Chapitre 4
Le son du cor me tire d'une de mes interminables siestes. Je rabats mes draps sur les genoux et reste inerte quelques minutes, complètement légumifié. Ces voyages en haute mer ne me réussissent vraiment pas. Je saisis la bouteille de whisky qui se pavanait sur ma table de nuit et constate avec horreur qu'elle est vide. À croire qu'une petite divinité diabolique s'est chargée de sauver ma santé. Un sourire malicieux apparait sur mes lèvres et mon regard glisse vers le coin de mon matelas. Je le soulève et attrape une petite flasque que je m'empresse de vider.
C'est à ce moment de bonheur comblé que Poulpinet choisit de débarquer. Il ouvre ma porte avec moult fracas et se jette sur moi :
— On est arrivé ! crie-t-il à mon oreille.
Sa joie débordante a déjà aspiré toute mon énergie...
— L'espace vital, tu connais ? Tu m'écrases le foie.
— Toujours en train de râler... Bouge tes petites fesses, Binou : on aperçoit le Chœur !
— Je ne suis pas vraiment presser de découvrir la tête de mon caveau.
— Mais non, Binou ! Je t'assure que l'Empereur ne voudra pas te dévorer. Bon, tu seras peut-être un peu torturé mais il n'aurait pas envoyé une frégate pour te ramener s'il voulait abréger tes jours.
— C'est très rassurant ce que tu me dis.
— Merci.
Il me lance un clin d'œil et commence à ranger mes affaires avec un dynamisme incroyable. En tout cas, il ne connait pas le second degré... Mais il a le mérite d'être sympathique à défaut qu'il lui manque plusieurs cases et que Clark figure en tête de sa course alimentaire.
Je me décide enfin à me lever et à arpenter ma cabine, telle une pauvre âme sans but.
— Va voir sur le pont, m'encourage Poulpinet de sa voix guillerette.
— Mouais...
Je suis son conseil et monte l'échelle jusqu'au bastingage. Devant la vue qui s'offre à moi, je me fige, totalement époustouflé :
Alors qu'une brise soulève mes mèches brunes, le mugissement des vagues accompagne l'impression d'écrasement que je ressens. Face à moi se dresse une cité incomparable dont les tours imposantes se mêlent aux nuages rares de cette chaude fin d'après-midi. La pierre sombre n'enlève en rien la grâce qui s'échappe de cette architecture complexe, dotée de milliers de détails ésotériques. Elle semble allier à la perfection son rôle de palais et de forteresse : les murs épais n'occultent pas les fenêtres aériennes ni les verrières flamboyantes. C'est si grand que je me demande si toutes les salles sont vraiment occupées. Des ponts solides relient les différents bâtiments alors que des colonnades torsadées allègent la structure générale des édifices.
C'est magnifique...
Morgal n'a jamais manqué de goût, on peut lui reconnaitre ça. Mais j'avoue être maintenant impatient de découvrir l'intérieur de ce joyau du nouveau monde. Quoique... Je ne suis pas sensé avoir un entretien avec l'Empereur ? Mon petit cœur se serre d'angoisse rien qu'à y penser.
La frégate s'approche des falaises et plus particulièrement du port principal de la cité. Là, on croise toute une flotte armée. Comme pour les gnomes, les elfes d'Onyx ont la peau grise, réhaussée par des cheveux immaculés et des dents crochues. Toujours vêtus de noirs, ils ne semblent pas dotés d'émotions, ce qui est en partie vrai. Ce sont des machines à tuer après tout.
Mais je remarque bien vite d'autres navires, commerciaux ou diplomatiques. Les hommes et femmes que nous croisons dans les murs sont pour beaucoup des ambassadeurs ou des intendants envoyés par leur royaume respectif.
Je me demande si Momo organise des petites sauteries quand l'envie lui prend. J'en doute.
Après être descendu du bateau avec nos bagages, nous montons dans un carrosse qui ne tarde pas à mous emporter dans le cœur de la ville.
Clark est aussi ébahi que moi. Poulpinet, par contre, est habitué.
Je me tords le cou à la fenêtre pour distinguer le ciel.
— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je en observant un animal étrange voler.
— Ce n'est pas un dragon, assure Clark.
— Non, intervint Poulpinet, ce sont des navettes. Vous vous apercevrez de l'impact de la technologie au Chœur. Cependant, l'Empereur tient à préserver les anciens moyens sauf quand il s'agit de communication ou de machines de guerre.
— Je vois.
