Chapitre 29
Nous avons ainsi continué notre route, faisant des détours sans arrêt pour éviter les radars. Les zones non-contrôlées disparaitront entièrement avec le temps, a assuré Morgal. Depuis l'incident du Bastillon, lui et Arquen ne se parlent plus et heureusement ! L'ambiance demeure très électrique entre les deux et une simple flamme peut mettre le feu aux poudres.
Pour ma part, je me contente de suivre le mouvement et je dois admettre que le temps me parait long. Enfin, je crois que c'est le cas pour tout le monde. Nous sommes dans l'attente de l'action et chacun ressasse de sombres pensées plus ou moins saines. À mon avis, Morgal est parti dans l'élucubration d'un plan machiavélique pendant que Nim désespère sur l'indifférence de Luinil. Si Djoïk ne semble pas plus turlupiné que ça, Silovan se morfond sur la selle de sa monture, pensant à d'agréables soirées bien arrosées et en douce compagnie. Je n'ai pas vraiment envie de savoir à quoi pense Grundar ni Laïdjha : les pensées de l'un pourraient me choquer et celles de l'autre me pulvériser d'ennui.
— Tu penses à quoi ? demandé-je à Poulpinet, assis juste derrière moi.
— À la fois où j'ai accidentellement renversé une statue de bronze d'une demi-tonne sur la tête d'un ambassadeur.
— Accidentellement... Et Tiny, tu la trouves comment ?
Non, mais si, je n'ai rien d'autre de mieux à faire, je vous le promets.
— Quand elle ment, son oreille droite pivote vers l'intérieur.
— Mais tu ne la trouves pas attirante ?
— Écoute Binou, je ne suis pas comme toi. Je sais que tu rêves de Püpe toutes les nuits mais moi je n'ai pas ce genre de désirs et clairement ça ne me tente pas le moins du monde.
Il est vraiment comme Morgal, celui-là. Mais finalement, il a raison. L'amour c'est mal. L'alcool par contre... Je me penche pour saisir ma bouteille mais Poulpinet me tape la main comme si j'étais un gosse de trois ans.
— Tu te rends malade, Binou.
Rhaaa il les a encore cachées. Ou balancées dans un fossé.
— Heureusement qu'il ne nous reste que quinze jours avant d'atteindre la prison.
— Quinze jours ! m'exclamé-je stupéfait.
Cela fera deux mois que nous sommes partis ! Deux mois infernaux... Et s'il en faut tout autant pour rentrer...
Enfin, l'heure du bivouac sonne. Je descends avec difficulté de notre monture, les dents serrées : je crois qu'on a tous l'entrejambe et le dos en compote mais ça ira mieux une fois de retour à Arminassë. Immédiatement, le feu est allumé et tout ce qui nous importe réside dans le menu du dîner.
— Ce soir, annonce Clark en sortant ses gamelles, tartiflette !
Ah ! Enfin une bonne nouvelle.
— C'était finalement une bonne idée d'emmener les gnomes avec nous, reconnait Silovan.
— Bah, ajoute Nim, ça apporte un peu de fraicheur.
Dis tout de suite qu'on est une bande de gamins ! Non mais !
— Ça m'rappelle l'Île des Sirènes, intervient Grundar, y avait des gnomes mais je vous cache leur utilité, haha.
Très drôle. Ces gnomes étaient considérés comme des jouets, il n'y a rien d'amusant là-dedans. Enfin, pas pour le Crapaud apparemment.
— Un soir, on en avait attrapé une, et on lui a tranché les jambes avant de la mettre dans un bassin rempli de murènes. Ah bah, elle n'a pas réussi à nager, je peux vous l'assurer, haha, fallait voir la tête des autres gnomes.
Un silence de mort plane sur le groupe.
— Mais c'est ignoble ! s'indigne Nim.
— Ouais, ça m'a surtout valu une tentative d'assassinat par la suite, ajoute calmement Morgal en faisant le rapprochement.
Nom d'un jarret de mirmillon ! C'était la mère de Püpe ! Mais c'est affreux. Je me tourne vers la concernée qui est restée figée, au pied de son poney. Malheureusement, elle a tout entendu. Sans un seul mot, elle abandonne les rênes et disparait dans la forêt.
— Quoi ? J'ai dit quelque chose ?
Bien sûr, couillon. Y a personne, là, qui voudrait la raccourcir, cette grosse merde ambulante ?
Je suis très peiné pour Püpe mais je ne pense pas que je sois la bonne personne à qui elle voudrait parler.
Clark aussi semble troublé :
— Du coup ? Tartiflette ?
Honnêtement, j'ai connu des dîners plus joyeux. Je crois que chacun rumine la terrible scène dans sa tête. Enfin, c'est mon cas ; j'imagine ces horribles poissons déchiqueter la gnome jusqu'à ce qu'il n'en reste que des lambeaux. Et mon ex-femme a tout vu de cette horreur ; normal qu'elle soit aussi fêlée, depuis. D'ailleurs, elle n'est toujours pas rentrée et j'avoue que j'angoisse à l'idée qu'elle se soit perdue.
