Chapitre 59

— Voyons le bon côté des choses ! Je ne suis jamais allé au Chœur.

— Fais pas la maligne, j'ignore encore à quoi tu vas servir là-bas, Tiny.

— Tu es trop vieux, Binou, tout le temps à râler...

— Je te signale que tu pourrais finir en apéritif là-bas. Tu es bien placée pour savoir que les cours astrales ont un talent pour disjoncter. Et les courtisans de Lombal confirment trop bien la règle, crois-moi.

— Si je dois prendre soin de trois astres bien musclés, je suis prête à me plier à leur moindre volonté !

— Il te manque sérieusement une case dans ta caboche.

Elle glousse alors que nous attendons d'embarquer à bord d'un vaisseau monstrueux de par sa taille. À ma droite, Clark mord dans un sandwich aux oignons. Merci l'haleine... Ce voyage s'annonce sous les meilleurs hospices !

Autour de nous, la piste grouille de soldats et de domestiques en combinaisons technologiques. Des sons et des voix mécaniques emplissent nos pauvres oreilles mais malgré ce chaos général, nous gardons nos positions, sous le moteur malodorant du bâtiment.

— Où est Malgal ? soupire mon ami.

— Sûrement en train de veiller à l'embarcation de sa cargaison de drogue, supposé-je.

— J'espère qu'il sera meilleure pâte que son frère, ajoute Tiny en inspectant ses ongles.

— J'en doute... Est-ce que je suis vraiment le seul à être paniqué comme une poule dans un chenil ?

— Bah... C'est pas Püpe qui semble s'inquiéter, en tout cas.

Je jette un regard sur la gnome blonde qui se maquille devant la carrosserie reluisante du vaisseau royal. De toute façon, lorsqu'elle a enclenché sa carte « madame pétasse », le monde peut s'écrouler, elle en a cure. Elle se pince les lèvres pour égaliser le baume carmin et passe négligemment la main dans sa superbe chevelure blonde. À ce moment, je n'ai qu'une envie : nettoyer les roues des navettes avec sa crinière, on verra si elle arbore autant d'éclat.

Clark se gratte la nuque :

— Je ne comprendrai jamais les femmes, je crois ; pourquoi accorde-t-elle autant d'importance à son image alors qu'elle sera peut-être livrée en pâture aux chiens à notre arrivées ?

— Elle joue son allumeuse, c'est tout. Y a pas à chercher plus loin.

— On sent l'amour dans ta voix, rigole Tiny.

— Votre couple, murmure Clark de son air débonnaire, c'est toujours comparable au parcours d'un chariot nain sur les rails d'une mine. Y a des hauts, des bas et ça brinquebale dans tous les sens.

— Oui, soupiré-je, c'est lassant. Faut bien composer avec sa folie.

— Toi aussi tu es pas mal dans ton genre, remarque mon ami.

Püpe nous rejoint en roulant du cul et déclare :

— On dirait que Malgal pointe le bout du nez.

Je me retourne et aperçois l'elfe, toujours coiffé de son chapeau à large bord et vêtu de son long manteau de cuir. À ses côtés, Farondar avance péniblement, affaibli par le rituel qu'il a subi plus tôt. Brusquement, il s'effondre. Malgal le retient au dernier instant et glisse un mot à l'oreille de l'adolescent. Ce dernier hoche la tête et continue son chemin, cramponné au bras de son oncle.

— Embarquez, les gnomes, lance le Fëalocen.

Si monsieur l'exige. On ne se fait pas prier deux fois pour échapper au froid mordant de l'hiver. Nous gravissons une petite passerelle annexe et pénétrons dans le vaisseau monstrueux. Là, des machines vrombissantes s'empilent sans fin. Nous les longeons, un peu déstabilisés. Mais la proximité avec le moteur a le mérite de nous réchauffer.

Des techniciens nous demandent de nous poser dans une petite cabine exigüe où nous attendent des bancs de fer au confort douteux. Tant pis, je me pose aux côtés de Tiny, prêt à endurer un voyage éprouvant.

— On en a pour combien de jours ? me demande-t-elle d'une voix déjà impatiente.

— Je n'en sais rien. Au moins une semaine, ça dépend de la rapidité du vaisseau...

— Quel enfer... J'espère que Morgal retrouvera vite ses pouvoirs.

— En quoi ça te passionne autant ?

— Il pourra ramener Poulpinet à la vie, j'en suis certaine.

À son cou, la pierre d'Onyx pend toujours avec une certaine élégance. Pauvre Tiny. Elle n'a jamais eu de chance auprès du gnome d'Onyx...

— Gardons le point positif des choses, intervient Clark, nous sommes toujours en vie et à priori, nous le resterons pour les prochains jours.

— Mouais... Je ne tiens pas vraiment être une attraction pour tous les astres dégénérés, soupiré-je, Malgal m'a trouvé un nouveau métier : bouffon.

— Ooh, tu seras trop mignon avec des clochettes sur la tête, s'attendrit Püpe.

