Chapitre 57
Comme la première fois, je me réveille en sursaut alors que la porte de verre pivote vers l'extérieur. Je m'effondre sur le sol mais au lieu de rencontrer le parquet miteux du salon, j'atterri dans un sac de toile épaisse qui se referme sur moi. Sans que je ne comprenne quoi que ce soit, la lumière disparait et je me retrouve coincé dans une énième prison avec l'impossibilité de m'en extraire.
— Bien, déclare une voix inconnue, on les ramène au plus vite à Tornango et on touche la prime.
Mais quel salopard ! J'aurais dû lui arracher son piercing et lui crever les yeux !
— Binou... tu m'écrases...
Oups, désolé Püpe. Je tente de me dégager mais brinqueballé de la sorte dans le sac, je ne parviens à prendre appui pour la laisser respirer.
— Pourquoi dès que je suis avec toi, tout part à volo ?! grogne-t-elle.
— Eh ! C'est pas si mal, tu as retrouvé ton corps, non ?
On reçoit un formidable coup dans les côtes :
— Fermez-là à l'intérieur !
Lui, je vais m'empresser de lui clore le bec ! Je n'ai même pas le temps de redécouvrir les joies d'être un homme par sa faute.
— Binou, me murmure la gnome, tu as un poignard dans ta bottine.
— Oh...
Püpe, épouse-moi, tu es la meilleure. Heureusement qu'elle est là pour penser à tout.
J'attrape méticuleusement l'arme et la retire sans bruit avant d'entamer le tissu. Pendant ce temps, nos ravisseurs continuent de nous acheminer vers leur maître.
Je découpe d'un coup sec le reste du sac et échoue avec ma compagne dans un escalier qu'on dégringole douloureusement.
Sans attendre, je me relève et me jette sur notre premier agresseur pour lui trancher la gorge. Le deuxième subit le même sort bien qu'il tente de se défendre. Mais la colère continue de me consumer et je poursuis le massacre. Coup de dague dans l'œil, dans le foie et dans le cœur, en voilà trois autres qui s'effondrent. J'évite les balles d'un autre et lui tranche les tendons pour le jeter à terre avant de lui ouvrir la carotide.
Les marches se repeignent d'un rouge carmin, transformant l'escalier en véritable patinoire. Et fait étrange, les astres ne se désintègrent pas et aucun d'eux n'a recours à leur magie. Tant mieux. Ils ne s'attendaient sûrement pas à faire face à deux gnomes aussi énergiques.
De son côté, Püpe n'en mène pas large. Moi qui me plaignais des talons aiguilles de dix centimètres, ça peut se révéler une arme très efficace en fin de compte.
En moins de cinq minutes, tous nos agresseurs sont à terre, sans vie. Les occupants du dortoir nous scrutent comme des carpes échouées, légèrement paniqués par cet excès de violence.
Je me racle la gorge en tirant sur ma tunique pour me redonner contenance et me dirige au pas de course vers la sortie. Derrière moi, Püpe jubile d'avoir pu s'adonner à son activité préférée.
Par mesure de précaution, nous ne reprenons notre souffle que quelques rues plus loin afin d'être certains qu'aucun sbires de Tornango ne nous prennent en chasse.
— Quelle affaire ! soupiré-je en m'asseyant sur un banc aussi dégradé que la venelle déserte.
— Il faudrait rejoindre Malgal. Jamais nous ne parviendrons à nous extraire de cette ville maudite.
— Tu as raison...
Mon regard tombe sur une glace brisée, probablement abandonnée sur le trottoir par un propriétaire négligent. Je souris devant le retour de mon physique tant aimé. Mes cheveux auraient été noirs et ça aurait été parfait. Mais à part ça, je récupère ma peau caramélisée, mon air malicieux, mes épaules plus larges que celles de Püpe, un torse normal, des abdos aux rendez-vous et...
Attends mais c'est quoi cette blague ?! Je me tourne vers ma femme qui affiche un air totalement innocent.
— Püpe... grondé-je.
— Quoi ? relève-t-elle d'un ton neutre, je t'avais prévenu que je me vengerai.
— Tu vas me retirer cette chose tout de suite !
— La ceinture de chasteté ? Non, ça t'apprendra à te calmer un peu.