Au détour d'un carrefour, je découvre enfin le palais impérial dans toute sa splendeur. Surélevé par une volée de marches, le bâtiment surplombe les autres dans un signe d'autorité infini. Inconsciemment, la sueur commence à perler dans mon dos et sur mon front. Je suis vraiment mal.
— On descend ! s'écrie l'autre excité aux cheveux blancs.
— S'il faut mourir...
La porte du carrosse s'ouvre et nous gravissons les marches, croisant toutes sortes de gens.
— Y a-t-il une cour ? demande Clark.
— Oui, bien sûr, mais pas toute l'année. L'Empereur n'aime pas organiser des fêtes à longueur de temps. Pour cela, il faut aller à Arminassë, qui est le second siège de son pouvoir.
— Ah.
— Mais le palais est une merveille jour et nuit, assure Poulpinet, même si beaucoup y ont trouvé la mort.
— Merci du tuyau, ronchonné-je.
L'accusé ne comprend pas mon humeur et nous guide toujours avec plus d'entrain vers les portes titanesques.
Le hall d'entrée est suffisamment grand pour s'y perdre ; aussi, je ne quitte pas la petite queue de cheval blanche du regard. Après avoir gravi plusieurs escaliers, traversé des couloirs et des salons, s'être attrapé un mal de crâne, notre gnome d'Onyx s'arrête dans un boudoir.
— L'Empereur devrait t'attendre dans ce bureau, Binou.
Je me mords la lèvre, très peu rassuré. Je jette un regard autour de moi mais vu le nombre de gardes qui surveillent le périmètre, aucune chance que je puisse assassiner mon maître. De base, je ne vois pas comment je pourrais trancher la gorge à une créature si puissante.
Qu'importe, le temps est à la diplomatie et non aux armes.
La lourde porte s'ouvre sur une musique d'orgue qui semble sortir des profondeurs pour me glacer le sang. Heureusement, Poulpinet m'accompagne mais j'intime à Clark de rester en arrière.
Me voilà donc dans l'antre secrète de la bête. Mes mains moites s'accrochent nerveusement aux pans de mon manteau et mes jambes manquent à tout moment de me fausser compagnie.
À mes côtés, mon comparse trottine gaiement. Il me fatigue.
Malheureusement, mon esprit se refocalise immédiatement sur les prochaines minutes qui arrivent.
Je ne prête même pas attention aux décors sublimes qui ornent les lieux et concentre mon regard sur le fond de la pièce. Le bureau est vide. Ce dégénéré psychopathe tient vraiment à me rendre barge !
Je m'arrête donc à un mètre de sa table de travail, aux côtés d'un gnome de beaucoup trop bonne humeur pour cet instant critique. Allons, après tout, c'est Arquen qui l'a dénoncé, pas moi. Je n'ai juste fait que colporter un petit mensonge, qui n'en n'était pas vraiment un.
Derrière nous, l'orgue continue à nous partager son morceau lugubre. J'ai l'impression d'assister à mon enterrement. Il ne manque plus que Püpe pour rire à gorge déployée de la situation.
Finalement la porte sur le côté s'ouvre ; ça y est, je vais mouiller mon pantalon...
Des voix résonnent de l'autre côté de la porte. Apparemment, les restes d'un débat houleux. Je baisse la tête et contemple mes bottines avec un intérêt que je ne me connaissais pas. Des pas se font ensuite entendre sur le parquet du bureau avant de s'arrêter.
— Ah mais mon gnome est enfin de retour !
Je ne lève pas le regard, toujours tétanisé. J'ai reconnu sa voix. Sa voix de meurtrier et de psychopathe... Qu'est-ce qu'il m'attend, désormais ? Jusqu'ici, je pensais vivre un mauvais rêve. Qu'après tout, il était bien mort, éventré par l'ange. Mais non. Sa présence est bien réelle, toujours aussi effrayante que charismatique.
Poulpinet n'intervient pas.
Et puis, comble de la situation, Morgal s'accroupit soudain devant moi. Jamais il ne s'était abaissé comme ça. Au sens propre et figuré du terme, d'ailleurs.
Cette fois-ci je retrouve ses yeux aussi profonds que l'océan et je semble immédiatement hypnotisé. Il n'a pas changé : toujours ce même visage parfait aux pommettes saillantes, à la mâchoire carrée et à la chevelure dorée. Son sourire sardonique qui dévoile ses canines luisantes et enfin ses vêtements d'un noir inchangeable. Même si j'avoue que sur ce dernier point, il a toujours porté des costumes qui valaient une fortune. Rien qu'à voir les fils d'or qui réhaussent sa chemise.