— Sans façon.

— Et si tu es nommé fou du roi, ça te donnera une place intéressante pour glaner des informations. Tu devrais en jouer, justement.

— Ton idée n'est pas trop bête pour une fois.

Elle secoue la tête en agitant ses boucles blondes, le regard levé au plafond :

— Et c'est pas comme si le rôle de clown t'était étranger.

— J'attends de voir comment tu réagiras quand on te demandera de danser à poil.

— Oh mais tu seras là pour me protéger de tous les vilains qui voudront me faire du mal.

— Je sais pas, ça se discute. Y a peut-être un marché à évaluer si tu vois de quoi je parle.

— Tu n'es pas drôle, Binou.

Et c'est elle qui dit ça ? Désabusé, je m'allonge en position fœtale sur le banc, préférant passer l'attente dans les bras d'un sommeil agité.





J'ai fait un rêve bizarre durant cette sieste ; je me revoyais avec Frère du Bon Conseil et il parlait avec une gnome. À ce moment précis du songe, l'identité de cette inconnue m'était évidente : il s'agissait de ma mère.

Aussi, lorsque je me suis réveillé, j'avais la désagréable impression de flotter entre deux temps. Je n'ai jamais réfléchi à propos de mes parents, maintenant que j'y pense. Faut dire que dans la civilisation gnome, ce n'est pas un aspect primordial. Mais le moine a raison ; je devrais peut-être enquêter un jour ou l'autre sur eux. Après tout, j'ai fait treize gosses et malgré les années je n'ai jamais vraiment perdu contact sauf avec la dernière parce que je n'avais pas été mis au courant de son existence. Bon clairement, c'est un peu le foutoir, ma vie de famille. Faudrait que j'y remette un peu d'ordre.

Et c'est pas Püpe qui va vraiment m'y aider. D'ailleurs je me demande ce qu'elle fait avec mes cheveux depuis tout à l'heure.

— Arrête, grogné-je.

— C'est amusant tes mèches noires et blanches : c'est plutôt inédit en fait.

— C'est pas une raison pour t'essuyer les mains dessus.

Je me redresse et découvre avec effroi Bhaurisse sur les cuisses nues de sa maîtresse. Mais c'est pas possible ! La prochaine fois je crame cette ignoble bestiole !

Comme Tiny et Clark dorment toujours, je me tourne vers ma femme :

— Püpe ?

— Mmh ?

— Pourquoi ta mère t'a-t-elle gardée ?

Elle garde le silence sans s'arrêter de caresser le lapin dans le sens du poil.

— Elle ne voulait pas se séparer de moi, déclare-t-elle enfin d'un ton impassible, et comme elle travaillait sur l'Île des Sirènes, elle a pu aisément convaincre ses supérieurs de me garder.

— Et ton père ?

— Il n'a jamais quitté Calca, d'après ce que j'ai compris. C'était un ami de ma mère avec qui elle a coupé les ponts. Et sinon, pourquoi ces questions ?

— Je ne sais pas... Je m'interroge sur mes parents, parfois.

— Tu es né à Mubalou, non ? Sans vouloir casser tes rêves, ta mère devait avoir pour rôle de tomber enceinte pour fournir assez d'esclaves aux elfes. Elle devait voir passer des gnomes tous les jours afin d'augmenter les chances de compatibilité.

Je n'aime pas trop cette supposition bien qu'il y ait des grandes chances qu'elle soit vraie. À Mubalou, je me souviens que les maisons closes avaient pour premier but de perpétuer la race. Les femmes qui exerçaient le faisaient la plupart du temps par choix ; en général, il n'y avait jamais de débordement. Et c'était mal vu d'avoir des enfants de son côté. De toute façon ça restait très rare de trouver une compatibilité et heureusement, sinon, on serait des centaines de milliards dans le Cosmos !

— Tu es quand même en train de me dire que ma mère était une poule pondeuse, c'est pas très respectueux à mon égard.

— Bah et moi, tu crois que je suis quoi, alors ?

— Oui mais nous formions un vrai couple, ça n'a rien avoir.

— Dis-toi que tu as sûrement des frères et sœurs.

— Ce sera simple de les retrouver, tiens !

— Avec ta peau caramélisée, peut-être, c'est pas courant.

Je soupire et m'adosse contre le mur dur. Je ne suis jamais revenu à Mubalou depuis mes vingt ans. Peut-être que ma mère y vit toujours. Est-ce que ça lui arrive de penser à moi ? J'en doute. Je crois qu'elle a aussi oublié le gnome qui m'a conçu. Quel système pourri, quand même. Je suis heureux que mes enfants n'aient pas eu à subir toutes ces conneries.

— Pourquoi cette histoire te taraude-t-elle ? Cela fait des millénaires que tu n'y as jamais songée.

— Oui mais récemment, un moine m'en a parlée et cela m'a perturbé.

— Toi dans une église ?

Elle éclate de rire si bien que nos deux amis se réveillent.

