Chapitre 39
— Binou ?
— Est-ce que je peux passer un petit-déjeuner tranquille sans encourir un flot de questions continu, Tiny ?
— Et c'est le gnome le plus bavard de Calca qui me sort ça ?
— Je ne suis pas d'humeur... Qu'est-ce que tu veux ?
— Tu t'es bien amusé avec Myra ?
— Elle s'est fait bouffer par des aratayas donc non, je ne me suis pas amusé.
La décomposition de son visage devant la nouvelle a le mérite de lui clore le bec. Non mais ! Oui, c'est triste, mais essayons de sauver ceux qui vivent encore ! Il me reste quatre semaines et six jours avant que « boum », plus de Binou.
Et l'autre en face qui m'explique comment il a cuisiné son potimarron. J'm'en tartine de son potimarron... Enfin, au moins, je n'ai pas Fernéo dans le champ de vision pour avoir envie de vomir mon croissant et mon café.
Comme Tiny commence à pleurer, je me lève, peu désireux de partager un repas aussi éprouvant pour les nerfs.
On va servir Sa Majesté la reine tout de suite. J'arrive dans les cuisines où Monsieur l'Intendant Efféminé m'alourdit toujours plus de plats en argent.
— Mais c'est le double que d'habitude ! m'énervé-je.
— La reine a exigé une double ration, mon petit lapin. Elle ne va pas bien.
Quand on se porte mal, on ne mange pas tant de cochonneries ! Ces aristos...
Heureusement, Poulpinet passait par là avec son débonnaire. Je lui enjoins de m'aider pour transporter toutes ces sucreries dans la chambre de la reine. Au moins, elle a pensé à délocaliser après le départ de son amant et revenir dans son propre lit.
La camériste, Hyola, nous croise d'un pas rageur pour sortir des appartements. L'impatience est à son comble apparemment.
Luinil est adossée à ses oreillers, en train de pleurer. Et voilà, une journée qui commençait si bien, hem...
Comme d'habitude, je me glisse sous les draps pour l'accompagner dans son morne repas festif.
La reine me prend dans ses bras en reniflant, comme sa peluche préférée que je suis.
— Qu'avez-vous, Majesté ?
Elle essuie ses larmes et entame les viennoiseries dans un silence religieux. Bon, faut que je devine, c'est ça ? Finalement, c'est peut-être une bénédiction de ne plus avoir de femme...
— Vous savez, argué-je, Morgal ne vous a pas abandonnée.
— Ce n'est pas ça... J'ai été chassée de ma fonction. Je me sens inutile.
— Bah... C'est sûr qu'avachie dans votre lit, vous n'aidez pas grand monde.
Elle me fustige du regard.
— Carnil m'a encore une fois mis au banc. Et puis, Morgal est parti.
— Il vous a dit quand il reviendra ?
— À la fête des équinoxes, dans dix jours... En attendant, je ne vois plus Ambar ni le reste de mes enfants...
— Je suis certain que vous serez tous réunis dès que vous serez impératrice !
— Notre fille Anarrima nous a reniés... Je suis si seule...
Je lève les yeux au ciel, déjà plus que lassé par cette maudite matinée. Luinil se tord brusquement vers l'avant, le visage marqué par l'écœurement. Instinctivement, je vide un plat assez profond de son contenu et le tend à la reine pour qu'elle puisse vomir.
De ma vie, je n'ai jamais vu une grossesse aussi mouvementée. Luinil perd complètement la tête et je pense qu'elle le sait. C'est sans doute aussi pour ça qu'elle a refusé de suivre mon maître. Elle a compris qu'il se servait d'elle, qu'il utilisait l'argument de la protection de l'enfant pour la ramener sous le bras et continuer à la contrôler.
J'ignore ce que Morgal cherchait en la mettant dans cet état mais je crois qu'elle a déjoué ses plans.