— Binou, va chercher du bois, ordonne Jenar.
Esclave je suis, esclave je resterai.
Je me lève et arpente le contour du campement, la tête plongée dans des images peu gaies. Mes oreilles se dressent au son d'un craquement : serait-ce Püpe qui nous rejoint ? Je m'aventure sous les frondaisons et la cherche entre les arbres et les rochers moussus. Pas l'ombre d'une gnome.
— Püpe ?
Pas de réponse.
Le stress monte en flèche : où est-elle ? Bien sûr, j'ai laissé mon épée au campement...
— Püpe ?!
Je monte sur le faîte d'un rocher et observe les environs. Des froissements de feuilles, plus bas, attirent mon attention. Je descends de mon perchoir et m'élance vers l'origine du bruit. Là, je me cache derrière des grosses racines velues et observe la scène.
C'est Püpe que j'aperçois la première, les bras croisés sur sa poitrine. Elle fait les cents pas, la mine sombre.
— Tu as le culot de te présenter à moi de la sorte !?
Je sursaute avant de comprendre que cette phrase ne s'adressait pas à moi.
— J'ai quelques questions à te poser, ma poulette, et j'espère que tu y répondras gentiment.
J'en reviens pas : Grundar qui accoste Püpe alors qu'il vient de lui avouer comment il avait traité sa mère. Malheureusement, je comprends vite pourquoi : il profite de son trouble, de la faiblesse émotive qu'il vient de créer chez elle.
— Qu'as-tu fait des médicaments ?
— Je les ai vendus.
— À qui ?
— Je l'ignore ; une vieille femme à l'apparence de squelette chamanique.
— Et que soignaient-ils ?
— Tu n'as pas à le savoir.
Il s'avance hostilement vers elle.
— Püpe, je te conseille de me répondre.
— Sinon quoi ? Tu vas me tuer, aussi ?
— P't-être bien, personne ne s'en souciera. Tu n'es qu'une gnome.
Elle recule, guère rassurée :
— Binou saura te faire payer, je te l'assure.
— Lui ? Ce gnome de pacotille que je peux écraser d'une main, haha. Trêve de plaisanterie, poulette, dis-moi le secret de ces médicaments.
— Non !
— Très bien, tu l'auras cherché.
Il fond sur elle avec une vivacité insoupçonnée, si bien que Püpe comme moi, restons chacun pétrifiés de notre côté.
Grundar la soulève par les épaules et la plaque brutalement sur le sol. Dans un nuage de feuilles mortes, la gnome se débat mais en vain, elle est bien trop petite. Et moi, je suis incapable d'esquisser le moindre geste, choqué que je suis.
— Parle, sale garce.
Il l'étrangle sauvagement malgré les tentatives de Püpe pour se libérer.
— Va au diable, murmure-t-elle alors que ses yeux deviennent de plus en plus exorbités.
— Tu n'as aucune chance, ton corps cède déjà. Tu veux finir comme elle ?
Elle se débat quelques secondes avant de s'arrêter, les larmes aux yeux : elle repense au sort de sa mère, au sang, aux rires des meurtriers... Pourquoi se battre ?
— Le prince... Il est atteint de malformations... Les médicaments les cachaient...
— Quel genre de malformations ? Parle !
— Au visage... de l'air... il me faut de l'air...
Grundar la libère de sa poigne sans la lâcher pour autant.
La gnome reprend sa respiration avec peine mais son tourment ne semble pas s'arrêter à en juger le poignard que sort son tortionnaire.
Cette fois-ci, je me réveille comme d'un mauvais rêve. Qu'est-ce qu'il m'a pris de ne pas intervenir plus tôt ?! Je sors de ma cachette et me précipite vers l'astre, une pierre tranchante dans la main. Il ne s'aperçoit que trop tard de mon attaque et se prend mon arme improvisée de plein fouet, dans le crâne. Le liquide vital gicle sur les visages. Mais contrairement à ce que je m'attendais, il résiste et dans un mouvement de rage, enfonce la lame entre mes côtes.
Je hoquète de surprise et m'effondre sur le sol, les lèvres teintées de sang.
Tout tourne autour de moi, je crois que la douleur me fait perdre la tête. Et dans celle de Grundar non plus ce n'est pas au point : j'ai réveillé chez lui une bête.
Il m'attrape par le col et m'envoie me briser contre les rochers. Un os craque mais aucun cri ne sort de ma bouche ; je suis incontestablement défait.
Quant à Püpe, elle tente de s'enfuir mais l'astre lui saisit la cheville et la tire vers lui.
— Reste là, toi, j'en ai pas encore fini.
Tout est désormais flou à mes yeux mais je distingue encore les deux silhouettes lutter dans des cris. La gnome est écrasée sous le poids de son adversaire et ne parvient plus à combattre lorsqu'il lui baisse son pantalon.
— T'es mieux sans, haha, t'es peut-être pas une elfe mais je me contenterai de ton petit cul pour le moment.
