Chapitre 53
Je me réveille alors que le couvercle de ma prison s'ouvre dans un bruit sourd et métallique. Qu'est-ce qu'il m'est arrivé ? Les membres encore tremblants, je m'effondre sur le sol froid du laboratoire. Pas un seul cri ne s'échappe de mes lèvres. Ma vision est encore floue... Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Ma bouche pâteuse tente d'articuler des mots mais sans grand succès. Je me sens terriblement faible, comme si on m'avait vidé de mon énergie ou que j'avais brutalement perdu vingt kilos. Je suis étalé à même le sol, comme un scarabée dont on aurait arraché les pattes ; impossible de me servir de mes membres. C'est comme s'ils avaient fondu...
Je ne sais toujours pas ce que ces capsules m'ont fait... Ma respiration demeure pénible ; j'ai l'impression qu'on m'a mis une camisole de force autour de la poitrine. J'ai si froid... Mon crâne me démange...
Enfin, ma vision se stabilise ; tous les autres tubes de la pièce restent toujours allumés, ce qui permet de me repérer facilement.
Mon regard retombe sur mes mains et mon cœur manque un battement. Nom de... Ma peau ! Mon épiderme a brutalement blanchi. Je tente de me relever pour me regarder dans le reflet d'une vitre mais je m'écroule de plus belle. Je commence lentement à comprendre ce qu'il s'est vraiment passé...
Prostré, sur les fesses, je découvre avec joie que je n'ai plus de pantalon. À la place j'ai une sympathique petite jupe noire avec des bas résilles et des chaussures aux talons vertigineux.
Je me tire les cheveux, c'est pas possible. Des mèches blondes balaient désormais mon front. Püpe va me tuer...
Après un troisième essai, me voilà debout, très mal à l'aise dans ma nouvelle peau. Je ne tiens même pas à approfondir ce changement physique radicale. Arnil m'entendra aux sujets de ces misérables expériences ! Je m'avance vers la capsule de la gnome mais avant de l'avoir rejointe, elle s'ouvre d'elle-même et Püpe tombe dans mes bras. Je suis incapable de la soutenir et je m'affale avec elle.
— Qu'est-ce qu'il...
Elle s'arrête brutalement :
— Mais, c'est ma voix, ça ?!
— Non, c'est la mienne.
Elle me regarde les yeux écarquillés, sidérée de trouver son sosie parfait sous elle. Elle se relève en panique, complètement maladroite dans mon corps.
— Où sont mes cheveux ? gémit-elle, Binou ! Il s'est passé quoi ?!
— Nos esprits ont changé de corps, j'imagine...
— Merci, j'avais remarqué ! Regarde à quoi je ressemble maintenant !
— De ton côté ça va...
Elle se plante devant une vitre et contemple misérablement la perte de sa féminité.
— Binou, je crois que je vais pleurer...
— Est-ce que ma voix ressemble vraiment à ça ?
J'avoue que c'est un peu étrange de me voir ainsi arpenter l'allée comme une âme en peine. Je suis un gnome bien bâti, je trouve. La sensation est bien différente que de se voir dans le reflet du miroir.
— Bon, Püpe, pas la peine de s'attarder plus longtemps ici, faut qu'on parte.
— Ah non ! On remonte dans les tubes, pas question de finir ma vie dans le corps d'un garçon !
— Je veux bien mais il n'y a plus de courant ! On demandera à Malgal d'arranger la chose.
Elle est désespérée. Mais je crois que je l'ai convaincue. D'un pas décidé, elle se dirige vers la sortie.
— Püpe ! Attends-moi !
— Pourquoi tu traines ?
— Je n'arrive pas à marcher avec tes chaussures !
Elle soupire et passe mon bras sur son épaule pour m'aider à avancer. Mes pauvres pieds, c'est un enfer ! Je ne ferai jamais trois pas avec cette torture. Sans parler du corset qui m'empêche de respirer.
— Je crois que je vais m'évanouir, murmuré-je.
— Arrête de te plaindre : je connais très bien mon corps et tu peux très bien tenir des heures comme ça.
Ah bon ? Je suis pourtant au bout du rouleau. Mes chevilles manquent de se tordre à chaque pas.
Heureusement, nous ne croisons aucun garde jusqu'aux étages supérieurs. Cette remontée fut sans doute l'épisode le plus abominable de ma vie. Je suis sur le point de vomir mes tripes lorsque nous arrivons dans la rue.
Même si nous sommes le soir, les lumières de la ville prouvent une énième fois notre changement physique.
