Chapitre 54
Des secousses me sortent de mon sommeil torturé. C'est avec la bouche pâteuse que je me réveille, les paupières encore lourdes.
La tête d'un gnome au cheveux blancs entre dans mon champ de vision :
— Binou, réveille-toi, il est tard.
— Quelle joie de voir un si beau visage dès le matin.
— Hum.
Je me redresse sur les coudes, le visage balayé par des mèches folles. Une forte migraine m'arrache une énième grimace alors que je contemple avec désespoir mon corps toujours aussi étranger.
J'ai clairement passé une nuit pourrie ; je me suis vite fait à l'idée que ce ne serait pas possible de dormir sur le ventre, ça fait trop mal. Ensuite, je me suis battu toute la nuit avec cette maudite tignasse d'un mètre !
— Pourquoi tu ne te les ai pas tressés ? demande Püpe assise sur le coin du lit.
— J'y ai pas pensé, soupiré-je.
— La vie de femme te convient mal...
— Clairement.
En tout cas, je remarque qu'elle a pris soin de dompter ma chevelure blanche. Comme quoi, dans tous les cas, l'apparence a son importance.
Elle sort une brosse à cheveux et commence à tirer sur mes nœuds. Aïe ! Elle me torture !
— Cela va durer longtemps ?
— Dix minutes au mieux...
Je soupire et me contente de mon sort. À en croire les gestes de Püpe, je crois qu'elle est encore énervée à mon encontre. Elle n'est vraiment pas amusante, celle-là. Une fois le démêlage fini, elle me tend mes vêtements.
— Je vais cailler avec ça ! Et je n'ai pas envie de mettre une robe.
— Tu fais ce que je te dis ! J'en ai assez que tu dégrades mon image.
Je râle et enfile la chemise de lin. Elle fait mine de m'ajuster le corset mais cette fois-ci je ne me laisse pas faire.
— Ça, non !
— Binou, commence pas !
Bon très bien, je gonfle ma cage thoracique comme le cheval avant d'être sellé. Malgré cela, je reste quand même engoncé dans ma prison vestimentaire. Je foudroie Püpe du regard avant de me lever et de sortir de la chambre, la mine bourrue.
J'attrape le trousseau de clés et me dirige vers le bar où Clark et Tiny partagent un savoureux petit-déjeuner.
— Quelle démarche élégante ! se moque Tiny à mon encontre, c'est bizarre de ne pas voir Püpe maquillée...
Je soupire et saisis une confiserie avant de me diriger vers la porte :
— Je reviens dans quelques minutes, préviens-je.
Sur ce, je m'extirpe des appartements et m'avance dans les couloirs. J'espère que Püpe m'en fera pas trop baver après cette histoire. En attendant, je me coltine toujours ses abominables talons et je manque de tordre mes pauvres chevilles à chaque pas. Comment réussit-elle à vivre avec tant de contraintes ?
Alors que je croise des domestiques dans leur uniforme gris, je tire sur ma jupe, persuadé que le moindre coup de vent découvrira la culotte très mince que je porte. Heureusement que les hommes ne sont pas obligés de se taper ce genre d'accessoires pour séduire !
J'arrive à l'ascenseur et appuie sur un peu tous les boutons avant de pouvoir m'élever jusqu'à la suite personnelle du prince.
Il ne me reconnaitra pas...
Malgré ça, la porte s'ouvre et je pénètre dans le grand séjour lumineux. Une mélodie familière me parvient aux oreilles. Je crois reconnaitre un air célèbre dans la musique elfique. Assis dans un fauteuil, Malgal fredonne le refrain avec une mandoline dans les bras.
Ce spectacle me perturbe au plus haut point ; jamais je n'ai entendu Morgal ou un de ses frères chanter.
— Alors Binou ? On apprécie le transvasement de genre ?
— Comment savez-vous ?
Il pose délicatement son instrument à ses pieds et passe une main dans sa belle chevelure dorée :
— Rien ne m'échappe dans Lombal. Toutes les informations parviennent directement à mon cerveau.
— Eh bah... Et vous pourrez rectifier mon état ?
— Ton nouveau corps ne te plait pas ? ça n'avait pas l'air sous la douche...
— Non mais de quoi je me mêle !
— Ah ça va, je plaisante. Va falloir te refaire passer dans une capsule.
— Pourquoi ces trucs existent !?
— Ça fait fureur dans les soirées.
— Palpitant... Mais pour en venir au sujet de ma visite, j'ai récupéré ça.
Je lui lance les clés de Motte-de-Beurre.
— Je veux entrer dans les prisons. Si vous m'accompagnez, je ne risque rien. Arnil ne peut rien vous refuser.
