Chapitre 36

Je pousse la porte du dortoir et trouve mes amis attablés. Poulpinet accorde son abominable instrument pendant que Clark demeure plongé dans un palpitant livre, intitulé « le roman de la gastronomie ». Je précise qu'il y a trois autres volumes de la même trempe.

Bon, c'est pas tout mais j'ai les notes du Conseil à mettre au clair. Je suis toujours forcé par mon maître d'écouter ces vieux croutons palabrer dans leurs loges décrépies.

Je soulève la planche du parquet pour saisir la liasse de papiers et me dirige vers mon oreiller pour récupérer un petit remontant.

— Clark ! Où est mon rhum ?

— Dans les tourtes aux poires, répond-il sans lâcher son bouquin.

— Et mon wiskey ?

— Demande à Poulpinet.

Je pivote vers ce dernier, attendant une réponse.

— Quoi ? J'ai vidé la bouteille pour désinfecter une plaie.

— Une plaie ? De qui ?

— De Tiny, pourquoi ?

Ma tête affiche une incompréhension des plus totales.

— Que s'est-il passé ?

Le gnome d'Onyx essaie un accord pendant que Ventre-sur-Pattes raccourcit son sandwich sans me donner plus d'intérêt.

Très bien. Je traverse la pièce et pousse la porte de la salle de bain. Là, je trouve Tiny, dans la baignoire, avec Püpe qui tente de lui recoudre l'épaule.

— Ah... Binou ! s'exclame mon ex-femme, tu tombes à pic.

— Que...

— J'ai maaaaal, gémit la blessée.

— Ton ami taré a voulu lui arracher la gorge, explique la gnome.

— Rha, je lui avais pourtant dit de ne pas manger Tiny. Comment est-ce arrivé ?

Püpe s'essuie les mains sur un torchon avant de me faire face, les poings sur les hanches :

— Ils ont trop bu, hier. Tiny un peu plus... Elle s'est montrée un peu trop tactile avec Poulpinet et ce dernier n'a pas apprécié.

Il rigole pas, lui !

— Fallait pas me provoquer, lance le concerné depuis l'autre pièce.

— Mais on n'attaque pas les gens comme ça !

Je vis avec des fous...

— Bon, et comment se profilent les soins ?

— Rien de grave, certifie la blonde, heureusement qu'on n'a pas à traiter une morsure de vampire comme ça aurait dû être le cas.

— C'est pas toi qui saigne, chouine l'autre.

— Bon ! Je n'aurais pas été le seul à passer une soirée merdique, au moins !

Tiny agrippe brusquement le rebord de la baignoire, arrachant un grognement à l'infirmière improvisée qui tente tant bien que mal de la réparer.

— C'était comment ?! Oh non, ne me dis pas que ça s'est mal passé !

J'hallucine devant un tel regain d'énergie, uniquement suscité par le commérage.

— J'ai vomi mes tripes dans les toilettes.

Elle écarquille les yeux, probablement pas préparée à une telle conclusion.

— Binou, souffle Püpe exaspérée, aide-moi à recoudre la blessure. C'est ton métier de jouer avec les instruments de torture, non ?

Je soupire et m'attèle à la nouvelle tâche. Trois points seulement seront suffisants. Dans sa baignoire, Tiny gigote à cause de la douleur. Sa chemise blanche se teinte de sang mais plus pour longtemps.

— C'est fini ! lancé-je en coupant le fil.

À peine ai-je clos le malheureux épisode que la porte s'ouvre sur Myrabellia, les bras chargés de sacs :

— Tiny ! Je te cherchais partout ! Les nouveaux uniformes sont arrivés.

Oh pitié... Si je n'écope pas le même costume que Morgal au Levant, j'aurais de la veine.

— Oh, montre-moi ça !

Tiny sort de la baignoire dans des éclaboussures et se précipite sur les sacs pour en extraire le contenu. Clark et Poulpinet nous rejoignent dans l'étroit cabinet pour observer le sujet de tant de frénésie.

Myrabellia pousse un petit cri en m'apercevant :

— Binou ! Je ne t'avais pas vu... Comment vas-tu ?

— Bien...

Elle se jette dans mes bras et m'embrasse compulsivement. Je crois que le rendez-vous d'hier pourra se reporter ! Mais ça me gêne terriblement qu'elle le fasse devant Püpe. Bah, après tout, si ça peut la rendre jalouse, ça lui fera les pieds.

— Pourquoi t'es harnachée comme un cheval ? demande Poulpinet à l'égard de ma nouvelle amie.

C'est vrai qu'elle porte toujours ses vêtements de la soirée.

— C'est pour se faire monter, ricane Püpe avec dédain.

Oulah, j'ai l'impression que j'ai réellement attisé la jalousie chez notre petite amie aux idées tordues.

