Chapitre 30

Malgré l'épisode tragique de la veille, nous avons levé le camp dès les premières lueurs de l'aurore. Djoïk et Silovan se sont chargés d'enterrer Grundar. Je persiste à croire que ce gros porc ne méritait pas une sépulture ; Püpe reste encore bouleversée par son agression. Aussi lui ai-je proposé de monter sur mon poney, entre mes bras. On va pas dire que notre relation est au beau fixe mais je suis la personne qui la connait le mieux. Finalement, quelques décennies de vie conjugale me permettent de davantage la comprendre et de la soutenir jusqu'à ce qu'elle se porte mieux.

Les jours suivants n'ont pas été marqués par un grand changement pour le groupe ou la route. Cependant, je remarque que Morgal se sent de moins en moins à l'aise : quelque chose le taraude mais j'ignore encore trop pourquoi.

Après tout, c'est normal : nous approchons de la prison royale. Les habitations se multiplient sur notre passage, ce qui complique notre avancée. Nim a distribué des sapiors et des puces à chaque membre du groupe afin de passer inaperçu. Enfin, sauf pour les gnomes puisque les machines ne les détectent pas.

En effet, encrée sur le versant des montagnes, Linévapolis se dresse désormais face à nous. Je n'ai jamais contemplé de ville aussi... moche. D'un gris morbide, la cité s'identifie à une grosse ruche débordante de vaisseaux et de lumières aveuglantes. Ça grouille de monde si on en juge les immenses bâtiments cubiques qui s'échelonnent sur les avenues. Tout s'empile dans une coordination étonnante et je dois admettre qu'une certaine propreté se dégage de cet univers étrange.

— En quoi sont faites les habitations, à ton avis ? demandé-je à Püpe alors que nous nous avançons vers l'enceinte de la ville.

— Ni en bois ou en pierre, en tout cas.

— C'est essentiellement du béton, assure Poulpinet, ainsi qu'un autre alliage qui rend les murs plus résistants.

— C'est très dépaysant, reconnais-je, et où se trouve la prison ?

— Là-haut.

Il pointe du doigt une grosse pagode antique, perchée sur le col de la montagne. C'est bien la seule structure dans le paysage qui garde les critères traditionnels du Levant.

Nim sonne la pause dans une clairière et c'est avec soulagement que je descends de mon poney. J'aide Püpe à sauter de la selle et me dirige ensuite vers Morgal, assis à l'écart.

— Que veux-tu Binou ?

— Je voulais vous poser quelques questions, assuré-je en me posant à mon tour.

— Je n'ai pas le cœur à parler, le gnome.

— Pourquoi avez-vous secouru Püpe, l'autre jour ?

— Il me semble l'avoir expliqué.

— Mais en vrai ?

Il soupire :

— J'ai entendu les cris et je suis intervenu, persuadé que ce serait l'occasion rêvée de me débarrasser de ce type. Depuis le temps qu'il cherchait le moment opportun pour s'en prendre à Luinil... Ta gnome n'avait pas à vivre ça, Binou.

Je garde le silence ; il a vu sa maîtresse en Püpe. Maintenant qu'il le dit, je me souviens que Grundar passait son temps à reluquer salement la reine. Il n'était pas le seul mais ça ne m'étonnerait guère qu'il ait monté un plan pour assouvir ses fins.

— Merci, murmuré-je.

Il sourit et m'ébouriffe les cheveux avant d'ajouter :

— Pas de quoi. Mine de rien, je t'aime bien, le gnome.

— Majesté, vous devriez vous soigner. Tant d'altruisme ne vous ressemble pas. D'ailleurs j'ai remarqué votre anxiété.

Il se pince les lèvres et détourne son regard pour le plonger dans les recoins de la cité technologique.

— Cela fait deux mois que le Chœur commande sans son Empereur. Ça me parait être suffisant pour m'angoisser. La perte de ma magie m'affecte plus qu'on ne le pense, Binou. Ça me ronge autant que ça me rend instable, voir totalement fou. C'est très dur à maîtriser. En plus de cela, je m'inquiète pour Luinil et les enfants.

— Il n'y a pas de raison de s'inquiéter pour Indil.