— Ce n'est pas tout à fait exact... Et pour tout te dire, je ne veux pas m'y rendre.
— Vous ne voulez pas délivrer votre frère ?
— Si, bien sûr, mais l'heure n'est pas venue. Et si je croise Morgal, je risque de... enfin...
Il parait brusquement atteint de nausées. Son visage se tord dans un rictus douloureux et je le vois se diriger vers un coffret en évidence sur une table. Ses mains commencent à trembler et il ne parvient pas à ouvrir le couvercle du premier coup. L'impatience et l'angoisse se lisent sur son visage alors qu'il force sur les loquets. Et lorsqu'il y parvient, ses lèvres saignent sous la pression de sa mâchoire.
Il sort alors une seringue et se pique le bras. Eh, pas de folies, mon mignon !
Comme si la dose ne lui suffisait pas, il réitère quatre fois le geste, le souffle saccadé.
— Malgal, vous ne devriez pas abuser d'autant de drogue, ça va vous détruire.
— Je ne... peux pas... m'en passer...
Son teint a brusquement blanchi et son œil s'écarquille davantage. D'un pas maladroit, il regagne sa chambre et s'effondre sur le large lit. Une toux sèche l'assaille sans pitié alors que la drogue commence à faire effet. Sa respiration devient pénible ; il s'arrache les cheveux dans des râles un peu flippants. Je crois que je ferais mieux de déguerpir...
Je tourne les talons, déçu et guère tranquillisé par la tournure des événements.
— Attends, le gnome, je vais répondre à ta requête !
— Je ne sais pas si c'est une bonne idée, finalement...
Il ricane nerveusement et à ce moment, j'ai l'impression de retrouver mon maître et sa folie. Malgal descends les quelques marches et attrape son grand chapeau à larges bords pour s'en coiffer. Il en profite aussi pour avaler quelques pilules blanches puis me fait signe de lui emboiter le pas.
D'un violent coup de poing, il donne la destination de l'ascenseur sur l'écran tactile. Eh, doucement... Je remarque ses doigts trembler en même temps que les veines apparaissent dans son cou. Je garde le silence, craignant une dégradation soudaine de sa part.
— Le monde est à l'agonie, Binou, rit-il de plus belle, mais le dénouement de cette guerre n'en sera que plus grandiose !
— Ah oui... ?
Je suis très mal à l'aise ; son cerveau disjoncte sérieusement. Il passe son temps à passer sa langue sur ses dents inférieures et ça me stresse.
— Les astres sombreront, Binou, comme ils le méritent ! Leur sang inondera ces terres et sèmera les fondements d'une nouvelle ère !
Oulah...
— La race elfique triomphera ! Elle instaurera son régime sur toutes les populations et chaque créature nous vénérera comme des dieux.
Et moi qui le pensais différent des autres Fëalocen...
Enfin, notre boite de verre se stabilise. Je ne sais pas à quel étage nous sommes mais je crois que ce sont les caves. Malgal entre les clés dans la serrure et les pans métalliques coulissent en dévoilant un couloir sombre et bien gardé. Immédiatement, des soldats s'opposent à notre passage.
— Majesté ! Il vous est interdit d'emprunter ce chemin !
— Eh bien ça l'est à présent.
Comme paralysés, les astres semblent incapables d'effectuer le moindre geste dans leur combinaison ultraperformante.
— Regarde Binou, ces créatures sont pathétiques ! Elles croient dominer le monde par leur technologie mais le moindre piratage de leur serveur et elles ne peuvent plus bouger le petit doigt !
Sans s'arrêter, il sort un cigare de sa poche et se l'allume. Guère rassuré, je le suis à travers les couloirs désormais hors de danger. Tous les gardes sont dans l'incapacité totale de nous retenir ; le pouvoir de Malgal est effrayant. Je n'ose imaginer ce qu'il est capable de faire sur l'ensemble de la cité...
Le passage débouche sur une immense salle circulaire, surmontée d'un dôme opaque. L'obscurité s'immisce dans l'espace ; toujours les néons bleutés éclairent faiblement les différents tubes qui gravitent. Je frissonne en observant les corps décharnés qui gisent lamentablement à l'intérieur, comme c'était le cas aux laboratoires.
Une passerelle étroite mène jusqu'à la capsule principale. Malgal s'y engage et rejoint d'un bon pas le cylindre transparent qui est fixé sur l'extrémité.
Mon sang se glace : dans la capsule, je reconnais mon maître, complètement lobotomisé. Son regard sans vie laisse transparaitre la rougeur de ses iris qu'il ne peut désormais plus dissimuler. Il est plongé dans ce même liquide visqueux alors qu'un casque doté de longs tuyaux enserre son crâne. Une combinaison magnétique recouvre le reste de son corps et renvoie des signaux sur la surface du tube.