Dans son coin, Poulpinet s'occupe à déplacer les bibelots et à les secouer près de son oreille. Je lui fais signe d'arrêter ses bêtises et de s'occuper du plat en argent souillé. Avec un air déconfit, il s'en va récurer tout ça pendant que Luinil désespère de plus belle.
— Si ce n'est pas malheureux de m'abandonner ainsi, gémit-elle en caressant son gros ventre.
Je me pince les lèvres, ayant l'impression d'entendre les sermons de Püpe.
— Vous savez, il vous a demandée de l'accompagner...
— Bien évidemment ! Je n'aurais aucun pouvoir, au Chœur ! Morgal est un véritable pervers narcissique qui réussit toujours à retourner les choses à son avantage. Repartir sans moi lui fera les pieds.
— Enfin... Vous n'avez pas plus de pouvoir ici, désormais...
— Il a travaillé pour que ça arrive. Lorsque Carnil m'a évincée, il n'est pas intervenu. J'en ai assez : je veux être libéré de son emprise venimeuse.
— Vous êtes un peu dure avec lui, je trouve. Même si on s'approche de la réalité.
— Il n'a pas de mauvaises intentions, mais c'est inné chez lui ou plutôt inconscient. Ça va de pair avec son syndrome. Toujours obligé de réduire les autres sous sa coupe, dont moi et nos enfants. Tu sais, je t'envie, Binou. Ta vie est tellement plus simple.
Je manque de m'étrangler devant ses propos :
— Sans vouloir vous contredire, Majesté, vous n'êtes pas esclave, vous n'êtes pas impliquée dans des affaires qui ne vous concernent même pas. Et mes déboires conjugaux n'ont rien à envier aux vôtres.
Elle pouffe de rire :
— Ton âme-sœur n'est pas un génie du mal à ce que je sache.
— Elle s'en sort pas mal.
Luinil hausse les épaules, peu intéressée par mon parcours amoureux.
— Certaines histoires valent la peine d'être vécues, élude-t-elle mystérieusement, le destin réunit parfois des personnes improbables, il les sépare, joue avec elles mais jamais ne défait le lien qui les unit.
Bon... C'est super mais moi j'en ai ma claque. Je quitte ce palais, peu importe les remontrances que j'écoperai de Monsieur-Vêtements-Cauchemardesques. De toute façon, je dois me changer les idées. Enfin... La réalité me rattrape toujours : je profiterai d'une escapade dans la capitale pour trouver un moyen de me rendre à Lombal. Il n'y a que là-bas que je saurai où se cache Malgal. Pourvu qu'il accepte de m'aider... Et puis je me rappelle que la seule fois que nous nous sommes vus, il a tenté de me désintégrer et moi je lui ai envoyé mon genou entre les jambes donc je doute que ça aide.
Je trottine jusqu'à ma chambre pour me changer, toujours suivi silencieusement de Poulpinet. Je sais que Morgal lui a demandé de me surveiller alors il ne lâchera pas l'affaire, tel le bouledogue accroché à son os.
Je remplace donc ma tenue et me dirige vers la sortie du palais, croisant les crétins du Conseil et les courtisans sur mon chemin. Une fois les interminables escaliers de marbre derrière nous, Poulpinet et moi empruntons le large pont, bondé de monde, qui mène aux premiers hôtels particuliers de la cité. Aussitôt, un vent glacial soulève mes mèches brunes, criant à mes oreilles un hymne de liberté. Je ne supportais plus ces murs...
Les avenues sont noyées dans une brume épaisse, précurseur de l'hiver prochain. Malgré la fraicheur, les rues regorgent d'activité.
Je devrais profiter de cette balade pour trouver un moyen de me rendre à Lombal. Les deux royaumes demeurent toujours en contact, commercialement parlant, non ? Si je peux me glisser dans un vaisseau de marchandises, ça m'arrangerait.
Je longe donc les trottoirs de la ville, sans savoir quoi chercher.
