Chapitre 46

Assis dans ma stalle, je garde les yeux fixés droit devant moi. De toute façon, ma large capuche ne permet pas d'élargir plus encore mon champ de vision. Après une longue inspiration, je tourne lentement la tête. Comme je m'y attendais, d'autres individus recouverts de la même cape s'enchainent sur la rangée de stalles. À cause de leur vêtement ample, je ne parviens pas à identifier leur race ou leur sexe.

Des sièges semblables, j'en trouve tout autour de moi. Seules de larges allées dallées les séparent.

Je lève les yeux et contemple la voute d'arrête. Une architecture complexe s'élève autour de moi, laissant l'opportunité à de sombres recoins. La salle dans laquelle je me suis réveillé me parait infinie autant en longueur qu'en hauteur. Je me sens écrasé par tant d'immensité.

Pas un bruit, pas un murmure ou même une senteur de poussière. Seul le froid imprègne mon être.

Un brouillard grisâtre s'est infiltré parmi les personnes attendant ici. J'ignore depuis combien de temps je patiente et combien de temps encore serai-je là, sans que rien ne se passe.

Pourtant, j'ai essayé de me lever, de parler à mes voisins. Mais rien n'y fait. Je suis plongé dans un cauchemar angoissant, prisonnier dans mon propre corps.

Comme pour calmer ma frayeur grandissante, je compte les énormes pilastres qui rythme tout ce décor fantasmagorique. Des statues et des chapiteaux oniriques m'arrêtent dans mon activité, captant toute mon attention par leur abominable aspect. Même les nombreux bas-reliefs m'arrachent des grimaces nerveuses.

C'est paradoxal puisqu'en soi, la salle est magnifique. Une douce lueur tamisée tente de repousser les ténèbres, les renvoyant orner les moulures extraordinaires par des ombres artistiques. Des pinacles ainsi que des arcs boutants intérieurs s'élancent vers des hauteurs vertigineuses sans jamais parvenir à la voute.

Mes yeux se posent sur les fenêtres hautes, donnant sur une obscurité complète : il m'a pourtant semblé apercevoir un mouvement.

L'espoir renait dans mon cœur. Cette attente prendra-t-elle fin ?

Et puis finalement, des pas se font entendre derrière mon épaule. Je tente de me retourner sans y parvenir : je suis décidément englué dans ma stalle comme un insecte dans une toile d'araignée.

Trois hommes passent dans l'allée. Le premier se distingue de tous les individus ici présents par son long vêtement blanc. Sa capuche retombe sur son visage et à la main, il tient un étrange sceptre qui rythme ses enjambées. Derrière lui, deux guerriers recouverts d'une armure étincelante s'avancent d'un pas sûr. Leur casque m'empêche de discerner leur visage et tant de mystère commence à ronger mon moral déjà mis à mal.

Enfin, ils s'arrêtent devant un homme et d'un signe, le type en blanc ordonne à ses deux soldats de saisir le malheureux. Ce dernier se prend à hurler démentiellement et à s'agripper aux accoudoirs de sa stalle. Autour, pas un ne bronche. Moi-même suis incapable d'effectuer le moindre geste ou de sortir le moindre son de ma gorge sèche.

Les deux inconnus emportent leur victime sous des arcades où je ne tarde pas à les perdre de vue. Les cris résonnent toujours dans la nef, glaciaux et agressifs. Au centre, l'inconnu immaculé demeure immobile, comme s'il s'était statufié.

J'ignore ce qu'il s'est passé mais j'ose espérer que cet enlèvement funeste ne m'arrivera pas.



C'est quand même incroyable ! Mes coudes ne se décollent même pas du bois ni mes fesses du coussin. Une force supérieure m'oblige à rester clouer dans cet abominable endroit. D'ailleurs, je suis où exactement ? En enfer ? Je pensais qu'en enfer, il y aurait un peu plus d'ambiance. Du style des nanas à poils et des gros diablotins qui servent une bière qui arrache.

Et puis, cette vieille cape noire me gratte horriblement. Je gesticule comme je peux sur mon siège, toujours aussi muet qu'une carpe. C'est abominable ! Ne pas pouvoir parler ni emmerder le monde ! D'ailleurs, je l'ai tellement emmerdé, le monde, que je l'ai quitté.

Je soupire. Si je n'étais pas déjà décédé, je serais mort d'ennui.

Un cliquetis me fait relever la tête : les deux chevaliers reviennent et se figent devant celui qui semble être leur chef. Il leur tourne le dos, leur enjoignant à le suivre et pointe le doigt dans ma direction. Oulah ! C'est moi qu'on montre comme ça ? Non, ça doit être quelqu'un d'autre...

Je baisse la tête, les lèvres pincées. Si mon cœur fonctionnait toujours, il se serait sûrement emballé.

Et bien sûr, le trio s'arrête devant moi. Je devine mes voisins poser leur regard sur moi avec indifférence. Je n'ai pas envie d'être emmené et subir le même sort funeste que l'autre gars qui a disparu. Je préfère encore me morfondre là. Deux mains m'empoignent brutalement les épaules et me tirent dans l'allée. Cette fois-ci, la voix me revient comme par miracle.

— Non ! Lâchez-moi ! Je n'ai rien fait.

Rien n'y fait, je suis trainé sur plusieurs centaines de mètres ; je m'écorche sur les dalles coupantes avant d'être jeté contre un mur.

Aïe...

Au moins, dans ma situation, je ne saigne pas.

— Inutile de le maltraiter aux vues de ce qui l'attend, déclare le type en blanc.

— S'il-vous-plait, supplié-je d'un ton implorant.

Un des guerriers me remet sur pied et me fait signe d'avancer derrière leur supérieur. Face à leurs épées tranchantes, je m'exécute, paniqué. Qu'est-ce qu'il m'attend ?

