Chapitre 33

Assis à une table de la cantine, en compagnie de Clark et Poulpinet, je déguste calmement un croissant en le trempant dans mon chocolat chaud. Avec l'avancée de l'automne, le froid s'intensifie et la chair de poule parsème mon ventre nu. Maudit uniforme...

— T'en fait pas, mon choupinou ! s'exclame Tiny en nous rejoignant, la tenue d'hiver est distribuée demain.

— Ah... Et elle ressemble à quoi ?

— Heu... Y a de la fourrure en peau de loutre. Honnêtement, je préfère l'uniforme d'été.

— Formidable...

— D'ailleurs, Binou, tu ne nous avais pas dit que le prince Morgal devait rentrer dans une dizaine de jours ? Cela en fait maintenant quinze.

— Crois-moi, Clark, il ne veut pas pointer le bout de son nez et il a raison ; Luinil débloque sérieusement, ces derniers temps.

— Tu parles, ajoute Poulpinet, elle a balancé encore un courtisan dans la fosse, hier.

— La fosse ? interrogé-je.

— Oui, la fosse à aratayas.

Je serre les dents en imaginant le sort de ce malheureux. C'est sûr qu'il est préférable de ne pas provoquer la reine. Chaque matin, je me crispe avant de rentrer dans sa chambre. Heureusement, son affection pour moi n'a pas diminué. Elle m'invite même parfois à partager son petit-déjeuner avec elle. Quant à son fils :

— Le prince ? vous l'avez revu, depuis ? Je n'ai plus accès à ses appartements.

— Il s'est enfermé, assure le gnome d'Onyx, même Lanov ne peut le rejoindre. Cependant, je l'aperçois de temps en temps, sur sa terrasse, toujours avec son bonnet.

Pauvre garçon, il n'assume vraiment pas son père biologique. J'imagine que les nouveaux médicaments ne sont pas encore concoctés pour le sortir d'affaire.

— Tiens, remarque Tiny, Püpe est de retour.

Je lève mon nez de ma tasse : la gnome était mandatée pour une mission et s'était absentée toute la semaine. La voir saine et sauve me soulage. Elle s'avance avec entrain entre les tables non sans provoquer le retournement de plusieurs têtes ainsi que des regards sur la courbe de son fessier. Ça m'agace, mais comme d'habitude, je ne dis rien : je ne suis plus son gnome. Elle s'en est même dégotée un complètement pathétique avant de partir.

— Bien dormi ? demande-t-elle en s'asseyant à notre table.

— Si on oublie les ronflements de Clark, soupire Poulpinet.

Rhaa, je viens de remarquer Bhaurisse dans les bras de Püpe ; je ne lui ai pas avoué, mais j'avais volontairement abandonné ce maudit lapin dans la forêt du Levant, attaché à un arbre. Faut croire qu'il réussit toujours à retrouver son chemin.

L'abominable bestiole saute du giron de sa maîtresse et commence à se balader entre nos verres et nos viennoiseries. Je bous intérieurement mais me retiens de balancer le rongeur par la fenêtre.

— Je viens de croiser la reine, raconte Püpe en se versant du café, elle prévoie de lancer un raid contre Lombal.

Poulpinet manque de s'étrangler :

— Mais elle est folle !

— Elle est bouleversée, précise-t-elle, sa situation ne l'aide pas vraiment à gouverner.

— Faut dire aussi que la colère la ronge depuis le départ du prince Morgal, assuré-je, il a clairement fui ses responsabilités.

La gnome blonde ricane avant de lâcher :

— Comme c'est amusant, j'en connais un autre qui avait le talent de déguerpir dès que je tombais enceinte.

— Heu... Je ne vois pas de qui tu parles.

Je replonge le nez dans mon chocolat chaud ; pas question de remettre le sujet sur le tapis, ça m'a presque valu un œil crevé par le passé. Ce qui me met hors de moi, c'est que je n'avais pas le choix ; fallait bien remplir le porte-monnaie.

— Je peux me joindre à vous ? demande une voix.

Bah voyons, le nouveau compagnon de mon ex-femme qui veut sympathiser. Je me demande juste comment elle peut sortir avec un déchet pareil ; je ne suis tout de même pas de cette trempe, j'espère ! Bon, je crois surtout que ce n'est pas un gnome qui s'adonne à la torture et qui traine dans les pas d'un monstre de pouvoir.

Le dénommé Fernéo s'assoit à côté de Püpe et encercle sa taille gracile de son bras.

Oui, je suis jaloux. Surtout que ce type a une dégaine à faire vomir un gobelin : ses cheveux à la fois blonds et roses me débectent et son air niais de petit rigolo m'exaspère.

