Chapitre 3
Me voilà donc en bas de l'arbre avec le moral dans les chaussettes. Clark m'a assuré qu'il voulait nous accompagner : son maître, le prince Arlin, lui a donné des vacances. C'est pourquoi il assure que ça ne lui ferait pas de mal de voyager.
— En tous cas, ton poney est un peu vieux pour effectuer un tel trajet, assuré-je, j'ai peur qu'il te claque dans les mains.
— Bah... Regarde le tiens, il est trop gros.
Un peu comme toi, d'ailleurs...
C'est vrai que si on compare avec la monture de l'autre... Poulpinet monte un magnifique poney noir, au poil luisant et aux jambes solides.
Je ne sais pas comment il fait pour ne pas ressentir de la honte avec nous à côté. Enfin, ce n'est pas moi qui ai insisté pour partir.
Mes aïeux, je viens de repenser à Morgal. Je n'imagine même pas l'accueil ! Je vais me faire éviscérer ! Mes tripes dégorgeront du sang dans tout son palais et ma mon crâne ornera sa tête de lit !
— Binou ? Tout va bien ?
Poulpinet me regarde avec des grands yeux.
— Non, ça ne va pas ! m'énervé-je, vous êtes tous les deux beaucoup trop calmes alors que je risque de décéder d'ici les prochaines semaines !
— Je suis sûr que tu te trompes, assure Clark en dévorant un gâteau au gingembre.
— Bah pas tant que ça, rétorque le gnome d'Onyx dans une grimace dépréciative, ces derniers temps, l'Empereur était sur les nerfs. Il hurlait dans tout le palais et on se faisait engueuler pour un rien...
— Disgrâââââââââce...
— Mais essaie de le rassurer au moins ! grogne Ventre-sur-Pattes, inutile qu'il panique pendant tout le voyage. En plus il arrêtera de manger, c'est mauvais ça.
Poulpinet hausse les épaules. Ce n'est pas pour me réconforter tout ça !
Je me retourne sur ma selle, ressangle une dernière fois mes bagages et sort par la même occasion une bouteille de whisky.
— En route ! lance le précurseur de ma fin, sinon, le bateau partira sans nous !
Où trouve-t-il toute cette énergie ?
Plus je l'observe et plus il me semble éclaté. En plus d'un nom totalement ridicule, il traine avec lui un visage d'illuminé, complètement décalé de la réalité. De derrière lui, je peux voir sa petite queue de cheval haute se balancer. J'ai envie de passer derrière et couic, tout couper. Ouais je sais, je vais vraiment pas bien.
D'ailleurs, j'ai deux trois questions à lui poser à ce joyeux drille à la peau grise !
— Heu, Poulpinet ?
— Oui ?
— Tu viens d'où en fait ?
— De l'Onyx, un royaume de Lercemen.
— Et des gnomes comme toi, y en a d'autres ?
— Des millions.
— Hein ?! Mais comment cela se fait que je n'ai jamais entendu parler de ta race ?!
— Parce que tu n'as jamais bougé tes fesses de Calca.
— Ah bah super.
— Mais nous ne sommes pas comme les gnomes d'ici.
— Ah oui ?
— Non, nous sommes... limités en termes émotionnels. Et de même, nous n'avons aucune liberté.
Je fronce les sourcils. Voyant mon incompréhension, il poursuit :
— Disons que notre créateur a pris soin de ne pas vraiment nous achever. C'est plus simple comme ça ; il n'y a pas de problèmes dans les rangs avec ça puisque tout le monde obéit sans réfléchir.
— Mais votre créateur est un véritable barge !
— Oui, c'est notre maître.
Je ne sais plus quoi ajouter. J'apprends sur le tas que Morgal a créé une race à part entière. Mais à part ça, tout va bien !
— Et qu'est-ce que cet abruti a fait d'autre ?
— Heu... Alors, sois prêt à entendre la liste : il a envahi plusieurs royaumes, a instauré une technologie de pointe avec une dictature, a mis la main sur presque la totalité de la magie du Cosmos, a réuni les dimensions, a...
