Chapitre 28

Lorsque j'ouvre les yeux, les oreilles bourdonnantes et la bouche pâteuse, les fleurs roses des cerisiers se balancent au-dessus de moi, au gré du vent. Vision en inadéquation totale avec la douleur qui continue à mordre. Je me redresse sur les coudes et observe mon entourage.

Recroquevillé comme un tatou sur ses deux pattes arrière, Laïdjha change les pansements qui enroulent ma cheville.

J'ai l'impression qu'une grenouille huileuse me palpe la peau, c'est très désagréable. Mais c'est gentil de sa part.

— Binou !

Poulpinet se précipite vers moi et manque de m'écraser lorsqu'il me prend dans ses bras.

— Tu es vivant ! s'exclame-t-il sans considérer les vitupérations de Laïdjha qui tente tant bien que mal de me réparer.

— Faut croire... Qu'est-ce que c'est que ces blessures ? marmonné-je en inspectant mes bandages.

— Toi et le prince Morgal, vous vous êtes faits tirer dessus. Les balles de Lombal ne pardonnent pas habituellement.

Il sort une couverture de sa musette et m'enveloppe avec lui avant de poser la tête sur mon épaule. Hey ! Mon espace vital ! De toute façon, il n'a jamais gardé ses distances, ce gnome détraqué. Mais j'apprécie la chaleur de la couverture, surtout que le soir s'étend sur le Levant.

— Où est le reste du groupe ? demandé-je soudain.

Des vitupérations et des cris m'indiquent la localisation souhaitée, à savoir, derrière un amas de rochers escarpés. Seule une mince colonne de fumée s'échappe de cette barrière qui me sépare des autres.

Alors que je tentais de me lever pour rejoindre ces imbéciles, Nim apparait et s'avance à grands pas vers moi, la mine terrible.

Qu'est-ce que j'ai fait encore ?

— Binou ! lâche-t-il en saisissant mon col sans ménagement, tu vas m'expliquer ce qu'il se passe.

— Chef ! intervient le scientifique médecin, je viens de le remettre sur pieds, ne l'abîmez pas...

— J'ai d'autres priorités, Laïdjha ! Allez, viens toi !

Je suis trainé jusqu'au feu de camp où une véritable guerre se déchaine. Au centre, Jenar maitrise Arquen non sans difficulté, accroupi sur ses omoplates. L'hybride se débat dans tous les sens à grand renfort de jurons fleuris. Et ce n'est pas moins épique du côté de Morgal où Silovan se charge à son tour de calmer le deuxième enragé. À cela s'ajoute Grundar courant en périphérie, Bhaurisse à ses trousses. Comme pour compléter ce tableau apocalyptique, les cris stridents des deux filles gnomes qui se querellent, participent à instaurer un climat plus que tendu.

Dans un coin, Clark mâchonne calmement sa onzième collation.

— Désolé mais je me casse, assuré-je à l'astre en faisant demi-tour.

— Ah non ! Tu vas m'expliquer ce qu'il s'est passé !

Faudrait d'abord que tout ce beau monde se calme ! Mais tel le sauveur, Djoïk intervient et distribue à chacun de quoi apaiser les humeurs. À savoir quelques bonnes mandales bien placées et voilà tous ces vilains remis à leur place.

— Mais moi j'étais sage, gémit Clark en frottant sa tête endolorie.

— Bien ! commence Nim, tout d'abord, merci Djoïk. Et ensuite, je voudrais savoir ce que fait le seigneur Arquen parmi nous.

— Je pourrais régler ce problème, grogne Morgal avec un regard de haine pour l'hybride.

Les deux anciens meilleurs amis sont tous les deux dans un piteux état. Si le demi-dieu a le torse explosé à cause des coups de dague, l'Empereur le concurrence de près avec son visage tuméfié et sa blessure mortelle au ventre. Si on ajoute en plus les différents dommages causés par les balles...

— Arquen était prisonnier au Bastillon, assuré-je pour éclairer la situation.

— J'aurais bien aimé connaitre un sort aussi indulgent dans les prisons divines, continue mon maître avec désobligeance.

— Tu mériterais que je t'y renvoie ! s'écrie Arquen, là-bas au moins tu étais traité comme tu le méritais !

— Ah oui ? Compte sur moi pour te faire savoir les conséquences de tes actes ! Je vais te faire payer, sale bâtard !

Et c'est reparti, le vieux couple recommence à se crêper le chignon.

— VOS GUEULES !

Ah, merci Djoïk. Lui quand il l'ouvre, c'est jamais pour des fioritures.

— Moi ce que je veux savoir, ricane Grundar, c'est pourquoi l'elfe est en pétasse.