— Morgal, mon frère, murmure Malgal avec ironie, tu n'es plus l'ombre de toi-même...
Dans sa prison verticale, l'elfe ne réagit pas, toujours aussi inerte.
— Tu m'as abandonné pendant tout ce temps, tu as trouvé le réconfort dans les bras d'une astre, loin de ta race. Et aujourd'hui, tu es seul. Personne ne peut rien faire pour toi.
Je déglutis ; que pense vraiment Malgal de toute cette situation ? Je n'arrive plus à y voir très clair...
— Malgal ! tonne une voix derrière nous.
Le prince se retourne lentement, un sourire malsain plaqué sur son visage :
— Majesté, lâche-t-il d'une voix mielleuse, je ne m'attendais pas à vous voir dans vos prisons !
— Je ne vous ai pas donné l'autorisation !
— Mais voyons, que croyez-vous ? Que je libère l'Empereur ?
— Il se pourrait bien...
— Figurez-vous que la situation de mon jumeau me convient parfaitement. Enfermé, il lui est impossible de m'échapper. Sa présence m'aide, vous savez ? C'est un lien assez spécial mais qu'il romprait sans remord. D'une certaine manière, je ne peux me passer de lui.
— Vous savez quel sort je lui réserve, pourtant, rétorque le roi.
— Majesté, laissez donc mon frère dans cette prison. Si vous l'exécutez, je sombrerai. Et... inutile de vous rappeler qu'il est préférable que ma santé mentale soit préservée si vous voulez que tout le système de Lombal survive...
— Si l'Empereur survit, toutes les armées du Chœur reste en exercice, Malgal !
— Et que pourraient faire mes chers neveux lorsque nous aurons mis la main sur les données du sapior ? Hein ? Le Balgivox est en route pour Lombal. Tuez-le et le Vala de tous vos ennemis disparaitra.
— Mmh...
— À moins que vous craigniez perdre le vôtre aussi, je me trompe ? Haha, Arnil, vous êtes écartelé entre vos désirs. Réfléchissez bien ; votre choix déterminera le vainqueur de cette guerre.
— Faîtes attention à ce que vous dites, Malgal, rien ne m'empêche de vous enfermer aussi dans l'une de ses prisons et de profiter de vos capacités.
— J'en doute...
Nos regards se reposent sur le tube transparent où baigne l'Empereur. Ses paupières se referment lentement, comme s'il s'endormait. Ainsi, il ressemble à une créature totalement innocente, dénuée de tous vices.
— Je peux savoir ce que fait un otage avec vous ? grince le roi.
Malgal se tourne vers moi :
— Les gnomes sont faits pour servir les elfes, Majesté. Je suis très heureux d'en avoir trouvés dans votre palais.
— Ce sont des prisonniers. Celle-ci a été aperçue sur les terres du Levant avec l'Empereur.
Je me cache derrière le long manteau de Malgal, comme pour chercher sa protection.
— Bien ! Ils ont été capturés dans le cadre des recherches sur le sapior, je me trompe ? Affaire que je mène, donc dorénavant, ces gnomes seront ma propriété.
— Vous commencez à prendre vos aises, l'elfe.
Le prince ricane vicieusement et s'approche davantage de l'astre.
— Et comment m'empêcheriez-vous de satisfaire mon bon vouloir, hein ? Je suis la Mémoire. Vos cyborgs, vos robots et toute votre armée réunie ne peuvent rien contre moi. D'une simple connexion neuronale, je les atomise tous, haha... Alors faites profil bas et ne jouez pas avec moi, Arnil. On ne menace pas un elfe car il saura vous faire payer à un point que vous ne pouvez même pas imaginez !
Sur ces paroles, il tourne les talons, abandonnant son frère dans sa prison. Je lui emboite le pas après un dernier regard au roi.
Mes petits pieds maltraités tentent vainement de suivre l'allure du prince.
— Oui, le monde sombre, s'emporte-t-il dans une joie mauvaise, mais nous règnerons sur les cendres. Il n'y aura plus que Morgal et moi, seuls souverains sur la dimension.
— Vous vous débarrasserez des autres ?
— Arnil se coupera lui-même l'herbe sous le pied. Luinil pensera atteindre la puissance totale en se couronnant impératrice mais mon frère continuera à exercer son emprise sur elle par leurs enfants. Quant à Carnil, je lui réserve une fin bien spéciale, haha. Il va regretter de m'avoir utilisé.
Bon bon bon, le « je suis quelqu'un de gentil » ne s'applique pas avec tout le monde apparemment !
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