Chapitre 41
— Cette partie de la ville est très originale !
Mon regard glisse avec désapprobation vers Poulpinet : originale ? C'est une poubelle, oui ! Notre Pellecor apprécie poser son vaisseau dans les immondices, à ce que je vois !
Les quartiers pauvres ne s'étendent pas sur une superficie très étendue mais ils disposent d'une couche de crasse semblable à une dizaine de bidonvilles. Les maisons de bois manquent de s'effondrer dans la rue. Et quelle rue ! Complètement convexe, elle charrie inlassablement des ordures vers un lac artificiel. Une strate de boue d'une vingtaine de centimètres recouvre les vieux pavés, dégueulassant nos chaussures. Cela ne semble pas incommoder Poulpinet.
Des astres, des lumbars et des humains forment la majorité de la population si bien que notre présence attire les commentaires. Je déteste être le sens de l'attention comme ça.
Les passants que nous croisons sont recouverts de guenilles, sales et mal-rasés. Des effluves de transpiration et de bière périmée m'assaillent le nez.
— Trouvons une auberge, assuré-je à mon compagnon, ils sauront nous renseigner.
— Bonne idée.
Et clairement, je ne boirai pas une goutte d'alcool dans leur taverne, non pas pour suivre les ordres de Frère du Bon Conseil mais plutôt pour ne pas m'attraper une maladie incurable.
Enfin, une enseigne branlante nous indique l'emplacement convoité. Cinq poivrots gardent farouchement l'entrée de leur temple, rotant sur les malintentionnés. Tant de misère humaine en un même endroit... Je reprends ma respiration, non sans grimacer, et pénètre dans l'auberge, suivi d'un gnome à la curiosité naïve.
Un brouillard épais nous accueille, lourd de senteurs d'herbes. Les tables sont remplies d'hommes tous aussi bourrés et sans le sou. Je me racle la gorge pour me recentrer et avance vers le comptoir pour me hisser sur un haut tabouret.
— Des gnomes ? s'étonne le cabaretier avec son visage empâté.
— On cherche un homme du nom de Pellecor.
— Ouais... Il est passé quelques fois...
— Où pourrions-nous le trouver ?
L'astre ne me répond pas, apparemment trop occupé à récurer sa choppe avec un chiffon sale.
— Binou, souffle Poulpinet, une pièce.
Ah oui, j'oubliais...
Je dépose quelques écus sur le comptoir que notre homme accueille sans enthousiasme.
— Il a un vaisseau près des prisons. Vous le trouverez à la rue du chat qui crache.
Bien, ne nous attardons pas plus longtemps ici... Où est Poulpinet ? Il était là il n'y a même pas deux secondes !
Je tourne la tête dans tous les sens et le trouve enfin encerclé de cinq lumbars à la mine patibulaire. Leur carrure ne m'inspire pas vraiment confiance mais je dois quand même rechercher l'autre abruti sans déclencher un esclandre.
— Excusez-moi messieurs, mais nous sommes pressés !
J'attrape le bras de mon compagnon dans le but de me tirer au plus vite.
— Hey... sois pas timide le gnome, des créatures comme toi, ça nous rappelle le pays.
— Heu...
L'un des cinq attrape Poulpinet par le dos de la ceinture et le soulève sans le moindre respect. Je crois que mon ami ne comprend pas du tout ce qu'il lui arrive ; il se contente juste de regarder le lumbars d'un air choqué.
— Lâche-le, grondé-je.
Mon interlocuteur s'essuie le nez avec son poignet et me toise du haut de ses deux mètres.
— Qu'est-ce qu'tu veux, le microbe ? On peut plus s'amuser ?
— On a pas bouffé de viande fraiche depuis des semaines, crache son acolyte sans s'apercevoir de la bave qui coule dans sa barbe.
Ces mots dits, je sens brusquement deux bras se refermer sur moi et me soulever à mon tour. Je pousse un cri de panique et envoie mon talon dans le foie de mon agresseur. Malheureusement je crains que sa bedaine ne lui serve de carapace.
Poulpinet et moi sommes jeté sur une table, le ventre contre le bois et les mains ligotés dans le dos. Je rêve où nous venons de nous faire maîtriser par une bande d'ivrognes ? Décidément, je manque cruellement d'exercices.
— Je n'ai pas envie d'être mangé, assure calmement l'autre.
Ah bon ? Mais quelle nouvelle ! Il faudrait simplement que je réussisse à attraper ma dague dans la botte.
Brusquement, un énorme hachoir s'abat à deux centimètres de ma tête. Je pousse un cri strident qui n'en réveille pas moins le reste de la taverne, toujours endormi.
— On va les découper pour s'les partager, annonce l'un des compères, y en aura assez normalement.
— J'propose qu'on commence par celui avec la peau plus foncée, il m'parait bien plus gras.