Nous empruntons alors un long couloir obscur qui s'enfoncent dans les profondeurs. Pas vraiment pour me rassurer tout ça.

— Excuse-les, Binou, les anges se montrent parfois violents avec certaines âmes.

Je manque de m'étrangler :

— Frère du Bon Conseil ? Mais qu'est-ce que vous foutez là ?

Je viens de le reconnaitre ! L'espoir renait brusquement en moi : il va m'aider à m'échapper !

— Sortez-moi de là, imploré-je en l'arrêtant, je suis certain que vous en avez le pouvoir.

— Mais tu vas sortir des limbes, Binou, compte sur moi.

— Où m'emmenez-vous ?

— Au fond de ce couloir. Je dois admettre que ce n'est pas un endroit où j'aime me rendre mais pour toi, j'y suis prêt.

— Heu... C'est-à-dire ? Mon sort va empirer ?

— Pour tout t'avouer tu vas passer un sale quart d'heure.

Bon... Mais encore ?

— Et eux ?

— Les anges ? Ils font simplement leur travail.

— J'en ai vu un une fois, aux Falaises Sanglantes.

— Les anges justiciers sont différents des anges gardiens qui vivent ici. D'ailleurs tu savais que la fille de ton maître s'était unie avec un ange de la Justice ?

— Heu... Non.

Morgal ne m'en a pas parlé, de ça. De manière général, il ne parle jamais de sa progéniture.

— Ah ! s'exclame le moine, nous y voilà !

Une étrange mélopée s'échappe de la porte d'airain qui se dresse face à nous. D'énormes chaines bloquent sont accès mais d'un signe de la main, Frère du Bon Conseil les anime et tels de gros serpents, elles se meuvent et s'écartent des battants.

La porte s'ouvre sur une terrasse, perdue au milieu d'un précipice monumental. Je regarde le moine les sourcils froncés, appréhendant la chaleur et la couleur verdâtre qui s'échappent.

— Je t'en prie, Binou, avance.

Forcé par les deux guerriers, j'arrive jusqu'à l'extrémité de la plate-forme et jette un œil dans le vide. Un magma immonde gronde à des dizaines de mètres plus bas. Je vois d'ici les bulles s'éclater sous la chaleur torride de cet abominable chaudron. En plus de ça, des voix résonnent le long des parois, psalmodiant de sombres paroles dans un dialecte qui m'échappe.

— Hum, sympathique, on s'en va ?

— Ah non, Binou. Ton chemin à toi, il continue en bas.

— C'est une plaisanterie ? Mais enfin, Frère du Bon Conseil, pourquoi ?

— Tu es appelé. Tu dois suivre.

— Mais j'ai pas le droit à un jugement ou à une connerie du genre ?

Le moine reste de marbre :

— Un jugement n'est pas nécessaire pour toi.

Pardon ? C'est quoi cette blague ?

Déterminé, je tourne les talons mais les deux anges bloquent ma retraite.

— Me force pas à déchainer leur force, intervient le moine, obéis, Binou, tout se passera bien.

Merci mais non, je ne tiens pas à finir en côtelette grillée.

Avec ça, les voix accélèrent leur cadence comme si elles s'impatientaient.

— Le temps presse. Tant pis, emparez-vous de lui avant qu'il ne soit trop tard.

Sans la moindre hésitation, j'esquive mes deux geôliers et me précipite vers la porte. J'engloutis les mètres et me rapproche du seuil lorsqu'une fois encore, une forte poigne m'agrippe chaque bras. Et dans la bousculade, je ne réalise qu'après que j'ai décollé. Deux immenses ailes blanches se déploient dans le dos des anges.

Avec une coordination parfaite, ils m'enlèvent vers le bout de la terrasse et se mettent à planer au-dessus du magma infâme. Avec le plus grand calme, le moine frappe le sol de son sceptre et aussitôt, la bouche de l'enfer s'ouvre vers les profondeurs, tels un syphon dans cette lave verdâtre.

— Ne me lâchez-pas ! hurlé-je paniqué.

— Bon voyage Binou ! me souhaite Frère du Bon Conseil avec enthousiasme.

Aussitôt, les anges me lâchent et je chute vers les profondeurs. Je suis aussitôt englouti par cette gueule qui se referme sans pitié sur moi.

J'ai l'impression de sombrer sans fin, comme si j'étai à la fois dans les airs et dans des eaux obscures. La voix s'intensifie si fort que je me bouche les oreilles, sans parvenir à m'en débarrasser.

Je tressaille : quelque chose m'a frôlé la peau.

Inutile de chercher : aucune lumière dans cet endroit perdu, abandonné de tous. C'est abominable, je vais finir ainsi pour l'éternité, sous une chappe impénétrable.

Cette fois-ci, une main se referme sur mon poignet, puis une autre sur ma cuisse. Quelque chose agrippe ma nuque et mes cheveux. Je tente de crier mais rien n'y fait. On m'assaille de partout.

Et puis brusquement, j'ai l'impression que des griffes pénètrent dans ma peau pour me lacérer. Malgré le fait que je sois déjà mort, la douleur se ressent encore plus fort.

Et toujours ce chœur funèbre qui me transperce.

Un étau emprisonne brusquement ma main et me tire à travers les ténèbres, de plus en plus vite. J'ai l'impression de traverser des kilomètres même si aucun repère ne le prouve. Et puis au fond, apparait une lumière, très faible mais qui grossit au fur et à mesure que je me rapproche.

Elle croît en même temps qu'une chaleur étouffante me brûle de toute part. J'ai l'impression que ma peau se décolle, que mes os fondent, que tout mon être part en fumée.

Et puis la lumière se fait si vive que tout explose.

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