Reflet Perdu - Partie 1/6
Que s'est-il passé ?
Un râle haletant retentit. L'air se fraye un chemin dans ma gorge. L'invasion est massive. Pour se défendre, mon corps est secoué de toussotements, mais rien n'y fait : mes poumons sont écartelés vifs, ravivés sans sommation. De l'eau gicle de ma bouche à chaque quinte, éclaboussant de gouttelettes le reste de ma peau détrempée.
Quelque part, j'entends un cri. La voix est lointaine, étouffée sous l'épaisse ouate qui semble obstruer mes oreilles. Essoufflée, je ne sens plus ma tête sur mes épaules. Étourdie, j'ouvre mes yeux hagards.
— Kagami ! Ça va ?
Je distingue une silhouette en contre-jour penchée au-dessus de moi. Éblouie, je cligne des yeux pour chasser le trouble qui voile mon regard. Les couleurs s'affinent et les contours se matérialisent. Je reconnais ma petite sœur Hiko. Des gouttes ruissellent le long de ses cheveux noirs, luisants telle une nuit sans étoiles, pour venir s'échouer sur mon visage.
Je sens sa paume posée sur ma poitrine. Sa chaleur réconfortante accompagne mon pouls, qui peu à peu, reprend un battement apaisé.
— Où est Fuko ? poursuit-elle en observant les alentours avec anxiété.
Qui est Fuko ? Est-ce qu'il y a quelqu'un d'autre avec nous ? Avec nous où ? Mes pensées confuses s'entremêlent douloureusement dans un brouillard de souvenirs chaotiques. En appui sur une main hésitante, je me redresse.
Autour de moi, les derniers rayons d'un soleil couchant ensanglantent la verdure. Une brise marine glaciale fait frémir les hautes herbes. En témoin impuissante, ma peau tremble à l'unisson avec ces victimes silencieuses. Tout autour, nous guettant du haut de leurs cimes, des arbres posent en cerbères sur ce crime crépusculaire. Ils nous surplombent comme autant de monstres dénaturés prêts à fondre sur leurs proies agonisantes.
Ma vision s'éclaircit. Je vois Hiko aider quelqu'un à se relever un peu plus loin.
C'est Fuko. Évidemment, c'est Fuko. Qui d'autre ? Comment ai-je pu oublier Fuko, ma petite sœur, et la jumelle d'Hiko ?
Elles se frayent un chemin dans l'étroite prairie pour me rejoindre. L'une en parfait reflet de l'autre, elles sont toutes deux aussi détrempées. Je souris faiblement alors que l'illusion de voir double me déconcerte davantage. Je dois focaliser mon attention sur la tache de naissance que mes sœurs jumelles arborent sur leurs lobes d'oreille pour rassurer ma sanité d'esprit. La tâche d'Hiko se trouve sur l'oreille droite et celle de Fuko sur l'oreille gauche.
— Comment est-on arrivées ici ? Vous vous souvenez de quelque chose ? demande Hiko.
Fuko m'imite en se contentant de secouer la tête. Le son de nos dents qui claquent s'harmonise pour l'occasion.
— La dernière chose dont je me souvienne, c'est que nous étions sur la plage... poursuit Hiko avec une oscillation dans la voix.
Je me console de voir que mes sœurs partagent ma confusion. J'ai beau fouiller dans ma mémoire, tout est noyé dans un maelstrom obscur. Les souvenirs ne sont que du menu fretin, happés un par un dans le tourbillon brumeux. Mon crâne est en ébullition. Je porte ma main à ma vieille cicatrice crânienne, tapie sous ma chevelure. Pourquoi se met-elle à me lancer soudainement ?
À l'instar de mon esprit, la pénombre s'accentue autour de nous. L'ombre des branches crochues s'étire vers moi comme autant de griffes et affole ma peau qui se pare de frissons. Ce remous capillaire me fait prendre conscience des vêtements humides qui me glacent. À l'évidence, je ne suis pas la seule à ressentir cette inquiétude grandissante et ce froid glacial puisqu'Hiko reprend d'une voix tremblante :
— Ne restons pas là... Il va faire nuit. Allez, partons d'ici. Rentrons à la maison.