— Eh bien oui, figure-toi.

— Tu essaies de te donner bonne conscience pour calmer ta perversité ?

— Je ne suis pas un pervers.

— Binou, tu baves depuis vingt minutes sur ma poitrine.

— C'est même pas vrai. Et même si c'était le cas, c'est particulièrement avec toi.

Elle se mord les joues, pas très convaincue.

— Rappelle-moi depuis combien de temps tu connaissais Tiny lorsque tu as fricoté avec elle.

— Cela n'a rien avoir.

Clark intervient d'une voix pâteuse :

— Si vous voulez vous disputer, c'est dehors.

— Et je trouve, ajouté-je sans faire attention à Ventre-sur-Pattes, que tu pourrais te taire vu ta romance avec l'autre abruti à la mèche rose.

— Fernéo ? S'il ne baisait pas comme un pangolin asphyxié, je serais restée avec lui : il était si romantique.

— Et après, c'est moi qui ne pense qu'au sexe...

— Malgré ton imbécilité, je ne me suis jamais lassée de toi. Faut avouer que ta queue y est aussi pour quelque chose.

— Bon, tu as fini de m'humilier.

— Si je voulais vraiment t'humilier, je parlerais de ta première fois.

— Hey, ça suffit !

Ma main claque sur sa joue. Immédiatement, Bhaurisse me saute au cou pour me faire rendre gorge

Je me débats avec le lapin avant de l'attraper par les oreilles et de parcourir la cabine du regard. Une petite grille qui mène directement au moteur fera très bien l'affaire ; je l'ouvre et balance le lapin en vue d'une carbonisation garantie ! Essaie de revenir après ça !

— Tu n'as pas remarqué que Bhaurisse était immortel ?

— Laisse moi espérer... D'ailleurs, c'est quoi comme créature ?

— Aucune idée, Bradh m'avait simplement certifié que ce n'était pas un animal comme les autres.

Bradh !? Le deuxième majordome des Falaises Sanglantes que j'ai précipité du haut du palais. Que de souvenirs. Il était amoureux de Püpe, lui aussi.

— Je crois qu'il s'agit d'une Entité du Passé, spécule ma femme, il en reste toujours malgré l'Extinction.

Eh bah ! Je me rassois sur le banc, lassé. Avec un peu de chance, la gnome blonde arrêtera de me les briser même si j'en doute.





Le vaisseau se stabilise brusquement. Inévitablement, je tombe du banc et me mange le sol.

— On est arrivé ? s'excite Tiny.

— Faut croire, grommelé-je.

Alors que je me relève, la porte de notre cabine s'ouvre pour nous laisser l'accès à l'extérieur. C'est sans entrain que nous quittons le vaisseau royal, les entrailles nouées par l'angoisse.

Pour la seconde fois, le Chœur se présente à mes yeux dans toute sa splendeur la plus sauvage. Dressées malgré les rafales glaciales du vent, les tours noires bravent la tempête comme les piliers d'un monde révolu. Ceci-dit, je doute qu'Arnil détruise une cité aussi impressionnante. Il faudrait déjà récupérer tous les trésors qui y regorgent.

Avec mes amis, je m'avance jusqu'à l'extrémité de la piste, pressé de me mettre à l'abri dans le premier bâtiment. Mais même en courant, les seaux d'eau se déversent sur nous comme une douche impitoyable. Enfin, nous nous arrêtons sous le porche, le souffle court.

Les hommes d'Arnil grouillent autour de nous mais nulle trace d'elfes d'Onyx.

— Alors, les gnomes, vous avez fait bon voyage ?

— Le confort était discutable si je puis me permettre.

Malgal hausse un sourcil et donne un ordre bref à quatre techniciens astres. Sans qu'on ne l'ait vu venir, ils nous attrapent chacun un bras et nous y agrafent une puce.

Encore !

— Des puces de domination, explique l'elfe, ce n'est pas très différent des marques. C'est pour s'assurer que vous ne fassiez pas de bêtises.

— Et c'est vous notre nouveau maître ?

— Exactement ! Le majordome va vous prendre en charge.

Oh pitié. À peine Malgal a-t-il tourné les talons que notre nouveau tortionnaire se plante devant nous. D'ailleurs, ce n'est pas un astre : deux longues cornes sortent de son crâne pour se recourber derrière sa nuque. Un pelage brun recouvre la majeure partie de son corps et ses yeux noirs nous transpercent avec malice.

— Des gnomes ? ricane-t-il, sérieusement ?

— Un problème ? grondé-je.

— Nan, t'inquiète mon gars, vous êtes les derniers de mes soucis. Moi et mes collègues venons d'être largués dans une cité gigantesque qu'on doit réhabiliter pour la cour du roi. Mais apparemment, je dois me casser le cul pour m'occuper de vous : ordre de la Mémoire.

— Votre implication à notre propos est si touchante, sourit ironiquement Tiny.

Je lève les yeux au ciel, priant pour échapper à de nouvelles tribulations.

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