Le Temps d'un Interstice - Partie 4/5

Sans sourciller davantage, Achille se détourna des garçons et reprit son périple. Son visage crispé dissimulait avec peine l'excitation qui bouillonnait en lui. Un mélange de jubilation, de fatigue et de terreur faisait trembler chaque once de son corps. Il ne revenait pas de ce qu'il venait de faire. Lui, qui n'avait jamais osé ne serait-ce que relever la tête face à ses tourmenteurs.

L'altercation lui procura l'énergie nécessaire pour poursuivre, mais la dernière partie de son parcours n'en fut pas moins un véritable calvaire. Chaque saut demandait un temps de récupération de plus en plus long. Le sommeil alourdissait les paupières d'Achille et faussait son appréciation des distances. Plus d'une fois, il crut fauter, en commettant l'irréparable erreur d'atterrir sur un interstice de trottoir. C'était chaque fois avec un soupir de soulagement las qu'il surprenait ses pieds bien à plat sur la surface plane du bitume.

Il faisait nuit noire lorsqu'Achille arriva à hauteur de son immeuble, sa boucle infernale enfin achevée. La nuit ne l'avait pas pris par surprise : sa fatigue était telle qu'il en fit simplement abstraction, occultant par la même occasion ses angoisses nocturnes. Les ombres pouvaient bien venir lui lécher les talons, il n'en avait plus rien à faire.

Il n'eut pas la force de tourner sa clé dans la serrure, mais heureusement sa mère lui ouvrit et l'accueillit d'une embrassade pleine d'inquiétude. Par-dessus l'épaule de sa mère, Achille contempla l'absence de son père. C'était un nouvel échec. Une nouvelle déception.

— Mais où étais-tu ? Je suis rentrée et tu n'étais pas là ! Je me faisais un sang d'encre !

Le visage de sa maman était creusé par l'anxiété, ses yeux encore rougeoyants de larmes séchées et son corps affaibli par une journée éreintante. Mais son sourire était bien là. Bien que crispé par l'inquiétude, il était franc et rayonnant comme autrefois.

Sans une pensée pour leur rationnement, elle installa un Achille désabusé à table et lui présenta un ragoût fumant avec tout ce qu'il leur restait de carottes, et même quelques morceaux de lard. Achille leva des yeux interrogateurs vers sa mère.

— Ne t'en fais pas, j'ai pu négocier un petit supplément à l'usine... Nous aurons le droit à un ticket de rationnement en plus ! Et le contremaître m'a promis une pièce de plus chaque jour travaillé ! Vas-y, régale-toi mon petit Cha'.

Il ne se fit pas prier davantage, cédant aux aboiements affamés de ses boyaux.

Cette nuit-là, ce furent des larmes de rage qui imbibèrent l'oreiller d'Achille. Pourquoi ce satané pari ne marchait-il pas ? Achille s'en voulait de n'être qu'un enfant. Il s'en voulait d'être faible. Il voulait tant revoir son père.

Sa colère l'empêcha de trouver le sommeil et le festin du dîner l'avait complètement requinqué. Tant que ce pari ne serait pas réussi, Achille sut qu'il ne dormirait plus.

Il fallait qu'il tente le tout pour le tout et une bonne fois pour toutes : il allait traverser la ville entière en évitant chaque rainure de chaque trottoir. Si cela ne ramenait pas son père, rien ne le ferait.

Il se glissa silencieusement hors de son lit et prit soin d'éviter chaque planche grinçante ainsi que de refermer la porte avec douceur.

Les rues désertes prirent un teint fantomatique à la lueur de la lune. Sans un seul état d'âme pour les spectres dissimulés dans la pénombre, c'est à cloche-pied, un œil fermé et les mains dans le dos qu'Achille s'élança sur les trottoirs de la ville endormie.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top