L'Empereur parait amusé de mon malaise et m'ébouriffe les cheveux comme si je n'étais qu'un gamin.
— Content de te revoir, Binou, lâche-t-il en se relevant.
— ...
— Tu étais plus bavard par le passé, mais après tout, si je t'ai convoqué, ce n'est pas pour ça.
Il contourne le bureau et s'assit à son confortable fauteuil. Ainsi, au milieu de sa paperasse, il me rappelle notre première rencontre. Mais en tout cas, son rôle d'Empereur lui va comme un gant. Quelle joie de pouvoir abuser d'autant de personne rien qu'en diffusant le plus simple petit ordre !
— Tu as toujours su mettre le nez là où il fallait, continua-t-il sans m'accorder un regard, et aussi là où il ne fallait pas, d'ailleurs... C'est pour cela que je t'avais engagé et marqué. Et désormais, je voudrais t'envoyer à Arminassë.
— Arminassë ?
— Oui, ce nid de vipères. Au Chœur, rien ne m'échappe. Mais dans la capitale de Fanyarë, chacun y met du sien pour créer un bordel sans nom.
Bon... Il s'arrête de parler quelques instants pour griffonner quelques mots sur une feuille. Apparemment il ne tient pas à me manger... Pourtant, il est forcément au courant de ma « trahison ». Bah, après tout, c'est inutile de s'appesantir dessus si lui-même ne veux pas évoquer sa malheureuse séquestration.
Peut-être a-t-il revu Arquen ? Je lui demanderai plus tard.
— Vous n'avez pas chômé, ces dernières années, Majesté, fis-je remarquer en reprenant mon assurance.
— Non, en effet.
— Ce n'est guère courtois d'avoir privé votre création de leurs émotions, ajouté-je avec un regard pour le gnome gris.
— Pourquoi ? tu voudrais coucher avec Poulpinet ?
Mon cerveau beugue quelques secondes alors que l'intéressé ne cille pas, ne comprenant sûrement pas le sens de ces mots. En fait, je ne sais pas vraiment comment prendre la réplique sarcastique de mon maître, avec lui, mieux vaut se méfier. Surtout sur ce genre de sujet.
— Non.
— Bien, mêle-toi de ce qui te regarde, Binou.
Moi me mêler de ce qui me regarde ? La bonne blague !
Il pose ses yeux glacials sur moi, déjà lassé de mon caractère invivable.
— Quand devrai-je partir ?
—Demain. Tu rentreras au service du couple royal.
— Le couple ?
— Oui, le roi Carnil est rentré depuis peu.
— Le mari de la Reine Vierge ?!
— Oui, pas son chien !
Olala, je vois tout de suite le genre. Mon maître doit fulminer de jalousie dans sa petite caboche bien faite. Cachant son aversion pour son rival, il continue :
— Je veux que tu sois mes yeux et mes oreilles là-bas.
— Pourquoi ? Vos pouvoirs ne vous permettent pas de régler le problème ?
— Justement, Arminassë est très proche de Lombal et les raids sont fréquents. Le roi Arnil est même parvenu à mettre au point un système qui annule tout effet de la magie. Il est donc capable de réduire la capitale à cet état.
Waow ! Ce souverain astre est doué. Il a réussi à les rendre tous vulnérables.
— Je veux que tu me fasses des rapports précis sur les décisions du Conseil Astral.
— Oui, Majesté.
— Et garde un œil sur le chef d'espionnage, Nim.
— Ce sera fait.
— Poulpinet t'accompagnera.
Joie !
— Et Clark ? Il peut venir aussi.
Il hoche la tête, ne voyant pas d'inconvénients à cela, ce qui me soulage.
— Encore une chose, Binou. Fais attention à toi.
— Tant de sollicitude me touche, Majesté !
— Mort, tu m'es inutile.
— Je me disais aussi...
Je prends congé de l'Empereur, suivant Poulpinet jusqu'à mon nouveau lieu de résidence. Je n'arrive pas à le croire ; cet entretien me parait totalement irréel... J'ai beaucoup trop de questions à lui poser, à ce dégénéré endurci !
Nous croisons Clark à la sortie du bureau. Il se jette dans mes bras comme s'il ne pensait pas me revoir. Je le rassure et lui propose de m'accompagner à Arminassë. Bien sûr, il accepte, mais attention, pas pour mes beaux yeux, juste pour la gastronomie astrale qui est unique !