— Stop, j'ai compris.
Il ne s'est vraiment pas ennuyé ! Déjà qu'il était pété aux as avant son incarcération mais maintenant qu'il est devenu Empereur par je ne sais quel procédé douteux, il doit pouvoir se torcher le cul avec du papier en or ! Je me demande comment a réagi son cher papa en apprenant que son fils l'avait dépassé dans la hiérarchie...
— Et toi, c'est quoi ton rôle ?
S'il me répond qu'il est le gnome de Morgal, je pique une crise de jalousie !
— Je m'occupe de toutes les petites nécessités propres au fonctionnement du palais.
— Ah, t'es un majordome ?
Je déteste les majordomes...
— Oui, en quelque sorte.
Mauvaise pioche.
Le temps que l'on sorte de la forêt de l'Atari, Clark a déjà fini son gâteau. Poulpinet fait remarquer innocemment qu'il devrait faire un régime car lorsqu'on arrivera au Chœur, il risque de rencontrer des problèmes.
— Pourquoi ? demande-t-il en commençant une galette au riz.
— Eh bien, les elfes d'Onyx sont cannibales. Parfois, quand ils ont faim, ils mangent les gnomes. Et tu es gros, donc, ce sera toi qui seras mangé le premier.
— Hein ?! m'écrié-je.
— Tu es vraiment sourd, c'est incroyable.
— Mais c'est complètement délirant !
— Non, ça arrive fréquemment. Certains elfes sont mal programmés.
— Programmés ?
— Oui, enfin, ils ont été mal faits, quoi. Le Maître était soit ivre, soit drogué, soit en colère lorsqu'il les a créés. Ça aussi, ça arrive.
— Et en plus y a des elfes d'Onyx ?
J'ai vraiment l'impression d'avoir loupé plusieurs épisodes... Morgal a sérieusement pété les plombs. Pas étonnant que sa création lui ressemble autant.
— Mais moi aussi je suis capable de ça, fait remarquer Poulpinet pour rendre la chose plus banale.
— Ce serait aimable de ne pas me manger un bras pendant que je dors, insiste Clark.
C'est vrai que le gnome gris a de véritables crocs à la place des canines. En y réfléchissant, ce n'est guère rassurant. Peut-être qu'il attendra que l'on prenne une route moins empruntée pour nous vider de notre sang. J'adore ce genre de voyage !
— Je ne connais pas la notion d'amabilité, assure Poulpinet, mais rassurez-vous ! Je saurais égayer le voyage grâce à mon instrument.
Pitié...
— Regardez, hop, je mets mon luth en bandoulière et je vous chante une petite chanson toute droit sortie de mon cru.
— Ça ira, grommelé-je.
— Moi, j'aime bien la musique, renchérit Ventre-sur-Pattes.
— J'ai dit que ça ira !
Mais comme s'il n'avait pas entendu mon avis, le ménestrel improvisé fait sonner les cordes de son horrible instrument. Ce n'était pas un luth ordinaire d'ailleurs car les notes sortent bien plus pures, bien plus mélancoliques, empruntes d'un charme indéfinissable. C'est sûr que l'harmonie reste irréprochable mais ce n'est pas une raison pour nous envahir les oreilles ! Et voilà qu'il commence à chanter !
— Je me souviens du Village du Fossoyeur,
À la nuit tombée, les habitants se levaient,
Dans leur cimetière jusqu'au matin festoyaient ;
Ils avaient dans leurs caves les meilleures liqueurs,
Oui, mais ils savaient bien dit-on cacher les corps
D'imprudents voyageurs inconscients de leurs sorts.
Au Village du Fossoyeur, je suis allé,
Pour épouser la fille de la Triste Mort
Dans ces noces macabres je pensais à tort
Pouvoir m'endormir sans jamais me relever.
Sa voix se perd sous les frondaisons. Il vient de me plomber le moral :
— J'imagine que tu t'es inspiré de ton entourage ! ajouté-je sarcastique.