— Elle n'en fait toujours qu'à sa tête, celle-là.

— Sa mère ne semble pas apprécier son prétendant. Un elfe, c'est ça ?

— Oui, de toute façon, elle ne fera pas pire que sa sœur jumelle.

— Une jumelle ?! Je l'ignorais !

Il rit avec regret.

— Anarrima ne... me porte pas vraiment dans son cœur, on va dire. Elle n'a pas grandi parmi nous à cause d'Arnil. C'est... Compliqué. Et elle s'est mal entourée...

— Oh... Et Féathor ?

— Pas revu depuis des années ; il cherche Narlera. Cette dernière a été lobotomisée, en partie par ma faute.

Je serre les dents, tentant d'imaginer l'état actuel de la jolie petite elfe qui aimait me donner des sucreries. Décidément, le monde part en quenouille.



Grâce aux sapiors, nous sommes rentrés sans problème dans la ville. Linévapolis est une cité extrêmement sécurisée avec une enceinte de plusieurs mètres de largeur, dotée de caméras et d'une armée intérieure. Nous nous sommes ensuite posés dans une sorte de taverne, à une vingtaine d'étages plus bas que le seuil de la terre. Dis comme cela ça fait beaucoup mais je sais qu'il y en a encore une centaine en-dessous de nous. Pour tout résumer, il n'y a pas vraiment de sol puisque les routes sont en hauteur, telles des ponts. Et je crois deviner que plus on descend, plus on croise la misère. Les « rues » se détériorent, la puanteur augmente et les passants, que ce soit sur les trottoirs suspendus ou dans leurs vieux vaisseaux rouillés, n'arborent pas un faste comme c'est le cas aux étages supérieurs.

L'auberge à elle-même semble imbibée d'urine, de vomis et d'alcool. La plupart des hommes du groupe ne sont pas vraiment habitués à ce cadre, eux qui côtoyaient les hautes sphères d'Arminassë.

— Bon, déclare Nim, il est temps de dresser un plan d'évasion, nous avons une dizaine d'heures avant que nos sapiors ne soient grillés par les autorités.

— Avec le passe-droit du général, nous devrions passer sans problème, non ? rétorque Silovan.

— Trop suspect. Quelques-uns d'entre nous s'en serviront pour pénétrer dans la citadelle. D'autres se chargeront de voler un vaisseau pour s'enfuir.

— Il ne faut pas se tromper dans le choix de la navette, assure Jenar, il faudra prendre la plus rapide. Je pense que vous, seigneur Morgal, êtes le plus à-même de trouver ce dont nous cherchons.

— En effet, affirme le concerné.

— Bien. Je propose de créer une diversion, continue notre chef, et pour pénétrer dans la prison, nous allons nous servir d'un appât. Poulpinet me semble parfait pour cela.

— Hein ?!

Le gnome d'Onyx ne semble pas apprécier.

— Évidemment : tu appartiens à l'Empereur. Nous ferons croire que tu as des informations capitales en ta possession.

— Mais... Je vais me faire torturer, moi. C'est pas dans ce sens que ça marche, normalement.

— Tu vois une meilleure solution ? Pendant que le prince Morgal et Silovan voleront la navette, Djoïk, Jenar, Arquen et moi-même entreront dans la prison avec Poulpinet. Quant aux gnomes et à Laïdjha, je compte sur vous pour pulvériser le réseau électrique pendant quelques minutes.

Je me gratte la tête : le facteur chance n'a jamais été aussi important ! Le stress augmente dans ma petite poitrine mais je n'en laisse rien paraitre. Ça ne changerait rien, de toutes façons.

L'heure a donc sonné de nous séparer.

Les trois gnomes et moi-même accompagnons donc la limace transpirante vers le réseau électrique, laissant un Poulpinet guère rassuré derrière nous.

— Où est le réseau ? demandé-je à Laïdjha.

— Au nord de la ville, dans un bâtiment sous haute-surveillance.

— Comment allons-nous y parvenir ? demande Püpe.

— Par les égouts. Ils sont très étroits mais vous êtes assez petits pour vous y glisser et échapper aux radars.

