d'ébullition résonne dans la caverne. L'eau du lac qui était jusqu'alors lisse et paisible se met désormais à bouillir. De grosses bulles éclatent, s'élevant des profondeurs marines.

— Sortons d'ici ! hurle Hiko, terrorisée.

Nous pivotons vers le long tunnel rocheux d'où nous sommes venues. Nous n'avons pas le temps de faire trois pas qu'un sifflement aigu nous parvient. Le bruit s'intensifie aussi vite qu'il semble se rapprocher.

Droit devant nous, à la lumière de la lampe torche, je vois l'éclat chaotique d'une vague monstrueuse qui ricoche avec fracas de mur en mur. Son rugissement terrible s'accentue alors que sa gueule aqueuse s'ouvre grande pour nous happer entre ses dents d'écumes.

Nous sommes prises au piège.

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