— Tu n'aimes pas ?
— Non.
Poulpinet range son luth sans paraitre vexé. Peut-être ne connait-il pas ce genre de sentiments ? Monsieur n'a pas été achevé par le psychopathe ! Absurde...
À mes côtés, Clark se pourlèche le bout des doigts pour retirer tout relief de sa galette de riz engloutie. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis un peu déprimé à l'idée de voyager avec un puits sans fond et un gnome qui en est encore qu'au stade expérimental.
Ces quelques semaines de voyage ont sûrement été les plus éprouvantes de toute ma longue existence ! Non seulement l'angoisse de retrouver mon maître me ronge jusqu'à la moelle, mais en plus, son serviteur aux cheveux blancs m'exaspère à longueur de journée. J'ai découvert qu'il savait drôlement bien se battre en tout cas. Je pense que les gnomes d'Onyx suivent une formation d'espion comme celle que j'ai connue il y a des centaines d'années.
Au moins, Poulpinet reste toujours de bonne humeur, ne se vexe jamais, ne s'emporte pas et garde le sourire dans n'importe quelles occasions. Non, non, ce n'est pas parce que c'est un être formidable, c'est juste qu'il se délecte des moindres inconvénients de la vie comme un sale masochiste qu'il est !
Heureusement, il n'a pas ressorti son luth mais sa musique de noces funèbres me trotte toujours dans la tête.
L'avantage dans ce voyage, c'est qu'il a pu me brosser un état des lieux de la politique actuelle.
— Donc si on veut résumer, conclus-je en lâchant les rênes de Poney Obèse, mon ancien maître a utilisé les pouvoirs dont il était le Réceptacle, a créé une race, une armée, un royaume et puis un empire.
— C'est cela.
— Et son ennemi est le royaume de Lombal ?
— Oui, c'est une pseudo-démocratie basée uniquement sur la technologie.
— C'est un peu flou, dit comme ça.
— Tu verras en arrivant au Chœur : l'Empereur s'est aussi doté d'installations technologiques hors-pairs.
— Et socialement parlant, ça se passe comment pour lui ?
— Il se démène avec les autres royaumes de la dimension sur lesquels il exerce sa puissance.
— Ah bah ça doit l'arranger de donner des ordres à la Reine Vierge.
— Ils passent leur temps à se crêper le chignon, dernièrement.
Pas étonnant...
Mon maître soupirait après elle, je me souviens. Si d'ordinaire, il était frigide avec toutes les autres femmes, la reine d'Arminassë avait attisé sa flamme et il ne s'était pas gêné pour avoir un rapport plus ou moins consenti avec elle. Ouais, c'est pas beau mais faut croire que c'était sa manière de prouver son amour, haha. Non, clairement j'y crois pas. Le seul souci était qu'il l'a engrossée et son fils, « Tronche Parfaite » comme j'aimais l'appeler, a voulu venger sa mère éplorée.
Une jolie et heureuse famille bien soudée !
Bref, mais toujours est-il qu'il ne l'a jamais oubliée...
De toute façon, l'amour c'est naze.
Je l'ai déjà expérimenté. Au début, on est sur un petit nuage rose mais après ça finit en sang.
Mon ex-femme a bien failli me planter une dague dans l'œil ! Bon, Püpe était très instable psychologiquement mais ce n'est pas une raison. Je l'aimais ; on a même fait pas mal de mioches ensemble et vu comment elle était roulée, c'était toujours un plaisir de remettre le couvert.
Et puis, il a fallu que ça cesse et son départ m'a détruit. Franchement, est-ce que ça vaut le coup ? Si Morgal a fini éventré l'autre fois c'était encore à cause de sa romance avec Luinil ; en apprenant son forfait, Arquen, son meilleur ami, l'a dénoncé et ça s'est mal terminé.
Voilà, l'amour, c'est mal ! Plus jamais !
— Cela t'arrive d'arrêter de grogner ? m'interroge Poulpinet alors qu'il resserre sa queue de cheval.