Bon, je me casse avant qu'il n'embrasse la gnome. Je salue mes amis et regagne les appartements royaux après avoir saisi un plateau.

— Binou !

Je me retourne et vois Tiny me rejoindre dans le couloir.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Tu devrais arrêter de ressasser ta relation avec Püpe, c'est du passé. Et puis, tu vois bien qu'elle est heureuse avec Fernéo.

— On verra où il sera, lui, dès le premier problème.

— Écoute mon choupinou, je ne veux pas que tu te fasses du mouron avec ces histoires. En plus, c'est la Grande Tournée, ce soir, et tu as intérêt à te changer les idées !

— Merci Tiny mais...

— J'ai une amie qui sera ravie de passer la soirée avec toi, trépigne-t-elle, allez, ça te fera du bien. La moitié des servantes voudraient sortir avec toi, Binou ; tu as beaucoup de succès, tu sais.

Mais pourquoi joue-t-elle les entremetteuses ? Surtout que je la vois venir avec ses amies : je suis certain qu'elles ont toutes la même dalle qu'elle. Bah, on peut toujours essayer, après tout. Ça fait une éternité que je n'ai pas passé du bon temps avec une fille. La question est : est-ce que j'en aurais envie alors que Püpe est dans la même maison ?

On verra bien.

J'abandonne la gnome aux cheveux bleus et vais porter mon plateau service dans une chambre. À savoir, celle de l'hybride.

Alors lui, depuis le départ de Morgal, il vit sa meilleure vie. J'ai enfin retrouvé le demi-dieu des Falaises Sanglantes ; il n'y a qu'à jeter un œil sur l'état de sa chambre.

— Vous avez dormi avec combien de donzelles ? soupiré-je en déposant son petit-déjeuner sur ses genoux.

— Je n'ai pas dormi, répond-il gaiement.

Il se réinstalle confortablement dans ses oreillers et entame son repas. Sans demander, je le rejoins et me calle à mon tour.

— Arminassë vous fait du bien à ce que je vois.

— Dis-donc le gnome, tu ne tenterais pas de me soutirer des informations pour ton maître ?

— Ah, je n'y avais pas pensé. Mais maintenant que vous le dîtes...

— Laisse tomber... Ce soir, je rejoins Luinil !

— Bien !

— Sérieusement, elle m'a proposé de dîner en sa compagnie.

— Dîner, chef, pas baiser. D'ailleurs vu sa santé mentale, c'est à éviter. Encore plus avec la possessivité de Morgal.

Le visage d'Arquen se décompose :

— Hein ? Il continue à coucher avec elle ?!

Quoi ? T'étais pas au courant ? Et le bébé, il est de qui à ton avis ? Mais si ma réponse peut le calmer...

— Non, bien sûr que non, contredis-je avec un rire forcé, mais enfin, il ne voudrait pas que vous la rendiez heureuse, mmh ?

L'hybride cesse de mâcher et lâche :

— Je ne sais pas comment j'ai pu me lier d'amitié avec ce type...

— Voyons, chef, Morgal n'est pas le monstre pervers que vous imaginez. En fait, je ne vous ai un peu menti, il y a cinq cents ans.

— Comment ça ?

Sa voix gronde mais peu m'importe :

— J'ai un peu... brodé, pour que vous vous débarrassiez de lui. Il venait d'égorger ma fille, je vous rappelle.

Il secoue la tête :

— Fais-moi croire que Luinil était tombée amoureuse de lui pendant l'Ambassade : je la connais, Binou, elle a toujours détesté les elfes, encore plus les Fëalocen.

— Eh bien, je n'y étais pas, après tout.

— Le pire a été commis après que Morgal se soit échappé des prisons divines. Il a séquestré Luinil et a abusé de son pouvoir sur elle.

Je fronce les sourcils : comment la reine accepterait de fréquenter l'elfe après une telle chose ? Surtout qu'ils ont fait pas mal de gosses depuis... Serait-ce uniquement pour qu'elle atteigne le rang d'Impératrice ? Elle en serait capable mais je n'ose le croire. J'imagine alors le Chœur se consumer dans les flammes et Luinil, couronne impériale sur la tête, mettre à bat son tortionnaire et amant de toujours. Mouais... Je reste sceptique.

— Chef ?

— Je ne suis plus ton chef, Binou. Appelle-moi par mon nom, si tu veux.

Quel honneur !

— Vous ne voulez pas vous réconcilier avec Morgal ? Je suis sûr que tout ça n'est qu'un fâcheux malentendu.

— Si seulement tu disais vrai, Binou...

Je sens de la tristesse dans son regard ; Arquen en souffre, c'est certain. Ils étaient meilleurs amis pendant des milliers d'années. Et bien sûr, une femme a mis fin à tout ça ! Hasard !