Je croise les bras, attendant qu'elle revienne sur sa décision. Elle s'avance vers moi, fourre la main dans une de mes poches et sort une petite clé qu'elle avait probablement laissée avant l'échange. Mais contre toute attente, elle la garde avec elle.
— Non mais je rêve !
— Fais pas cette tête. Malgal doit nous attendre.
Sur ce, elle glisse la clé dans son corset et tourne les talons. Très bien ! Madame me court sur le haricot, je vais lui apprendre les bonnes manières !
Je m'élance sur elle avec la vivacité d'un fauve sur sa proie. Püpe pousse un cri et détale dans la ruelle. Mais j'ai déjà une avance sur elle et je saute dans ses jambes pour la plaquer. Dans la bousculade, la clé vole de son décolleté et atterri dans une flaque d'eau. Je tente de la rejoindre en passant par-dessus la gnome mais celle-ci me donne un coup de coude dans la mâchoire. D'un geste, je la repousse mais lorsque je repose les yeux sur l'objet de la bagarre, je ne distingue plus qu'un lapin, le nez encore frémissant de sa forfaiture.
Nom d'un nain végétarien ! Cette créature infâme a avalé la clé ! Je l'attrape par la peau du cou et le secoue dans tous les sens afin de lui faire recracher mais rien n'y fait. Le lapin contrattaque et me griffe le visage en plus de vouloir me mordre.
— Sale bête !
— Laisse Bhaurisse tranquille !
L'animal s'échappe de mes bras et s'enfuit de plus belle. Je m'élance après lui, trébuche en tentant de le rattraper et me retrouve le nez dans une flaque. Super.
Deux bottes noires entrent dans mon champ de vision. Le souffle court, je relève la tête lentement avant de distinguer le visage blasé de Narlera. Heu...
— La récréation est finie, les enfants.
Cette fois-ci, c'est moi qui décampe, la peur au ventre. Inutile de préciser que face à un cyborg augmenté, mes chances de l'emporter sont minces.
Mais à peine ai-je englouti quatre mètres qu'un lasso magnétique se referme sur moi et me tire dans l'autre sens. Avec un cri d'une virilité douteuse, je me vois refaire la rue sur les fesses. Püpe attrape une barre de fer qui trainait et la lance sur l'elfe. Narlera contre en plein vol l'arme improvisée et l'abat sur ma tête dans la foulée.
Ma vision se trouble en même temps que le sang inonde mon visage. J'abandonne toute résistance, complètement sonné. Ma femme ne tarde pas à échouer à mes côtés, ligotée et suffocante.
Un homme revêtu du même uniforme que Narlera nous rejoint. Son visage statique doté de plaques métalliques ne trompe pas sur sa nature de cyborg.
— Le gnome ne porte plus la puce. Éliminons-le avec sa complice.
Par tous les diables, mais c'est vrai ! Moi et mes trois amis n'avons plus aucune raison de vivre.
— Non, gardons-les. Ils pourraient servir de cobayes ou de divertissements à la surface.
Je me pince les lèvres d'anxiété. Où est Malgal dans toute cette affaire ? Le doute s'immisce en moi : depuis mon arrivée à Lombal, je ne l'ai pas vu une seule fois prendre la moindre décision pour aider son frère ou l'Empire. Et si la Mémoire était du côté d'Arnil, en fin de compte ? Et si ce drogué complètement éclaté, sous ses abords de prince tolérant, n'était autre que le pire Fëalocen ? Car dans cette famille, la seule règle à respecter est d'augmenter son pouvoir. Et je crois que Malgal a trouvé sa place.
Me voilà au palais d'Arnil, de retour dans nos appartements. Au moins, nous n'avons pas été enfermés dans des capsules comme Morgal.
— Qu'est-ce qui nous attend ? gémit Tiny.
— J'en sais rien, râlé-je à bout, je ne comprends pas. Malgal était sensé être de notre côté non ?
— Qu'est-ce qui te dit qu'il nous a abandonnés ? demande Püpe après avoir retrouvé son calme.
— Tu le vois se bouger le cul depuis le début ? Moi non.
La gnome aux cheveux bleus tournent comme un lion en cage, désespérée :
— Ils vont se débarrasser de nous ! Nous laisser en pâture à leurs expériences jusqu'à ce qu'on devienne des masses de chair informes !