— Cela te pose problème ? relève Myrabellia en piquant un fard, t'as plutôt la même réputation que moi ici, hein ?

Elle toise la tenue ultra-provocante de Püpe et croise les bras. Agacée, la gnome rejoint sa congénère et crache :

— En attendant, il semblerait que je sois plus efficace que toi au lit concernant cet imbécile !

— Eh ! m'indigné-je outré.

Heureusement, Clark intervient pour mettre fin au litige :

— Ça suffit ! Vous réglerez vos affaires de couple plus tard.

Nous l'avons interrompu dans sa collation aussi, normal qu'il ait les nerfs à vif. Je souffle pour me changer les idées et attrape ma future tenue quotidienne. La première chose qui me reste dans les mains est une toque en fourrure d'où pend une longue queue de loutre. Cette magnifique pièce vestimentaire, hum, s'accorde parfaitement avec le veston fourré qui va avec. Je ne sais pas de quoi on aura l'air mais déjà, je n'aurais pas l'impression de faire le trottoir. Même si le col en fourrure et le pantalon bouffant ne me convainquent pas vraiment, j'aurai au moins l'avantage d'être au chaud, contrairement aux filles. Elles ne se font jamais vraiment respectées de toutes façons mais j'avoue que je ne vais pas m'en plaindre, héhé.

J'emporte donc mon nouvel uniforme et pars dans ma partie du dortoir avant de tirer un paravent. Avec toutes ces histoires, impossible de mettre la main sur un verre d'alcool. Tant pis, je récupèrerai de quoi m'hydrater dans les réserves du palais.

Une fois ma toque sur la tête, je sors de ma zone et me dirige vers la porte ; les notes du Conseil attendront ce soir.

— Binou, m'appelle Myrabellia.

Je me retourne et la laisse me rejoindre.

— Si tu veux bien, lui dis-je, je pars boire un verre.

— Viens avec moi alors. Je dois me faire pardonner pour hier soir.

Bah... Si elle peut me verser du wiskey sans que je ne cours une infraction, pourquoi pas. Nous saluons donc nos amis et quittons la pièce. Püpe me lance un dernier regard orageux avant que je ne ferme le battant.

— Quelle caractère ! s'offusque la gnome aux cheveux verts.

— Je ne te le fais pas dire...

— C'est elle la gnome qui te trotte dans la tête ?!

Je soupire tout en continuant mon chemin : je n'ai pas envie de remuer le couteau dans la plaie ou de m'immiscer dans un duel entre deux furies.

— Oui, c'est elle.

— Je croyais qu'elle te demandait d'aller voir ailleurs...

— Myrabellia, grondé-je, je n'ai pas envie de parler d'elle. Si je suis avec toi c'est justement pour me changer les idées.

— Non mais après je te comprends, tous les gnomes du service rêvent de l'essayer.

— Myra...

— Allons, je vais te faire découvrir un endroit fabuleux.

Je souris devant le double sens de sa phrase :

— N'importe quel endroit est fabuleux pour moi tant qu'il y a de quoi boire.

— Tu es terrible, Binou.

Ceci-dit, s'il y a une jolie fille avec moi, c'est d'autant mieux. Surtout qu'avec l'uniforme, Myrabellia est bien plus avenante à mon goût : elle ne porte plus ces étranges fripes de sorcières sadomasos. Si nous, les garçons, sommes principalement en gris, les filles sont en rose poudré comme de délicieux petits loukoums.

Elle m'emmène ainsi à travers tout le palais si bien que mes jambes commencent à fatiguer.

— Arrête de râler, glousse-t-elle, tu n'as pas des talons de huit centimètres toute la journée.

— Je porte des plateaux insoulevables toute la journée, rétorqué-je.

— Tu vides la moitié avant de les déposer.

— Mmh... Pas faux.

Elle glisse son bras sous le mien dans un petit ricanement et me donne une pichenette dans le nez.

— T'es trop mignon.

Je sais, merci. Tant d'insouciance me dépasse alors que le sort du royaume ne tient qu'à un fil. Le roi Arnil s'empressera probablement de réduire Arminassë en cendres lorsqu'il découvrira le départ de Momo...

— C'est ici ! s'écrie la gnome en me sortant de mes pensées.

Je lève la tête et me retrouve dans une immense serre. L'orangerie du palais ! Cela me rappelle de vieux souvenirs... Le soleil du soir transperce les innombrables vitres pour traverser les larges feuilles végétales. La toiture en ferronnerie n'empêche pas la chaleur à se répandre dans ce lieu silencieux. Des oiseaux exotiques forment un incroyable balai de couleurs au-dessus de nos têtes. C'est vraiment magnifique. Magnifique et désert.

— Suis-moi !