Le gnome gris nous conduit donc jusque dans les profondeurs mystérieuses de la cité. Nous avons tellement marché dans les couloirs souterrains que je soupçonne d'avoir quitté le palais.
Ici, nous ne croisons que des elfes ou des gnomes d'Onyx : nous longeons les casernes, c'est pour cela. Mais par les Bubons de Triton, c'est gi-gan-tesque ! Ils sont combien dans cette cité ?
Enfin, nous parvenons aux quartiers gnomiques.
Une place intérieure à l'apparence d'un carrefour de village donne sur une série de petits logements, imbriqués les uns sur les autres dans un charme indéfinissable.
— C'est mignon, non ? fait remarquer l'habitué.
— Ben... C'est pas très personnel mais ouais, c'est plutôt paisible comme endroit.
— Cela manque d'une bonne auberge ! assure Clark.
— T'as autre chose dans la vie que la nourriture ? demande Poulpinet railleur.
— J'adore les animaux, jouer avec les enfants et jardiner.
— Voilà de belles capacités.
— Je sens du sarcasme dans ta voix, Poulpinet.
— Voyons Binou, il est évident qu'ici, les seuls talents reconnus sont liés au combat.
Mettant fin à la conversation, il nous mène jusqu'à sa demeure, légèrement différente des autres. Sûrement grâce à son statut de « majordome ». Nous pénétrons donc dans une maison à deux étages, toute de bois fabriquée. Diverses plantes décorent le séjour, accompagnées de tapisseries et d'étranges tableaux lisses et sans couleur.
— Qu'est-ce que c'est ? interrogé-je en posant mes bagages.
— Des écrans. Mais là, ils sont éteints.
— Étrange.
— Vous ne devez pas connaitre cela en Calca... Mais faites comme chez vous ! Je vais vous préparer du café...
— Et d'ailleurs, interviens-je, comment vas-tu garder ta couverture sachant que tu es reconnaissable...
Il fronce les sourcils sans comprendre.
— Je veux dire, tu détiens la marque de fabrique de mon maître.
— Ah oui, regardez.
Sous nos yeux ébahis, sa peau s'éclaircit dans une teinte beige et ses cheveux se foncent jusqu'à devenir châtain. Même ses canines se sont métamorphosées. Clark et moi le regardons telles des carpes échouées sur le rivage. Je me ressaisis ; les elfes d'Onyx ont bien ce pouvoir donc pourquoi pas les gnomes ? C'est vrai que c'est pratique pour une mission d'infiltration.
Poulpinet n'attend pas qu'on commente son changement et attrape nos affaires pour les monter dans la chambre, toujours avec une joie débordante.
De son côté, Clark farfouille dans les placards en quête d'une énième collation pendant que moi je me penche à la fenêtre pour observer tout l'activité extérieure.
Les gnomes d'Onyx sont vraiment des créatures étonnantes. Totalement lobotomisés... Mon regard se pose sur un groupe de filles. Mmh, je dois admettre que voir leurs tenues en cuir moulantes n'est pas désagréable au regard.
— Arrête de mater, me gronde Clark la bouche pleine.
— Oh ça va, de toute façon, je ne peux rien tenter avec elles, sauf si je veux me recevoir un coup de poignard...
— Pense un peu à ce que dirait Püpe...
— Elle me dirait de prendre mon pied et de l'oublier.
Mon ami soupire mais il ne sait pas ce qu'il s'est passé avec la femme de ma vie... Voilà ! Maintenant je suis d'une humeur massacrante !
À chaque fois je ne peux m'empêcher de repenser au moment où elle m'a quitté. Au moment où elle m'a assuré qu'elle préférait qu'on mette fin à notre couple, pour le bien de notre famille. Le pire, c'est qu'elle avait raison, les Falaises Sanglantes m'ont totalement détruit.
— Allez Binou ! s'écrie une voie surexcitée à mon oreille, ce n'est pas le moment de se morfondre ! Demain, nous partons pour Arminassë ! La capitale de la fête, de la danse et de l'amour !
— Poulpinet, tu m'épuises.
Il me fait un câlin comme si j'étais une peluche et ajoute :
— Il faut te changer les idées mon vieux.
Mouais... À ce propos... Je me redresse dans un sursaut d'énergie et de curiosité. J'ai bien envie de mettre les choses à plat avec l'Empereur et lui demander un peu comment on en est là !
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