Le Temps d'un Interstice - Partie 5/5
Achille n'avait aucune idée de l'heure ni vraiment d'où il se trouvait. Il avait reconnu un garage un peu plus tôt, mais depuis tout lui était inconnu. Il lui semblait que le ciel s'éclaircissait là-bas, au bout de l'horizon, mais ce n'était peut-être qu'une illusion.
Des taches blanches brillaient chaque fois qu'il clignait des yeux pour chasser la sueur qui pesait sur ses cils. Chaque muscle de son corps agonisait. Même respirer était devenu un effort insurmontable. Pourtant, il continuait, porté par une hargne qu'il ne se connaissait pas. Il devait réussir. Il devait gagner ce pari.
Il prit à droite sur une petite intersection. Lorsqu'il se rendit compte du cul-de-sac, il était déjà trop tard. Impossible de faire saut arrière : pour lui, sauter une deuxième fois sur un pavé déjà utilisé, revenait à tricher, donc à perdre.
Les larmes lui montèrent aux yeux devant ce qui s'annonçait comme une nouvelle défaite. C'est alors qu'il réalisa qu'un portail métallique était ouvert au bout du trottoir. Un panneau délabré indiquait « collège ». Le reste était noirci, illisible. Lorsqu'il arriva à hauteur, Achille constata avec joie que l'entrée de ce collège et sa cour intérieure étaient conçues exactement comme le trottoir : une série de dalles bétonnées divisées par un réseau de jointures. Il y vit un signe : ce serait ici. La fin de son pari. Ses ultimes sauts.
Il entreprit de sauter sur chaque pavé alors qu'au loin, le chant d'un coq accompagna son arrivée vers la finale. Le soleil, curieux, vint poindre le bout de ses rayons pour éclairer les pas d'Achille au sein de ce vieux collège abandonné, noirci en partie par un vieil incendie. La chaleur des premières lueurs matinales vint chasser la fatigue et réchauffa le cœur d'Achille.
Plus que quelques bonds et il aurait réussi. Les derniers sauts avant de pouvoir revoir son père. Il s'imaginait déjà la surprise de sa mère. Cela le fit sourire. Les larmes, la douleur, la sueur, le soulagement. Tout s'emmêlait. Sa vue se troubla un instant.
Un instant.
Quand il réalisa, il était déjà trop tard. Il le ressentit avant même de le voir. Achille gémit en baissant le regard vers son pied.
— Non, non, non... implora-t-il entre ses dents.
Sous son pied, une ligne perpendiculaire filait droit devant elle, intraitable, sans une once de pitié. Le temps s'arrêta. Plus un son. Le soleil lui-même semblait s'être figé.
Soudain, la terre se mit à trembler.
Les rainures se fendirent en fissures. Chaque dalle se sépara l'une de l'autre comme des icebergs à la dérive. Achille perdit l'équilibre. Sous son pied fautif, la crevasse s'élargissait. Il agita les bras, se voyant déjà tomber dans le gouffre qui se creusait sous lui. De justesse, il se contrebalança et retomba en arrière sur les fesses.
Sa dalle était désormais un îlot parmi un archipel d'îlots de mêmes tailles. À perte de vue, les dalles de la cour s'étalaient, divisées par des failles rectilignes au fond insondable.
Achille paniqua. Que se passait-il ? Qu'avait-il fait ?
À quatre pattes sur sa colonne rectangulaire, il s'agrippa au rebord et plongea son regard affolé dans les ténèbres.
Son regard s'immobilisa lorsqu'il perçut un remous dans les ombres juste en dessous. Une silhouette se détachait de la pénombre et un visage émergea de l'obscurité. Achille écarquilla les yeux, incrédule.
— Pa...papa ? chuchota-t-il, la mâchoire tremblante.
Son père leva les yeux vers son fils et sourit. Les colonnes de dalles se mirent alors à bouger. Petit à petit, les failles entre les dalles se refermaient.
— Papa ! Attrape ma main, vite ! Je vais te sortir de là !
Achille tendit son bras et tous ses doigts aussi loin que possible, mais cela resta bien insuffisant. Son père était trop loin en contrebas.
— Calme-toi mon petit Cha', résonna calmement la voix de son père. Ça va aller.
— Les failles se resserrent papa ! Tu vas être écrasé ! Dépêche-toi !
— Mon petit Cha', écoute-moi. Tu ne peux pas me sauver. Personne ne le peut.
Achille dévisagea son père avec terreur. Comment pouvait-il dire ça ? Il était juste là, dans le noir, quelques mètres plus bas. Les parois continuaient leur rapprochement.
— Mais...mais tu es juste là. Le pari... Tu n'as qu'à monter ici...
— Ne t'en fais pas mon petit Cha', tout ira bien.
Les larmes d'Achille coulaient jusqu'à son menton. Chaque sanglot y décrochait une goutte qui plongeait en piqué dans les ténèbres.
— Mais... papa... on a besoin de toi... j'ai besoin de toi !
— Non Achille, répond son père. Regarde comme tu as grandi. Regarde tout ce que tu as réussi ces derniers jours. Pour moi, tu as bravé ta peur du noir, tu as fait face à tes rivaux. Tu as poussé ton corps dans ses retranchements, n'hésitant pas à te priver de nourriture ou de sommeil pour mener ton pari à bien. Désormais, tu t'en sortiras très bien, crois-moi.
Les colonnes étaient maintenant si proches l'une de l'autre qu'Achille aurait pu sauter sur une autre dalle avec juste un peu d'élan. Il se sentait si impuissant. S'en était plus douloureux que tout ce qu'il avait pu endurer ces derniers jours. Il frappa le sol de ses petits poings.
— Je suis désolé papa, sanglota-t-il. C'est ma faute. J'ai mis le pied sur l'interstice. J'ai raté le pari.
— Tu n'as rien raté. Tu m'as offert la chance de te voir une dernière fois, je n'aurais jamais pu espérer mieux. Prends soin de ta mère. Adieu, mon fils, je suis fier de toi.
Seul son sourire brillait encore au fond de l'étroite fissure, désormais pas plus large qu'une main. Le cœur d'Achille aurait aussi bien pu s'y trouver, dans cet étau. La douleur lui troubla la vue, il sentit ses forces le quitter.
— Adieu papa...
☆☆☆
Achille se réveilla alors que le soleil venait de dépasser les toits. Il avait perdu connaissance au milieu de cette cour de bitume. Du doigt, il caressa la rainure qui longeait la dalle où il gisait. L'empreinte humide de ses larmes teintait encore la pierre qui se réchauffait doucement.
Sa mère allait s'inquiéter. Il devait rentrer. Son corps était lourd, engourdi de fatigue, mais cela ne lui importait plus. D'un revers de manche, il s'essuya le visage et se releva.
Arrivé au portail de la cour, Achille jeta un dernier regard derrière lui avant de prendre le chemin de la maison, sans plus se soucier d'éviter les rainures.
☆☆☆
NDA : Alors d'après vous ? Achille a-t-il vraiment vu son père ou n'était-ce qu'une vision liée à sa fatigue extrême ?
Il y a même une troisième possibilité mais celle-ci est très subtile et très sombre (je n'ai pas tenu à la mettre plus en avant)... bravo à celui qui trouvera !
N'hésitez pas à me donner vos commentaires, critiques et ressentis !
À suivre : Les Archives Oubliées
Un homme est perdu dans une gigantesque bibliothèque mystérieuse. Un enfant va le guider dans ce dédale. A trop chercher sans savoir quoi, ne risquent-ils pas de se perdre ?
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