— Tu n'aurais pas dû manger trois petits déjeuners, ajoute Poulpinet avec fatalisme.
Mais comment il fait pour garder autant son calme ?! Ça me dépasse...
— Bon, emmenons-les en cuisine qu'on les tranche en paix.
Oulah ça chauffe. Je suis hissé comme un paquet de linge sale sur les épaules d'un lumbars affamé, prêt à me dévorer entier.
Le tavernier ne bronche pas quand cinq intrus investissent sa cuisine pour préparer leur repas. Je toucherai deux mots à Luinil sur l'état de sa ville à mon retour au palais ! Non parce que je ne tiens pas finir dans des ventres déjà débordant de graisse.
Sans avoir compris ce qu'ils prévoyaient, je me retrouve jeté dans une énorme marmite où marinent déjà des navets et des carottes crues. Aussitôt, deux lumbars déposent ma prison en cuivre sur un feu beaucoup trop imposant pour me plaire.
— Faut d'abord qu'il cuise, assure l'un des lumbars en s'apprêtant à déposer un couvercle au-dessus de mes cheveux.
— On devrait peut-être lui arracher la tête d'abord ? s'interroge son comparse.
— C'est marrant de les entendre couiner, haha.
Très drôle. Je commence déjà à avoir chaud ; j'ai atterri dans cette marmite les deux jambes en l'air et mon dos commence à cramer à petit feu.
— T'es sûr qu'on est pas sensé le fourrer avec des pommes d'abord ?
— T'en as pas marre de poser des questions ? Apporte un cageot si t'y tiens.
Le lumbars s'exécute alors que des gouttes de sueur perlent dans mon dos et mon cou. Je gigote ma jambe gauche pour tenter de faire glisser ma dague mais rien n'y fait.
Notre cuisinier improvisé revient au-dessus de l'embouchure de la marmite. Je lui crache à la figure sans regret.
— Sale gnome ! s'énerve-t-il, tu vas regretter !
— J'attends de voir ça !
— J'vais t'enfoncer toute la cagette dans le trou de balle, tu feras moins le malin.
Mais respectez-moi un peu ! Je préfère finir avec le crâne éclaté que dans une marmite avec des pommes dans le fion.
— Bon, sors-le, il a le cul collé au fond.
Encore une fois, je suis saisi par le col comme un chaton. Mais cette fois-ci, je ne me laisse pas faire. Ça va bien de se faire souiller deux minutes mais je suis pressé !
Mon pied atterri dans la mâchoire du premier lumbars qui me laisse m'écrouler avec son hachoir. Ni une ni deux, je saisis cette nouvelle arme pour me trancher les liens et déguerpir dans le coin opposé de la pièce.
— Mais rattrape-le, abruti !
— Il est trop rapide...
Et tu es surtout trop ivre, héhé. Je dégaine ma dague et charge vers eux sans la moindre hésitation. D'un bond, je rejoins le plan de travail et une fois à leur hauteur, je saute dans un cri de guerre. Ma dague s'enfonce dans la gorge du premier pendant que le hachoir s'abat dans le crâne chauve du second. Je m'affale en même temps qu'eux ; une petite roulade sur le côté et hop, me revoilà debout. Ça, ils ne l'avaient pas vu venir ! Finalement, j'ai pas trop perdu.
Sauf qu'il en reste encore trois.
Trois hommes ahuris devant la mort si brutale de leurs compagnons. Étendu sur la table, Poulpinet est immobilisé par un long couteau en travers du corps. Mais ils l'ont empalé !
La rage bouillonne en moi et je m'élance vers mes adversaires qui sont cette fois-ci parés à recevoir mon assaut. Mais contre toute attente, je dérape entre les jambes du premier et lui coupe les tendons avec précision. En voilà un qui ne pourra plus marcher avant longtemps. Je me redresse pour m'occuper du deuxième. Il s'est saisi d'un long croc de boucher pour me ravaler la face, mais encore une fois, je suis trop rapide. Emporté par son coup, il me laisse une jolie brèche pour lui enfoncer ma dague dans le buffet. Le troisième, plus sobre, me donne plus de fil à retordre. Son pied m'envoie valser à l'autre bout de la cuisine. Je balaie toute une organisation de rangement avant de m'écrouler devant la marmite. Le lumbars se précipite sans attendre sur moi, un poignard en main. Au dernier moment, j'attrape la marmite et de toutes mes forces, la renverse sur la tête de mon adversaire ; tous les légumes bouillants se déversent sur sa tête.
Mais je m'aperçois que la peau entière de mes paumes est brûlée à vif. Je hurle de douleur et me précipite vers un bac d'eau potable qui trainait. Mais je suis con ! Enfin, j'ai pas vraiment réfléchis sur le moment. Mes mains fument dans une horrible odeur de chair cramée...
