Le Temps d'un Interstice - Partie 1/5

« La guerre ». Tout le monde n'avait que ce mot à la bouche ces derniers temps.

La guerre par-ci, la guerre par-là. Surtout les grands, ils ne parlaient que de ça. Toujours avec beaucoup de sérieux et d'inquiétude parce qu'apparemment, c'était très grave la guerre. À la radio aussi, plus une seule chanson, que des messieurs très sérieux qui parlaient et parlaient et parlaient...

Achille ne comprenait pas pourquoi on en faisait un tel foin, de cette guerre. On avait beau en parler à tout bout de champ, il n'avait pas remarqué de gros changements. Bon, c'était vrai, il n'y avait plus école, mais ça, c'était plutôt chouette.

Achille n'aimait pas trop l'école. Il aimait rêver, marcher, explorer, se perdre. Tout ça, on ne l'apprenait pas à l'école. Tout n'y était que mathématiques, orthographe, histoire. Des calculs, des règles et des fantômes du passé. Quel ennui !

Il y avait aussi du sport, mais Achille n'aimait pas se presser. Il y avait de la musique, mais Achille avait des doigts trop potelés pour la flûte. Il y avait du dessin, mais aucun de ses gribouillis ne semblaient plaire au maître. « Beaucoup trop de couleurs ! C'est indigeste ! » s'énervait-il sans cesse. Comme si les dessins se mangeaient...

Non, vraiment, il était mieux chez lui avec sa maman... Mais sans son papa.

Car oui, si la guerre avait bien changé une chose importante, c'était ça : son papa n'était plus là. Il avait été envoyé « au front ». Achille ne comprenait pas bien ce que ça voulait dire « au front ». Il en avait déduit que la guerre était une sorte de monstre gigantesque. C'était vraiment une chance que son père ait été envoyé sur le front et pas dans les pieds ou les fesses !

Toujours est-il qu'Achille avait désormais beaucoup de temps libre. Et ça, c'était génial !

Bien sûr, il devait aider sa maman aux tâches ménagères puisqu'elle était tout occupée la journée avec une chose qui s'appelait « l'effort de guerre ». Cela voulait dire qu'elle se rendait à l'usine du quartier voisin pour y travailler. Elle revenait transpirante, crasseuse et exténuée. « L'effort » était clairement très difficile et Achille redoublait lui aussi d'efforts pour alléger un peu sa peine. Les commissions, le ménage, à manger. Il était devenu une vraie fée de logis comme le disait maman, ce qui amusait bien Achille.

Quand il avait fini toutes ses tâches et qu'il n'était pas en train de rêvasser, il s'amusait à faire des « paris de trottoir » comme il les avait surnommés. Vous savez bien ! Ce jeu où il faut absolument éviter de marcher sur les rainures d'un trottoir ou d'un sol carrelé faute de quoi non seulement le vœu ne se réalise pas, mais en plus des malheurs arrivent.

Achille n'était pas vraiment superstitieux, mais il s'était découvert un véritable don pour ces paris. Dernièrement, il les réussissait tous et à chaque fois, ses vœux s'exauçaient.

Il avait parié que s'il pouvait rejoindre la mairie, devant laquelle une voiture de l'armée était stationnée, sans toucher une seule rainure, il pourrait gagner le tournoi de billes contre les grands. Le lendemain, il avait tout raflé. Ça avait particulièrement agacé Pierre et sa bande, mais peu importe ; Achille avait empoché plus de billes qu'il n'aurait jamais pu imaginer.

Quelques jours plus tard, après s'être pris une rouste par Pierre et sa bande, il avait à nouveau parié. Arborant son œil au beurre noir, il avait parié que s'il pouvait rejoindre la boulangerie où les villageois faisaient la queue avec leur ticket de rationnement, sans mordre du pied un seul interstice du trottoir, il n'aurait plus à aller à l'école. Le lendemain, on annonça que l'école était fermée jusqu'à nouvel ordre. Soit disant le maître d'école avait été « enrôlé ». Achille ne savait pas de quoi retournait cette histoire d'« en rot lait », mais il en était désormais sûr : c'était grâce à son pari réussi !

Depuis, dès qu'il avait un moment, Achille pariait. Il avait vite réalisé qu'en fonction de l'importance du souhait, le pari devait être plus ou moins difficile. Pour qu'il ne pleuve pas le lendemain, un aller-retour jusqu'à l'église suffisait alors que pour empêcher la sirène d'alerte de retentir en pleine nuit, et donc de le réveiller en sursaut, il fallait faire le même trajet, mais avec les mains dans le dos.

Le soir d'un jour pluvieux où il n'avait pas pu parier, on avait toqué à la porte. Maman rentrait à peine de l'usine et Achille venait de mettre quelques pommes de terre à cuire. Maman avait hésité un moment avant d'ouvrir. Elle semblait avoir peur.

Sur le seuil de la porte se tenait un grand et vieux monsieur dans un uniforme. Il ressemblait beaucoup aux généraux qu'on montre dans les livres d'histoires à l'école. Il avait l'air méchant, en tout cas il fit peur à Achille et sa mère s'était aussitôt mise à pleurer. Achille le détesta d'emblée. Le monsieur avait tendu une lettre et avait simplement dit :

— Toutes mes condoléances.

Il avait tourné les talons, sur un Achille désemparé par ce mot, « condoléance », qu'il ne connaissait pas et par sa mère qui s'effondra de chagrin.

Achille n'aurait jamais cru qu'il était possible de pleurer autant que sa mère le fit ce soir-là. Elle ne parvenait pas à prononcer un seul mot. À son tour, Achille s'était mis à sangloter, par mimétisme, sans vraiment comprendre pourquoi. Après avoir soutenu sa mère jusqu'à son lit, Achille retira les pommes de terre du four et alla se coucher. L'appétit s'était dilué dans les larmes.

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