Le Temps d'un Interstice - Partie 2/5
La nuit fut noire de troubles, mais blanche de sommeil. Au matin, Achille trouva sa mère affaiblie, les traits tirés et les yeux irrités. Elle lui demanda de s'asseoir à ses côtés et lui expliqua que son père ne reviendrait pas. Qu'il ne reviendrait plus jamais. Cela ne fit que confirmer ce qu'Achille avait déjà perçu la veille.
— Le monstre de la guerre a dévoré papa ? demanda-t-il simplement.
Une étincelle amusée, mais éphémère s'évanouit dans les yeux mornes de sa maman, qui soupira avec le fantôme d'un sourire au coin des lèvres :
— Oui mon petit Cha', le monstre l'a dévoré.
Ils restèrent toute la matinée, blottis l'un contre l'autre, à sangloter. L'appétit resta aux portés disparus et c'est sans rien dans le ventre qu'Achille accompagna sa mère à l'usine. Elle était très affaiblie et son regard restait figé dans le vide. Achille s'inquiéta pour elle, mais arrivé devant l'usine, sa mère le conforta d'un large sourire, d'une grande étreinte et lui affirma que tout irait bien. Elle n'avait jamais su mentir, mais Achille fit comme s'il y croyait. Si cela pouvait l'aider à garder le sourire...
Sur le chemin du retour, tête basse et talons trainant, Achille se mit instinctivement à éviter les rainures de trottoir. Quand il le réalisa, l'idée lui vint comme une évidence : il allait parier le retour de son père, tout simplement !
Ce serait un pari difficile, il en eut bien conscience. Alors il mit le paquet : s'il parvenait jusqu'au pont qui lie les deux rives de la ville, en sautant et en ne touchant aucune rainure, son père reviendrait.
Le pont se trouvait de l'autre côté du quartier. C'était la plus grande distance sur laquelle Achille ait jamais parié. Alors qu'il entreprit ses premiers sauts, il trembla d'excitation, mais aussi un peu de peur d'échouer.
Il gagna rapidement la place centrale, où il continua de bondir devant le regard étonné des passants. Quelques jeunes enfants qu'il ne connaissait que de visu se prirent au jeu et bondirent avec lui sur quelques mètres. Toutes ces distractions n'atteignaient pas Achille, qui restait focalisé sur chaque dalle que ses pieds foulaient.
Achille aperçut le grand pont au loin. Il lui restait encore une dizaine de rues à traverser pour l'atteindre. Ses cuisses le brûlaient autant que le soleil qui se réfléchissait sur les pavés et ses mollets étaient durs comme la pierre du trottoir. De grosses gouttes de sueur perlaient, laissant une trace humide de petit poucet derrière lui. Passant devant le poissonnier, Achille, la bouche ouverte cherchant l'air avec désespoir, se prit d'empathie avec les bêtes qui gisaient gueule béante sur l'étal.
Le soleil toucha l'horizon au moment où Achille atteignit enfin le pont. Son teint exsangue était ravivé par les rayons rougeoyants d'une journée en fin de vie. Anhélant, mains ancrées sur les genoux, Achille avait la tête qui tournait. L'effort le rendit nauséeux, ses tripes se vengeaient de la diète qu'elles avaient subie ce midi en se contractant dans le vide. Malgré tout, Achille souriait. Il avait réussi son pari. Il avait gagné. Oubliant en un instant la douleur, il prit la direction de la maison où son père devait déjà l'attendre. La nuit avait entamé sa sombre progression, étirant les ombres à leur paroxysme. Achille fut parcouru d'un frisson. Il craignait la nuit et ses ombres. Il accéléra davantage le pas.
Une course effrénée et un tour de clé plus tard, Achille désenchanta.
Il fut accueilli par le vide étouffant de sa maison silencieuse. Il eut beau faire le tour des pièces et appeler : pas de père.
Sa mère devrait bientôt rentrer de l'usine. Achille, résigné, se lança dans l'épluchage de quelques carottes noircies. Ce soir-là, des larmes de déception vinrent saler l'eau du maigre ragoût que partagea Achille avec sa mère. La fatigue et la peine eurent raison de leurs paroles et ce fut presque sans un mot que les deux gagnèrent leur lit cette nuit-là.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top