— Binou ?
— Quoi ?
— C'est quoi ta cicatrice à la tempe ?
— Une puce explosive. Si tu as un moyen de la retirer ça m'arrangerait.
— Qui t'as mis ça ?
— Je ne peux pas te le dire sinon je risque l'explosion. Cependant, tu peux m'aider à trouver un vaisseau pour Lombal.
— Ah non ! L'Empereur a été formel : tu restes à Arminassë pour espionner.
— Je risque fort de faillir à ma tâche si ma cervelle se répand à mes pieds.
— J'en parlerai à notre maître...
Bonne idée, tiens ! Même si monsieur est toujours plus occupé à satisfaire la reine quand il revient à la capitale, quitte à oublier son fidèle gnome.
Quelques rues plus loin, l'avenue débouche sur une vaste place où se dresse un sympathique petit marché. Des senteurs épicées et sucrées me titillent les narines, me guidant indubitablement vers une tente de chocolaterie.
— Non Binou.
— Il ne faut jamais refuser un troisième petit déjeuner quand il se présente ; ça porte malheur.
— Tu viens de l'inventer, ce dicton.
— Qu'est-ce que ça peut te foutre, à la fin ? T'es mon diététicien ? Tu t'appelles Arquen ? Non. Et je vis peut-être mes derniers jours donc autant en profiter.
— Tu n'as pas d'argent...
Ahah... Quel être naïf. Je n'ai juste qu'à me pencher pour dérober toutes les escarcelles débordantes de ces bourgeois qui gravitent autour de moi. En moins de dix secondes, je me retrouve avec trois bourses dans les poches, la mine fière et innocente.
Il ne m'en faut pas plus pour dévaliser la plupart des étals ; j'avais vraiment besoin de ça pour me remonter le moral. Je charge donc mon compagnon de victuailles avant de l'emmener s'asseoir sur le perron d'une fontaine. C'est ici que je décide de partager mon butin avec le gnome récalcitrant.
Apparemment, Poulpinet n'a jamais mangé de sucreries de sa vie : il regarde les loukoums comme s'il s'agissait de chenilles. Peut m'importe, ça en laissera plus pour moi.
Je profite de cette pause pour observer la place. La première chose qui me saute aux yeux est l'immense façade de la cathédrale. Comme en Calca, le bâtiment religieux se dresse dans une élévation complexe de pierres blanches. De chaque côté de l'imposant portail, un passage d'arcades contourne l'édifice, alternant colonnes et statues de marbre. Des arcs-boutants hissent les murs jusqu'à un toit pentus, recouvert de tuiles. Dans le clocher, le carillon sonne la demi-heure.
Je me reconcentre sur les étals : peut-être pourrai-je glaner des informations sur les prochains départs vers la cité technologique.
On verra bien.
Sur les côtés, des hôtels particuliers et des maisons closes s'enchainent dans une série de magnifiques édifices. À n'en pas douter, nous nous situons dans les plus beaux quartiers de la ville.
Je finis les macarons ainsi que les croissants et m'étire en vue de partir en quête. Poulpinet m'emboite le pas, l'estomac probablement plus léger. Je longe les stands et les boutiques, les oreilles à l'affut. Ce serait suspect de demander ainsi à un commerçant, je crois.
Je m'approche d'une large bâtisse dont les volets inférieurs du premier étage s'abaissent pour permettre une communication entre le client et le boutiquier.
À la fenêtre, deux jolies gnomes regardent les passants dans des papillonnements excessifs de cils. Elles conviendront parfaitement pour un petit interrogatoire... Et plus si affinité.
Quoique... je regarde la pancarte des prix et comprends que leur service n'est pas donné ! Vraiment, les bordels, ils se mettent bien en Fanyarë. C'est vrai que je peux me trouver des relations gratuites au palais mais avec Püpe dans les parages, ça me dérange.
De son côté, Poulpinet piaffe. Tant pis, il attendra.