— Bon, assure Püpe en prenant les choses en main, on regagne notre appartement et on tente d'expliquer ça le plus calmement à Tiny et Clark.
— Je crois que j'ai les pieds en sang...
— Je te préviens, Binou, t'as pas intérêt à faire la moindre égratignure sur ma peau ! Prends soin de mon corps, s'il-te-plait, c'est la moindre des choses après la galère dans laquelle tu nous as mis !
Elle a raison alors je garde le silence. De toute façon, je déteste ma nouvelle voix. Elle me parait criarde...
C'est ainsi que nous regagnons le palais, dans un piteux état ; au moins, on aura récupéré les clés de Motte-de-Beurre. Le vent de l'hiver souffle et je suis frigorifié. Je crois que je vais m'attraper une pneumonie et je ne parle même pas des courants d'air dans la culotte. C'est pas possible, je vais me réveiller et retrouver mon corps de gnome normal !
Lorsque la porte de notre nouveau chez nous s'ouvre enfin, je me précipite vers le canapé pour retirer mes chaussures.
— Vous en avez mis du temps ! s'écrie Tiny, on s'inquiétait pour vous.
— Mais rassurez-vous, intervient Clark, le repas est prêt !
Je l'aime d'amour, celui-là !
Püpe se dirige vers le bar mais manque de renverser un vase sur son passage. Elle n'arrive toujours pas à s'habituer à mon corps, apparemment.
— Tu as l'air crevé, Binou, lance la gnome aux cheveux bleus, qu'est-ce qu'il s'est passé ? Vous avez baisé toute la journée pour être explosé à ce point ?
— Si seulement... soupiré-je.
— Binou a encore fait des siennes, râle le nouveau moi.
— Tu parles de toi à la troisième personne maintenant ? s'étonne Clark.
Elle ne répond pas, murée dans son énervement.
— C'est moi Binou. On a eu quelques soucis d'interférences, je crois.
Les deux gnomes se regardent la bouche entrouverte ; ils ressemblent à deux carpes échouées sur la berge.
— Attends... murmure Tiny, vous avez fait quoi ?
— On s'est caché dans des capsules de transvasement d'esprit, j'imagine : il fallait échapper aux gardes.
Tiny explose de rire. Poussée à bout, Püpe la gifle si fort que son amie s'écroule sur le carrelage. Oups, elle regarde sa main avec stupeur, réalisant le changement de force.
— Désolée Tiny, j'ai pas fait exprès.
— C'est ça... grogne l'autre en se tenant la mâchoire, on frappe pas les filles, en fait. Va falloir que je t'apprenne deux trois trucs maintenant.
Lasse, elle rejoint le canapé, à côté de moi.
Clark nous apporte des bols avec du riz et un assaisonnement de son cru pour nous remonter le moral.
— Binou, murmure Püpe, serre les jambes quand tu t'assois.
— Pourquoi ? Je ne vais pas commencer à me comporter comme une femme, tout de même !
— Bah si... T'es dans mon corps maintenant donc respecte-le un peu !
Elle va vite commencer à me les briser, celle-là. Enfin, je ne sais pas si je peux tenir ce genre d'expressions désormais...
— Bon, tu m'excuseras mais je vais me changer ! J'en ai ma claque de porter un corset !
Non, mais c'est vrai, à la fin ! J'entre dans ma nouvelle chambre et fouille les affaires de ma femme. C'est déjà le boxon, son placard. Je dégote une chemise ample ainsi qu'un pantalon tout simple mais assez confortable. Mon regard se pose sur une glace et je ne tarde pas à le regretter. Bah... ça aurait pu être pire. Après tout, je connais déjà le corps de Püpe sur le bout des doigts donc je n'aurai pas de mauvaises surprises.
— Tu t'en sors Binou ? glousse Tiny en me rejoignant dans la chambre.
— Tu peux retirer les lacets avant que je n'étouffe !
La gnome s'exécute et je ne tarde pas à retrouver une aisance normale même si le corset m'a littéralement détruit les côtes et la poitrine. J'ai l'impression que la peau tire de partout et que les seins s'effondrent après avoir été trop longtemps compressés.
Bon, on va dire que dans une heure, ça ira mieux. Lorsque je sors de la chambre, je sursaute encore une fois en voyant mon second moi dans le salon : je ne vais jamais m'habituer ! Pauvre Püpe, elle me fait de la peine ; c'est moi qui l'ai embarquée dans toute cette affaire et maintenant elle doit assumer un corps qui n'est pas le sien. J'ai bien envie de lui faire un gros câlin mais ça me donnerait l'impression d'étreindre ma propre personne et ça me bloque un peu.