L'air iodé nous rassure sur le fait que la plage de nos souvenirs ne doit pas être loin. Cette petite crique sauvage où nous nous trouvions est bordée par une forêt. C'est dans cette dernière que l'on a dû s'égarer. Si c'est bien cela alors le village de Fukūra se trouve à quelques minutes de marche au sud. Nos parents ont pour tradition de louer une modeste cahute lors des vacances d'été dans cette petite bourgade côtière. Fortes de ces déductions, et en prenant en compte le coucher du soleil, nous orientons notre chemin retour.
La procession au travers du sous-bois se fait en silence. Nous sommes chacune perdue dans nos propres pensées confuses et épuisées par le manque de réponses. Confortée par notre mutisme, la nuit dépose délicatement son voile noir autour de nous. À plusieurs reprises, nos pieds échappent de justesse aux pièges fourbes des racines vagabondes. Le hululement d'une chouette nous fait sursauter toutes les trois. En notre for intérieur, on prie pour que ce soit un hibou protecteur et non une des espèces démoniaques.
Notre supplique a dû être entendue car, à ce moment, un faisceau de lumière pourfend le feuillage. Le rayon balaye les pénombres du sous-bois et s'enfuit aussi vite qu'il est venu, pour mieux réapparaitre quelques instants plus tard. Nous comprenons que cela émane du vieux phare en bois de Fukūra. Sur un soupir de soulagement unanime, nous nous lançons à la poursuite de ce farfadet lumineux salvateur.
Quand nous atteignons enfin la maison, nos parents nous accueillent avec des larmes d'inquiétude et de chaleureuses embrassades. Je remarque la présence d'un policier local et une petite dame voûtée sur sa canne. L'ainée, au visage calligraphié de rides, se présente comme la mairesse du village.
Ils nous posent de nombreuses questions auxquelles Hiko répond aussi bien qu'elle le peut. Fuko opine régulièrement tandis que je reste toute penaude, le regard perdu dans le vide. Je cherche à faire sens de ce qui a bien pu nous arriver. En vain.
Pendant ma réflexion, les autres en sont venus à la conclusion qu'en jouant sur la plage au nord du bourg, nous avions dû faire une insolation. Puis, désorientées, il est fort probable que nous ayons rejoint l'ombre des bois où nous nous sommes assoupies.
Je reste dubitative devant cette conclusion. Cela n'explique absolument pas comment nous nous sommes retrouvées trempées jusqu'aux os.
Je n'ai pas le temps d'émettre de doutes : mes parents m'assaillent de réprimandes. Étant la plus âgée, je n'aurais jamais dû m'éloigner autant avec mes jeunes sœurs. Je reçois la remontrance tête baissée. La honte que je ressens est davantage liée à mon incapacité de donner une explication qu'à la bêtise elle-même.
Ennuyé par la banalité de l'affaire, le policier prend rapidement congé. La vieille mairesse, qui nous dévisageait en silence toutes les trois depuis le début, suit les pas de l'officier. Elle s'arrête cependant sur le seuil de la maisonnette. Un sourire indéchiffrable aux lèvres, elle me jette un dernier regard avec une insistance gênante avant de repartir dans la nuit.
Fatiguées des émotions de la journée, l'appel du lit ne se fait pas prier. Toutefois, en coulissant la porte de notre chambre sororale, j'ai à nouveau un sentiment de malaise : il n'y a que deux futons.
Fuko et Hiko ne s'en étonnent pas un seul instant. Changées en pyjama, elles se blottissent l'une contre l'autre dans un des lits. Elles sont jeunes et jumelles. Elles ont toujours dormi ainsi. Comment ai-je pu oublier cela ? Et surtout, pourquoi cette soudaine pointe de jalousie en moi ? La fatigue s'accentue alors que les questions sans réponses s'accumulent.
Je m'allonge à mon tour et ferme ces paupières qui me pèsent. J'entends au loin le bruit des vagues s'échouer sur la plage. Son écho résonne dans l'obscurité de la chambre. À l'instar de cette mer qui me berce, j'espère que la marée d'interrogations qui embrume mon esprit se retirera au petit matin pour mettre à jour les pièces manquantes de cet étrange puzzle.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top