Je remarque que mon homme est toujours vivant, gémissant de douleur et de colère. Déterminé, je le rejoins, saisis la marmite par les hanses pour ne pas me brûler et fracasse le crâne du lumbars à plusieurs reprises. En voilà un qui aura perdu sa cervelle, haha.
C'est une fois le travail terminé que je me rends compte que Poulpinet est toujours fixé à sa table.
Je me précipite vers lui pour inspecter la blessure. Aïe, aïe, aïe : qu'est-ce que je vais pouvoir faire ? Surtout que je me suis littéralement détruit les mains.
— Poulpinet ? ça va aller ?
— Re... Retire moi ça, s'il te plait...
Je ne sais pas si c'est la bonne chose à faire mais je ne vais pas le laisser accroché dans cette cuisine. Je monte sur la table et ma cale de part et d'autre de son corps pour effectuer l'opération dans le meilleur axe.
— Bon... Ne t'imagine pas des choses, hein ?
— Imaginer quoi ?...
— Laisse tomber... Attention ça va piquer.
D'un coup, je retire la lame de la table et du ventre de Poulpinet. Ce dernier pousse un cri étouffé et porte instinctivement les mains à sa blessure.
— Poulpinet...
— Je vais m'en sortir... Ce n'est pas très grave...
Bah dis donc, il est résistant, le bougre ! Alors que je l'aidais à se mettre assis, je distingue une fumée noire s'échapper de ses mains et refermer la plaie.
— Mais... Tu as de la magie ! m'exclamé-je.
— Évidemment, je suis un gnome d'Onyx.
Incroyable, je pensais juste qu'il pouvait changer de forme.
— Ne t'imagine pas des choses, Binou, guérir et nous dissimuler parmi les autres sont nos seuls pouvoirs.
— C'est déjà pas mal ! Tu vas pouvoir marcher ?
— Oui ; je suis tout neuf maintenant.
J'en reviens toujours pas... C'est super pratique quand même. Cependant, ça ne m'empêche pas de l'aider pour descendre de la table.
— Binou, c'est bon, je suis guéri... Le lumbars là est toujours vivant.
Bah... Un coup de dague et il ne l'est plus !
Nous sortons discrètement de l'auberge, en prenant la direction de la rue recherchée. J'espère ne pas rencontrer de problèmes avec ce Pellecor.
Quelle journée !
— Et sinon, tu peux guérir mes mains ?
— Je suis désolé mais je viens de me sauver la vie ; mes réserves sont épuisées...
— Ce n'est pas grave...
Moi et la chance...
Nous continuons ainsi notre petite virée dans les quartiers insalubres de la ville, découvrant misère et désolation sur notre passage. Ça se trouve, j'ai privé cinq foyers de leur père... ou libéré, ça dépend du point de vue.
Enfin, la pancarte au nom du chat qui crache apparait. Nous devons plus déchiffrer que lire mais bon. Comme prévu, les murs titanesques de la prison s'élèvent au-dessus des maisons délabrées.
Je trottine jusqu'à un terrain vague, séparé de la rue par un grillage en barbelés.
— Tu crois que c'est là ?
— Où veux-tu qu'il ait posé son vaisseau ? Toutes les maisons s'entassent sur plusieurs hectares à la ronde.
— Bon... Alors allons-y.
Nous contournons cette vieille barrière et nous avançons sur les lieux. En effet, derrière une bute de détritus, nous apercevons un... un vaisseau ? Je ne sais pas vraiment ce que c'est, en vérité.
— Heu, Poulpinet, je ne m'y connais pas vraiment en technologie mais que penses-tu de ça ?
— C'est un paquet de ferraille, pas une navette. Jamais ça ne décollera.
— C'est quoi la tente bizarre avachie dessus ?
— Le ballon ? C'est un zeppelin, Binou. Le ballon est gonflé à l'hélium pour faire flotter tout ce bazar dans le ciel.
Je hoche la tête sans en avoir plus appris.
Nous descendons la bute et nous avançons dans le campement de fortune. Des bâches, des braséros et des tas de bois jonchent le sol dans un désordre sans nom. Une partie du ballon a été tiré au-dessus d'une paroi du vaisseau pour créer un abri. En-dessous se dresse une table pleine de petits instruments et pièces en métal.
— Suis-je si désespéré pour demander de l'aide au propriétaire d'une telle machine ?
— Je crois que oui.
Parvenus devant la porte du zeppelin, nous toquons sur le bois et attendons patiemment que monsieur Pellecor se bouge les fesses.
Enfin, des pas lourds se font entendre et le battant s'ouvre brusquement sur l'hôte de ces lieux. Et c'est en découvrant à qui on a affaire que je me dis que la vie n'a pas fini de m'en mettre plein la gueule !
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