— Tiens, les clés, déclare-t-elle en m'envoyant le trousseau avec hargne.
— Eh, ça va ! Je ne voulais pas que ça arrive...
— Non ! me coupe-t-elle brutalement, arrête de t'excuser ! Maintenant, c'est moi qui porte la puce ! Je t'avais prévenu qu'on devait se tenir tranquille dans cette ville, mais tu n'en fais toujours qu'à ta tête.
Elle se met à pleurer, complètement à bout.
— Oh non, ma chérie, je t'assure que je vais trouver une solution !
Je m'assois avec elle sur le canapé et tente de la réconforter mais je ne sais pas trop comment faire avec mes petites épaules et mes mains froides. Vivement qu'on revienne à nos corps respectifs, j'en ai assez !
— Hop hop hop ! tonne Clark, cessez les jérémiades, j'ai fait un excellent dessert.
Il apporte un somptueux gâteau sur la table basse. Voilà de quoi nous redonner du courage ! Tiny sautille autour de nous et coupe des parts avant de les distribuer. Je salive déjà.
— Binou... Tu peux pas en prendre...
— Hein ? Mais tu n'as aucune allergie.
— Mais je suis au régime.
— Ah non ! Je ne vais pas commencer à suivre ton train de vie !
— Bien sûr que si ! Et tu n'oublieras pas ma routine beauté, la tisane au citron, le gommage...
— Stop ! Oublie tout, je ne le ferais pas.
Elle souffle de mécontentement :
— Lorsque je rentrerai dans mon corps, je serais obèse avec une peau décrépie !
— Je ne me mets jamais rien sur la peau et je n'ai aucun soucis...
Elle se renfrogne. Dans mon corps, cette attitude est totalement ridicule. Son regard noisette se reporte sur ma nouvelle chevelure avec une teinte de nostalgie. C'est vrai que j'ai hérité d'une magnifique tresse blonde alors qu'elle récupère des cheveux délavés par une résurrection un peu foireuse. Bon, elle doit pas se plaindre, à côté de ça, elle obtient des pecs et des abdos biens dessinés en plus d'un charisme à toute épreuve.
Ignorant ses revendications, j'avale le gâteau d'une traite et étends mes petites jambes toutes menues sur le reste du canapé.
— Alors ! chantonne la gnome avec les cheveux bleus, ça vous fait quoi d'être dans un corps différent ?
On répond en chœur :
— C'est horrible !
— Moi, avoue-t-elle, c'est une expérience qui m'aurait tentée, sexuellement parlant.
Je grimace : pas question que Püpe et moi on inverse les rôles ; je suis déjà traumatisé d'avoir perdu ma virilité, je préfère ne pas en rajouter. Elle non-plus d'ailleurs ne semble pas emballée par cette perspective. Ouf, nous voilà fixés. Après, moi je ne vois pas le problème pour soutirer des avantages à cette situation...
Toute cette étrange aventure me rappelle le cas de Selnar, la première épouse de mon maître ; elle pouvait adopter le physique de ses amants, c'était assez spécial.
Sur ce, je m'étire et une fois le ventre bien rempli je pars en direction de ma nouvelle chambre.
— Binou ?
— Quoi encore ?!
— Cela te dérangerais de prendre une deuxième douche ?
Oh elle commence à m'agacer celle-là ! ça va être un calvaire avec cette nana qui prend beaucoup trop soin d'elle.
— Oui ! Si tu y tiens !
— Et pas trop chaude, l'eau.
Non mais et puis quoi encore ?
— Ne t'en fais pas ma chérie, ricané-je, je vais prendre bien soin de tout ça.
J'attrape les deux seins à pleine main et les frotte entre eux en tirant la langue.
— Binou ! Je t'interdis d'en profiter.
— Oh mais je vais les cajoler comme des bébés.
Püpe se lève du canapé en vue de me mettre une sévère correction. Comme un lâche, je m'enfuis à l'autre bout de l'appartement pour éviter toute altercation violente. Sans un regard en arrière, je m'enferme dans la salle de bain.
— Binou ! ouvre-moi ! tambourine la furie.
— Bien sûr, bien sûr, ricané-je.
Je ne suis pas fou, moi ! Je me déshabille en vitesse et allume les vannes d'eau pour ne plus entendre l'autre jurer comme un charretier derrière la porte.
Fallait pas me monter le bourrichon, ma jolie ! Parce que je compte bien jouir des nouvelles fonctionnalités qui s'offrent à moi, héhé.
— Rhaa, je me vengerai ! Tu le regretteras, Binou !
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