— Et vous ? questionne Clark, je veux bien admettre que vous n'êtes pas très grand pour un astre, mais quand même !

— Je vous attendrai à l'entrée des égouts.

Ouais, dis tout de suite que tu ne veux pas te mouiller. Au sens propre et figuré du terme d'ailleurs. Je n'ai guère envie de patauger dans la merde mais nous n'avons pas vraiment le choix.

Enfin, le scientifique s'arrête devant un ascenseur extérieur, recouverts de graffitis vifs et cabossé de partout.

— Il nous mènera au plus bas de la cité.

Nous hochons et la tête et entrons dans l'habitacle étroit. Laïdjha tire sur la manette et aussitôt, nous descendons dans les profondeurs intestines de Linévapolis. La lumière du ciel diminue au fur et à mesure et se remplace par des lampes électriques qui clignotent misérablement. L'odeur commence à devenir insoutenable et les murs que nous longeons sont de plus en plus glauques et décrépis.

Enfin, l'ascenseur parvient à son cran le plus bas. Nous sommes isolés, dans l'obscurité. Seul le néon de notre moyen de locomotion luit faiblement dans les ténèbres. Il n'y a rien. Tout est d'un vide intersidéral. L'écho de la ville nous certifie pourtant que nous n'avons pas quitté ce monde pour l'enfer.

— Suivez-moi.

Un mouchoir sur le nez, nous parvenons à la bouche d'égout, haute d'un mètre cinquante environ.

— Je vous laisse là, conclut le scientifique de sa voix toujours aussi molle, continuez et surtout, ne perdez pas le plan des égouts ou vous n'en ressortirez jamais. Vous devriez déboucher dans la structure du réseau. Gagnez la salle des commandes et débranchez tous les fils... En fait, coupez-les, ce ne sera que plus long à réparer.

Bien ! Il aurait pu dire « allez vous faire massacrer sans moi », je n'aurai pas vu le changement ! J'inspire longuement et m'avance le premier dans l'étroit couloir, aussitôt suivi de Tiny, Püpe et Clark.

— T'as un plan, Binou ?

— Absolument pas, Tiny.

— Comment pourrions-nous atteindre la salle avec tous les soldats qui doivent la garder ?

— Absolument aucune idée.

— Tu nous es d'une grande aide, Binou, grogne Clark.

— Rhaa ça va, on va improviser... Et ce que vous pensez qu'ils s'attendent à tomber sur quatre gnomes recouverts de merde ? Bah non.

— Bon, déclare Püpe, tu as le plan des égouts avec toi, au moins ?

— Heu... Oui, le voilà... J'avoue ne pas comprendre grand-chose dans cette obscurité.

— Nim m'a donné une lampe, intervient Tiny avec l'objet en question.

Parfait. Nous continuons à progresser dans le boyau et avançons déjà avec de la crasse jusqu'au mollet. Je vous passe l'odeur qui émane de cette sympathique balade ainsi que les jurons que nous poussons à chaque fois qu'on s'en met un peu plus.

C'est ainsi qu'à force de persévérance, de topographie inégalée et de chutes tragiques, que nous parvenons sous une petite échelle en fer, accrochée dans une cheminée.

— Nous y sommes, normalement.

— Bien, à toi l'honneur, Binou.

Je soupire et monte les échelons jusqu'à atteindre le couvercle circulaire au-dessus de ma tête, encastré dans le plafond. Je retiens ma respiration et le soulève avec précaution. La lumière m'aveugle immédiatement mais petit à petit, je distingue l'intérieur d'une cuisine avec plein de machines bizarres. Nous avons dû atterrir près des quartiers réservés au personnel du lieu. Je fais donc signe aux autres de me rejoindre et une fois fait, nous inspectons notre entourage.

— Il n'y a personne, fait remarquer Püpe.

En effet, tout semble désert. Nous nous dirigeons vers la porte mais au moment où je tourne la poignée, un bruit fracassant emplit nos oreilles. Je me recroqueville instinctivement ; déjà, des hurlements résonnent dehors ainsi que des détonations rapides.

Lorsque je pousse le battant, un spectacle inattendu a déjà pris place sous nos yeux.

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