— Bon, Tiny, tu m'épuises.
— Tu vois une solution Binou ?
— La solution, affirme Clark la bouche pleine, c'est de manger.
— Ce n'est pas ta treizième collation de la journée qui pourra nous sortir de là !
Comment il fait, lui, pour se casser la croute ? Moi, j'ai les entrailles nouées un mal de crâne impossible. Tout part à volo mis à part le fait que je suis revenu dans mon corps. Clairement, la situation dégénère. Personne ne contrôle rien sauf peut-être Malgal mais avec son besoin grandissant de se faire désintoxiquer, il ne risque pas de prendre les bonnes décisions.
— Il faut préparer un plan de fuite, déclare Tiny d'une voix ferme.
— Et comment ? grogne Püpe, les caméras nous surveillent, à part improviser dans un milieu qui nous est totalement étranger, je ne vois pas comment on peut s'en sortir. Je crois qu'il n'y a plus qu'à espérer qu'ils ne nous hachent pas en menus morceaux...
Je souffle de lassitude et m'effondre dans un des fauteuils du salon. Sur la table basse, l'onyx de Poulpinet trône en évidence : ce n'est pas aujourd'hui que tu reviendras à la vie, mon vieux...
La gnome blonde s'avachit à ma droite et commence à inspecter ses bras et ses jambes afin de vérifier qu'elle n'ait pas récupéré des cicatrices ou d'autres ecchymoses. Elle n'a pas de quoi s'en faire : j'ai pris soin de son enveloppe charnelle, peut-être un peu trop, d'ailleurs.
Las de toutes ses péripéties absurdes, je décide de me rafraichir avant que les ennuis ne nous retombent sur le dos comme une pluie diluvienne. Et dans tout ce pétrin, faut que je récupère le lapin démoniaque. Je me demande bien comment cette créature peut continuer à me pourrir la vie au fil des millénaires. Je demanderai à Morgal d'élucider ce mystère si l'avenir le permet. En attendant, j'en profite pour me couler un bain et reposer mon esprit torturé. Les choses n'ont jamais été aussi catastrophiques. Avec Malgal qui n'en fait qu'à sa tête, j'ai l'impression que de sombres jours nous attendent. Il est au courant que le sort du Cosmos repose dans ses mains, cet abruti ? Morgal est plongé dans un sommeil profond à l'instar de sa maîtresse. J'ignore complètement comme se déroulent les évènements à Arminassë mais ça ne m'étonnerait guère que Silovan ait été nommé gouverneur de la ville. C'est fou comment ces problèmes politiques jettent sur moi une menace imminente. Je ne suis qu'un pauvre gnome, à la fin ! Je n'ai rien à faire avec les Grands de ce monde.
Machinalement, je passe un gant sur ma nuque, la tête pleine de pensées maussades.
— Binou !
— Quoi ? grogné-je.
— Un domestique t'attend à la porte.
Eh merde... Je sors de ma baignoire et attrape des vêtements propres. Je crois que ma vie et celle de mes compagnons va se jouer au cours du prochain entretien.
Je me penche au-dessus de la coiffeuse et regarde mon reflet embué. C'est fantastique de retrouver son vrai visage. Par contre mes mèches se noircissent à la racine. C'est pas trop tôt.
— Binou !
— J'arrive, j'arrive.
J'enfile en vitesse mes habits sans oublier de cacher un poignard dans ma bottine. C'est d'ailleurs toujours la même dague, celle que m'avait donné Püpe dans le passé. Par contre elle aurait pu éviter de m'infliger cette maudite ceinture ; je risque de me blesser en la retirant par mes propres moyens. Ma femme et ses délires sadomasos... Clairement, je m'en passerais très bien.
Je sors donc de la salle de bain et trottine jusqu'à l'entrée où le même homme taciturne m'attend. J'avale une grande goulée d'air pour me donner du courage et lui emboite le pas dans les interminables couloirs. Derrière moi, les trois gnomes m'accompagnent du regard, à la fois angoissés et déterminés : ils ont mis tout leur espoir entre mes mains et me rappellent ainsi que nos vies ne tiennent qu'à un fil trop fragile.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top