Sans défense, Püpe commence à hurler à la mort. Mes oreilles saignent sans que je ne puisse intervenir. Je ne vais tout de même pas assister à ça. Ce n'est plus qu'un voile opaque désormais qui s'abat devant moi. Je sombre petit à petit dans l'inconscience sans que les plaintes de Püpe ne cessent de me hanter.
Lentement, je me réveille, un énième bandage autour du torse, du bras droit et de la tête. Je ne me suis jamais senti aussi morose. Et pour cause, les souvenirs d'avant mon inconscience me reviennent en mémoire.
Je me redresse sur ma couchette, le souffle coupé : où est Püpe ? Est-elle encore vivante ? Je me lève en panique et malgré le vertige qui me prend, je m'élance hors de la tente. Personne.
En claudiquant lamentablement, je rejoins enfin les membres de notre compagnie, sur les lieux du crime.
— Mais vous n'êtes pas bien ! s'insurge Jenar en pleine discussion, il appartenait à la garde privée de Luinil !
— Je préfère qu'elle s'en passe, aux vues de l'énergumène qu'il était, assure mon maître.
Je rejoins l'attroupement et pousse les personnes devant moi d'une main tremblante afin d'avoir un aperçu sur la scène.
Nim et Jenar se prennent le bec avec Morgal, encore une fois. Et sur le sol, le corps sans vie de Grundar, sectionné au niveau du ventre. Des effluves putrides s'échappent des tripes, dégorgées sur le sol. C'est immonde. Plus loin, je distingue Tiny vomir la tartiflette. Compréhensible, tout cela n'est guère ragoutant.
— C'est homme faisait partie de mon escadron, seigneur Morgal !
— Eh bien ce n'est plus le cas ! Ce type était un danger public. Votre reine n'était pas en sécurité avec lui : il ne pensait qu'à lui infliger le même sort qu'à la gnome.
— Quoi ?! intervient Arquen totalement fou, et c'est toi qui dis ça ?! C'est toi qu'on devrait éloigner de Luinil parce que violer aussi tu sais le faire.
— Tu n'as aucune idée de ce que tu racontes, Arquen.
Et c'est reparti...
Djoïk s'interpose entre les deux, le gantelet paré pour une correction. L'hybride et l'elfe se calment, conscients que ça ne sert à rien de rouvrir les débats épineux.
— Où est Püpe ? murmuré-je d'une voix faible.
— Sous une tente avec Laïdjha, assure Silovan, elle va s'en remettre, t'en fais pas.
Comment ça ?! Il parle comme s'il elle s'était prise une épine dans le doigt !
— Elle a eu de la chance, continue l'astre, le prince Morgal est arrivé et a expérimenté une parade sur le malheureux.
— Le malheureux ? m'étranglé-je.
— Bah, j'aurais pas aimé me faire couper en deux, j'avoue.
— Il l'a amplement mérité !
Je suis stupéfait que personne ne prenne plus la défense de Püpe même si elle n'est qu'une gnome.
— C'est vrai, admet Arquen, tu vois Morgal, on devrait aussi t'infliger le même sort...
— TA GUEULE !
Tout le monde s'y est mis, cette fois. Car personne ne veut retomber dans les disputes à la fois stériles et mystérieuses des deux Ilfégirins. Le temps n'est pas à savoir ce que Luinil a subi auprès de mon maître.
— Et pourquoi diable l'avez-vous assassiné ? interroge Jenar, pas pour défendre la gnome.
— Il m'avait provoqué : insulter ma famille n'est pas sans conséquences. Mon seul regret est de ne pas l'avoir torturé avant.
Bien. J'en ai assez entendu ; je tourne les talons et regagne le campement. Poulpinet et Clark me rejoignent pour m'aider à marcher.
Enfin, j'arrive sous la tente de la gnome. Mes deux amis me laissent et je pousse le battant d'entrée. Je trouve Püpe recroquevillée sur elle-même, en position fœtale. Des larmes dévalent sur ses joues blanches et dans son cou violacé. Sans hésiter, je la rejoins et la prends dans mes bras pour la bercer et embrasser son front brûlant.
Je ne sais pas quoi ajouter d'autre.
— Il... Il est mort ? bégaie-t-elle dans un sanglot.
— Oui, c'est fini, à présent.
Elle enfouit son petit visage triste dans mon épaule pour étancher ses pleurs.
— Je suis désolé, Püpe, je n'ai pas su t'éviter ça.
— Ne dis pas ça... Tu as laissé le temps au prince d'intervenir... Il est arrivé à temps.
Je crois que je n'ai jamais autant aimé Morgal de toute ma vie. Si un jour, il a blessé ma fille, Mya, je crois que je suis prêt à lui pardonner. Il a évité une nouvelle tragédie et même s'il admet que c'était pour se venger de l'outrage porté contre les siens, je suis sûre que ses intentions étaient bonnes. C'est terrible mais je suis jaloux ; j'aurais voulu porter secours à Püpe comme il l'a fait.
Épuisé, je me laisse aller, la gnome dans mes bras. J'espère de tout cœur que les choses n'empireront pas par la suite.
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