— Ouais... T'en pense quoi de l'amour, toi ?
— Rien. Je ne connais pas cette notion.
— Pas très pratique pour perpétuer la race.
— Il n'y a encore jamais eu d'accouplements avec des gnomes ou des elfes d'Onyx. On n'en ressent ni le besoin ni l'envie.
— Ah oui, j'avais oublié qui était votre créateur...
Ce type est un brin trop tyrannique, je trouve. Priver sa création d'autant de libertés...
Ah... La liberté... Celle-là aussi je ne risque pas de la retrouver de sitôt !
Et voilà le port, enfin !
Halasilma est une ville magnifique, le premier embarquement de Calca pour les autres terres. D'ailleurs, je remarque que de nombreux bateaux de guerre sont amarrés, regorgeant de soldats. À quand la paix ? Avec la réunification des dimensions, c'est de nouveau le chaos. Même si d'après Poulpinet, Morgal parvient bien à faire régner l'ordre. Quoiqu'il en soit, ils sont en guerre contre les astres Lombal.
Nous plongeons donc dans la cohue de la ville commerciale et dirigeons nos pas vers une jetée où attend une magnifique frégate elfique.
— Ah voilà les elfes d'Onyx ! s'exclame Poulpinet en sautillant dans leur direction.
— Mais ce sont des elfes normaux, rétorqué-je après une brève analyse de leur physique.
— Non, en fait, ils sont ici incognito. L'Empereur préfère ne pas trop alerter son père de sa présence ici pour des raisons qu'on ignore. Et les assassins d'Onyx sont capables de jouer sur leur apparence et adopter les caractéristiques des autres races.
— Ah.
On s'avance donc vers le groupe de guerriers ; ils arborent tous le même uniforme noir avec une armure légère qui scintille. Leurs armes acérées me rappellent que trop bien les carnages que j'ai vus.
— Poulpinet, lâche l'un d'entre eux avec un sourire carnassier, je vois que tu as apporté le diner !
Il passe sa langue sur ses dents blanches tout en scrutant Clark.
Les autres soldats ricanent devant la mine déconfite de mon ami qui décide de sortir sa quatrième collation.
— C'est une plaisanterie, chuchoté-je au gnome gris.
— Mmh, non.
— Tu as laissé Clark venir en sachant qu'ils voulaient le dépecer ?
— J'avoue que j'en ai un peu envie aussi...
Je soupire devant cette bande de cannibales :
— Personne ici ne touche au moindre cheveu de Ven... de Clark ! Sinon, je ferai de votre vie un calvaire, et sachez bien que je suis un expert en la matière !
Les elfes d'Onyx se regardent puis éclatent de rire.
— T'en fait pas, Binou, assure celui qui semble être le chef, on laissera ton ami en paix...
— Ouais, je préfère...
— Bon ! s'exclame Poulpinet pour briser la glace, et si on embarquait !
Je lui emboite le pas, tenant Poney Obèse par la longe, suivi d'un Clark pas très rassuré. Mais cette brave grosse branche décide de m'accompagner malgré les menaces. C'est vraiment un gnome en or.
Le vaisseau nous offre en tout cas des pièces de luxe. Finalement, je vais peut-être pouvoir déstresser dans un bon lit douillet ! Je regarde ma cabine, située à l'arrière du navire ; elle comporte de jolies fenêtres cloisonnées accompagnées de rideaux écarlates. Le parquet ciré grince sous mes petits pieds alors que je me penche aux vitres. Déjà, la rive s'éloigne avec ma liberté...
Bon, ce n'est pas le moment de se morfondre ! Je me retourne du paysage et part à la découverte du reste de la pièce. Un petit bureau d'ébène trône au centre, sur un tapis douillet et le clou du spectacle, un lit aux coussins dodus qui n'attendent que moi.
Je pose mes bagages au sol, retire mon manteau, mes bottes et mes armes, et saute dans les draps.
C'est à peu près ainsi que j'ai passé mon voyage.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top