Il me fait pitié, ce petit hybride. J'attrape son bras musclé et pose mon menton sur son épaule, effectuant ma bouille de chaton affectueux.

— Et toi, Binou ? Que deviens-tu ?

— Le chômage a été dur à vivre, Arquen. J'ai multiplié les professions, de tortionnaire professionnel à nettoyeur de latrines, j'ai tout fait. Y avait la famille à nourrir...

— Ah ! Et comment va ta gnome ? Elle était là durant la mission au Levant, non ?

— Püpe ? C'est compliqué. Elle ne veut plus de moi.

Il ricane devant mon sort et m'ébouriffe les cheveux.

— Tu m'as manqué, tu sais ? Ça manque de gnomes dans les cités divines.

— Oh ! Vous pourrez m'emmener ? le supplié-je en sautillant contre lui.

— Eh bien, si je réussis à plier le dégénéré aux oreilles pointues dans mon sac pour lui faire payer ses actes, je te ferai peut-être un peu de place.

— Et qui était l'homme que vous cherchiez, au Levant ?

Il éclate de rire, cette fois-ci :

— Je ne vais pas le dire au gnome personnel de l'Empereur !

J'accentue ma mine adorable en ajoutant une moue triste.

— Bon, mais jure de ne pas le dire.

— Juré !

Après une longue inspiration et quelques gorgées, Arquen déclare.

— Il ne reste que deux Réceptacles divins dans le monde, Binou. L'un est Morgal mais nous ne pouvons compter sur lui, maintenant qu'il utilise cette magie qui n'est pas la sienne. Le deuxième a malheureusement gelé son Vala mais il serait possible, à nous, les dieux, de nous en servir lorsque nous aurons éliminé l'Empereur.

— Mais vous parlez de Malgal ! Je l'ai croisé là-bas.

— C'est vrai ?!

— Bien sûr, il est devenu la Mémoire de Lombal. Enfin, c'est ce que m'a dit son jumeau. Cependant, je n'ai pas l'impression que Malgal porte Morgal dans son cœur...

Il hoche la tête et décide de s'étirer pour se lever du plumard.

— Tout ça est fort compliqué, Binou. Tu viendras nous servir, ce soir, Luinil et moi ?

— Bien sûr ! Ce sera avec joie.



Je trottine dans les grands couloirs du palais, la tête pleine. Aux quartiers domestiques, on s'apprête déjà à installer les tables pour la Grande Tournée. Si seulement je pouvais la passer avec Püpe... Et puis je me rappelle que c'est déjà arrivé et qu'elle m'avait empoisonné avant de voler les médicaments. Quelle peste, quand même !

L'espèce de sauterelle dégingandée qui nous sert d'intendant gesticule dans tous les sens. Il n'aurait pas pu s'étouffer avec son gel, lui ? Depuis le temps que je rêve de l'étrangler...


Le soir venu, je regagne ma chambre pour enfiler un uniforme propre. Je sers le dîner de la reine, tout de même ! Un petit tête-à-tête avec Arquen qui risque fort de déplaire à Morgal. Est-ce que je balance ? On verra bien, haha.

Et après ce sympathique petit repas, je suis sensé retrouvé une gnome que je connais même pas ! Tiny a vraiment de ces idées, parfois... Avec un peu de chance, elle sera blonde avec des taches de rousseur, des yeux de biche et des formes renversantes. Bon, en fait, il faudrait qu'elle soit la sosie de Püpe. Et ce ne sera pas le cas, hélas.

Je passe devant le miroir pour me recoiffer vite-fait, chose impossible avec ma tignasse brune, et sors du dortoir. Je tombe alors sur la gnome aux cheveux bleus, au bras de Poulpinet. Bien sûr, ce dernier a repris une apparence « normale » dès le retour de mission.

Le pauvre : Tiny ne va pas le lâcher de toute la soirée ! Ahah, qu'ils se débrouillent, j'ai assez de soucis de mon côté à régler.

Je rejoins donc la salle à manger privée de la reine. Une splendide petite table ronde, recouverte d'une nappe blanche, se dresse au centre de la pièce. Une ambiance à la fois tamisée et cosy imprègne les lieux. Comme le couvert en argent est déjà mis, je me contente d'allumer toutes les bougies qui garnissent les meubles en acajou et la table. C'est fort poétique, tout ça.

Les plats attendent patiemment dans la salle attenante, cachée derrière une porte dérobée.

Enfin, Luinil et Arquen passent la grande porte aux moulures légères. Contrairement au reste de la journée, la reine semble en pleine forme et arbore un sourire réel. Pour ce soir, elle a opté pour une splendide robe en soie satinée qui fait un peu trop ressortir ses rondeurs. Mais elle comme Arquen n'y prêtent pas attention. Lui, revêt éternellement les mêmes chemises violettes en rappel avec ses iris.