— On peut faire quelqu'chose pour toi ? demande la première gnome avec un accent déstabilisant comme si elle exagérait son timbre de voix.
Bon, allez Binou, on essaie de sortir ses cartes de charmeur pour glaner quelques informations.
— Je vous ai vus et je me suis dit que je ne pouvais pas passer sans aborder des femmes si resplendissantes.
Bon, en vrai leur maquillage est infâme mais passons. Les deux gnomes éclatent de rire sans que je ne comprenne.
— Mais encore ? demande l'autre en s'inspectant les ongles.
Je m'adosse au cadre de la fenêtre et déclare :
— Vous devez en voir des clients, non ?
— Tu cherches quelqu'un ? On vend aussi des informations, si ça t'intéresse.
Je ne m'en tirerais pas sans lâcher quelques piécettes. Bon, on tente le tout pour le tout.
— Je cherche quelqu'un qui partirait pour Lombal.
— Y a qu'les vaisseaux militaires qui s'approchent d'la frontière, assure la pétasse d'un geste maniéré.
— Mais, rétorque sa compagne en se remaquillant devant un miroir de poche, il est possible qu'on connaisse un individu qui conteste la règle...
Je soupire et dépose un deuxième écu sur le mur d'appui pour le plus grand plaisir de mes interlocutrices.
— Il s'appelle Pellecor. Son vaisseau est un peu rouillé mais faut croire que ça fonctionne, toute cette ferraille. Tu le trouveras au Sud de la ville, non loin des prisons.
Bien ! Me voilà sauvé ! Ne reste plus qu'à prévenir Arquen que j'ai une solution. Il s'arrangera ensuite avec Malgal ; leur histoire ne me concerne pas.
En attendant, il me reste assez d'argent pour une passe. Si Poulpinet me tire désespérément par le bras, la gnome de droite m'attire bien plus avec ses jolies boucles blondes.
— Tu ne changeras jamais ! s'énerve-t-il.
— Eh ! Je reviens dans dix minutes.
— Non, tu vas me suivre pour une fois.
Cette fois-ci, il l'emporte, me trainant de force loin de la maison.
— Tu me mènes la vie dure.
— Binou... Ce n'était pas des filles...
Oups. Décidément, ça me change Arminassë !
— Mais j'ai trouvé ce que je cherchais ! Il y a juste ce Pellecor à trouver...
— J'imagine qu'il exigera une forte somme...
— Je t'ai montré que ce n'était pas un problème.
Comme pour lui prouver une nouvelle fois ma dextérité, j'attrape furtivement l'escarcelle d'un noble. Sauf que cette fois-ci une main puissante se referme sur mon col. Pris la main dans le sac, je m'apprêtais à donner un coup de dague lorsque je remarque qui est l'heureux propriétaire.
— Binou ! s'exclame Silovan, tu ne manques pas de souffle !
— Je ne vous avais pas vu, Monsieur, ricané-je nerveusement.
Pour éviter d'attirer l'attention, il me traine jusque sous le porche de la cathédrale, à l'abri des regards.
— Étrange qu'un gnome cambrioleur ne parvienne pas à dérober le sapior de son propre maître...
— Il était déjà trop tard, bégayé-je, Morgal était déjà parti.
— Heureusement pour toi, il sera sûrement présent aux fêtes des équinoxes. Je compte sur toi pour le ramener à ce moment-là. Tu feras ça pour moi, Binou ? Ce serait dommage qu'un des tes amis rejoignent la gnome aux cheveux verts, non ?
Je ne réponds pas, les lèvres pincées. J'ai envie de lui arracher les yeux ; son petit air condescendant m'horripile. Silovan est faux. Je pensais à tort qu'il n'était rien d'autre qu'un bon vivant mais il s'agit uniquement de la pire ordure.
Malgré mon aversion à son égard, je hoche la tête. Ai-je seulement le choix ?
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