Elle m'entraine jusqu'à un banc, visiblement pas conçu pour notre petite taille. Mais nous nous en accommodons très bien. Une fois sur les coussins, elle dégote un panier en osier de derrière le dossier.

— J'avais tout prévu, sourit-elle devant mon étonnement.

— Tu sais comment me perdre, toi, ricané-je en attrapant la bouteille de bière.

Je commence à m'attacher à elle, ahah. C'est vrai qu'elle casse pas trois pattes à un canard mais elle sait tourner les choses à son avantage. Et je l'apprécie davantage quand elle prend aussi bien soin de moi. Enfin... ça dépend du point de vue. Poulpinet va s'arracher les cheveux devant mon alcoolémie croissante.

Nous passons donc une soirée des plus arrosées. Au fil de conversations peu philosophiques, nous nous mettons plus à l'aise. Faut dire que les verres dans le nez simplifient la chose. Finalement, je vais peut-être enfin pouvoir avoir un rendez-vous normal sans qu'il n'y ait du sang et des larmes ?

Avec la chaleur, Myrabellia retire sa veste d'uniforme et se blottit maladroitement contre moi pour passer la main sous ma chemise débraillée. J'enroule mes bras autour de sa taille fine et l'embrasse non sans ressentir un goût amer. Mais je vois bien que la gnome me porte de l'intérêt. En quelques sortes, ça soigne mon égo malmené depuis plusieurs années. Je la laisse s'installer sur moi pour qu'elle commence le travail. D'un geste expert, je dénoue le cordon sur sa poitrine sans lâcher ses lèvres. Un sursaut soudain de sa part m'arrête :

— Myra ? Tout va bien ?

— Tu as entendu ?

— Entendu quoi ?

— Le bruit.

Bah voyons. Évidement que c'est un bruit. On n'entend pas des couleurs... Mais la voir si peu rassurée m'étonne.

— Myra... Il n'y a personne dans l'orangerie.

Sans m'écouter, elle descend de mes genoux et s'avance dans l'allée tout en tirant sur sa mini-jupe. Mais t'en va pas ! Je commençais justement à prendre du plaisir de notre promiscuité. C'est pas comme si je n'avais pas eu de rapport depuis des mois, hein.

— J'ai aperçu quelqu'un, assure-t-elle en s'avançant davantage.

— Il est parti à présent, soupiré-je, et même dans le cas contraire, je doute qu'un jardinier soit intéressé par nos ébats.

Peu convaincue, Myrabellia tourne les talons et me rejoint avec des regards farouches à droite et à gauche. Rho, qu'est-ce ce qu'elle a à...

Je manque de m'étrangler avec ma salive lorsque je vois un homme sortir d'un buisson, derrière elle. Mon sang ne fait qu'un tour et devant la main menaçante qui s'apprête à se refermer sur la nuque de la gnome, mon premier réflexe est décisif. Je sors une dague de ma botte et l'envoi siffler hostilement. Le coup fait mouche et l'agresseur s'effondre au sol, une lame dans la gorge.

Myrabellia pousse un cri strident et rentre dans une sorte de tétanie.

Je cours pour l'attraper avant qu'elle ne s'effondre violemment sur le sol.

— Myra, Myra, répété-je pour la faire revenir, écoute ma voix.

Rien à faire, elle continue à tressauter comme une vieille machine rouillée. Mes yeux se posent alors sur notre homme, un astre masqué.

Olalah, ça sent très mauvais. Je suis certain que la véritable cible demeure ma magnifique personne. Voilà trop longtemps que des aristocrates d'Arminassë me voient trainer dans les jupes d'un elfe.

Je récupère mon arme dans une éclaboussure peu ragoutante et me tiens prêt à d'éventuelles attaques. Le problème, c'est que dans une orangerie, il y a bien trop de cachettes pour un tireur embusqué. La tension monte, les battements de mon cœur se répercutent dans ma tête. Et puis l'autre qui gît comme une sardine sur un rocher...

Une piqure sévit soudain derrière mon oreille. Je porte instinctivement la main à la zone meurtrie et y retire une étrange pièce dotée d'une ventouse avec des minuscules tentacules qui continuent à se mouvoir. Du sang macule encore ce dispositif répugnant. Aussitôt stabilisée sur ma main, la chose rebondit et file sous ma manche dans un très désagréable chatouillement. Je me retourne dans tous les sens en essayant d'extraire l'intrus. Il finit par ressortir par mon col et s'engouffre dans ma bouche pour descendre dans mon œsophage.

J'ai l'impression de subir une torture de tradition tribale ; je ne peux désormais rien y faire à part m'ouvrir le ventre, ce qui n'est pas non plus souhaitable. Et puis, je sens l'objet éclater et un liquide chaud se répandre dans mes entrailles. Déjà sonné, je me vois désormais m'endormir dans une profonde léthargie.

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