— C'est un honneur immense de dîner avec vous, ce soir, remercie-t-il en s'asseyant.

— Comme au bon vieux temps, Arquen. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de te retrouver. Tu resteras, n'est-ce pas ?

Elle lui lance un regard langoureux.

— Bien sûr, s'empresse-t-il de répondre, si tel est votre souhait, Luinil.

Quel pigeon ! Je ne m'attarde pas sur leurs échanges, le temps d'apporter l'entrée. Lorsque je me retourne pour les servir, je remarque que l'hybride a saisi la main fuselée de la reine et qu'il lui murmure des mots doux. De son côté, la femme sourit silencieusement, satisfaite d'entendre toutes ces éloges. C'est sûr que Morgal ne lui mentirait jamais : il a même tendance à dire tout haut ce qu'il désapprouve chez elle. Avec Arquen, aucun risque d'être critiquée : elle est la déesse, la muse de ses pensées. J'attrape la bouteille de champagne et remplis leur verre dans un pétillement de bulles.

Il ne manque plus qu'un petit violoniste dans une loge pour parfaire le tableau !

— Je ne vous dérange pas trop ?

Nous tournons tous les trois la tête vers le nouveau venu. Le regard de Morgal passe de son ami à sa femme plusieurs fois sans esquisser le moindre geste. Oups.

— Morgal ! s'exclame Luinil d'un air affable, tu as cinq jours de retard ! Mais comme je suis une reine indulgente, je te pardonne. Tu viens t'asseoir avec nous ?

Quelle bonne idée !

— Je crois être de trop, dit-il avec un sourire en coin.

— Mais non ! assure-t-elle.

— Bien sûr que si ! rétorque Arquen, il n'a rien à faire ici !

— Arquen ! s'indigne Luinil, tu vas tolérer Morgal comme ce dernier va le faire avec toi. J'en ai assez que vous vous disputiez comme de vieilles mégères !

L'elfe hausse les épaules et tire une chaise pour se joindre au duo. Après quelques secondes d'hésitation, j'installe un troisième couvert.

— Tu ne comprends pas, Luinil...

— Je sais que tu as livré Morgal aux tiens, Arquen. Mais en faisant cela, tu m'as aussi mise en danger avec Féathor : mon fils était poursuivi pour être condamné à mort par le tribunal divin pendant que moi je devais subir le même sort que ton ami.

— Heureusement que j'ai payé pour trois, soupire l'Empereur en commençant son repas.

— C'était justement prévu : que tu paies. Luinil, pourquoi continues-tu à le considérer comme un favori ? Il ne veut que te détruire.

— Bah voyons...

— Non, Arquen, Morgal ne me veut pas de mal, c'est toi qui extrapoles. Oui, il y a eu des épisodes malheureux mais nous en sommes conscients et ce n'est pas à toi de t'en mêler.

Ça cloue le bec à l'hybride. Il se contente d'assassiner son ami du regard. Mine de rien, le fils d'Elaglar vient de lui pourrir son dîner aux chandelles, haha. Et ce dernier s'en accommode très bien. Apparemment, il a confiance en sa maîtresse et sait qu'elle ne le trompera pas. Il jette un rapide coup d'œil sur le ventre gonflé de la reine, un sourire naissant au coin des lèvres. Je ne sais pas ce qu'il manigance mais je suis persuadé qu'il avait prévu tout ça à l'avance.

Malgré le froid qui persiste entre les deux hommes, le dîner continue, animé en grande partie par Luinil. Je vois bien qu'elle tente de les réconcilier mais la glace est encore dure à briser.

Finalement, je ramasse les petites assiettes du dessert et attends, en retrait.

— Bien, les garçons ! Vous m'excuserez mais je suis exténuée ! À demain !

Sur ce, elle tourne les talons en direction de ses appartements après avoir embrassé ses deux invités. Sur la bouche.

Morgal soupire de lassitude alors qu'Arquen grimace de dépit :

— Si tu n'étais pas intervenu dans notre dîner, je serais rentré avec elle dans sa chambre !

L'elfe hausse un sourcil en fronçant l'autre : fait attention à ce que tu dis, Arquen !

— Je peux te garantir qu'elle ne comptait pas partager sa couche, cette nuit, rétorque Morgal.

— Qu'est-ce que t'en sais ? T'as jamais su comprendre une femme, frigide que t'es.

Mon maître ricane devant l'avis de son ami et se retire, fier d'avoir brisé les espoirs de l'hybride. Ce ne sont vraiment que des gamins, ils sont épuisants !

Mais je remarque que l'heure tourne. J'ai aussi un dîner à assurer, moi !

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