Morgal m'assassine du regard mais je me contente de hausser les épaules, tout innocent que je suis.

— C'est anecdotique, répond le concerné.

— Bon, déclare Nim, je crois que nous allons écouter Binou.

Morgal me transperce une nouvelle fois de ses yeux, l'air de dire : « t'as intérêt à pas tout déballer ». Très bien, monsieur, je vais omettre certains passages compromettants mais compte sur moi pour les divulguer au moment opportun, haha.

Je me racle donc la gorge et m'assure que chacun m'écoute :

— Je vais vous la faire rapidement : nous nous sommes tous les deux infiltrés au Bastillon. Je me suis rendu à une salle informatique, et je me suis téléporté dans la taverne où se trouvait le général.

— Un hologramme, bien sûr, murmure Jenar.

— Là, nous avons croisé Arquen qui a reconnu le prince Morgal malgré sa couverture. À ce que j'ai compris, il était retenu ici depuis quinze ans mais j'ignore toujours pourquoi. Bref, lorsque nous avons obtenu le passe-droit, Arquen s'est pointé et nous a attaqués. La garde a ensuite rappliqué et nous sommes tombés dans le lac depuis les toits.

— Quel talent d'orateur, souffle Püpe en levant les yeux au ciel.

— Merci.

— Je pense que c'est désormais à vous, Arquen, de nous raconter vos mésaventures, assure Nim.

— Je ne parlerai pas tant que le Fëalocen sera là.

Quelle bourrique.

— D'où vient cette haine ? interroge Jenar, de votre ancienne soumission à son encontre ?

— Cela faisait longtemps que je lui avais retiré la marque, râle Morgal, une compresse contre sa blessure.

Tiens, je ne connaissais pas cette histoire : Momo aurait retiré la marque en gage de son amitié à Arquen ? Et l'autre serait parti comme un voleur ? Cela expliquerait la colère de mon maître, probablement désillusionné face à celui qu'il considérait comme son meilleur ami.

— Ça n'a rien avoir ! vitupère l'hybride, je sais ce que tu as fait à Luinil, Morgal ! Et je ne parle pas uniquement de l'Ambassade ! T'as continué sur ta lancée en profitant de ton pouvoir !

Morgal serre la mâchoire mais ne rétorque rien ; la haine transpire de tout son être. Je crois que le sang n'a pas fini de couler, encore plus si les dires de mon ancien chef d'espionnage s'avèrent.

— Assez ! s'énerve Nim, pourquoi étiez-vous au Bastillon, seigneur Arquen ?

— Je me suis laissé faire prisonnier afin de récolter des informations sur un homme.

— Un homme ? Quel homme ?

— Cela ne vous concerne pas, mais si je puis vous renseigner sans trop trahir mon serment, il s'agit d'une nécessité divine.

— C'est donc ton salopard de père qui t'a envoyé là ? sourit Morgal avec mépris.

— Je crois que ton paternel en tient aussi une couche en termes de saloperies.

Ah, c'est pas faux.

— Mmh, c'est pas faux, admet-il.

Je crois que tout le monde ici est d'accord pour dire qu'Elaglar est un vrai connard, y compris son propre fils. D'ailleurs, je suis curieux de savoir comment le roi réagirait si son fils remettait les pieds en Calca. D'après les discussions avec Luinil, Morgal y tient assez fermement.

— Bon, conclut le chef de groupe, Arquen, vous êtes libre de vos agissements. Mais si vous gardez une certaine allégeance à notre reine, je suis sûre que vous voudriez aider à retrouver son fils, le prince Ambar. Il a été enlevé il y a quelques semaines et est séquestré dans les prisons de Lombal. Nous avons donc été mandatés pour le ramener à Arminassë.

— Arminassë... Cela fait des siècles que je n'y ai pas posé les pieds...

— La reine sera sûrement heureuse de vous revoir ; elle vous aimait beaucoup.

Arquen plonge dans ses pensées alors que le reste du groupe part dresser le campement. Seul Nim accompagne le demi-dieu dans sa réflexion. Quant à Morgal, Djoïk l'emmène sous une tente afin de finaliser ses soins.

— Que fait l'elfe avec vous ? demande Arquen en se rasseyant sur une souche.

— Luinil lui a demandé de sauver Ambar ; c'est par sa faute que le prince s'est fait prendre.

— Morgal était à Arminassë ?!

— Il y est depuis... depuis plus de quinze ans. C'est un favori de la reine.

— Lui ?!

— Hélas oui. Il a corrompu notre reine bien aimée, lui a totalement retourné l'esprit. De toutes façons, elle ne peut rien faire contre lui.

Arquen baisse soudain la voix :

— À cause de son statut d'Empereur ? Il faudrait trouver le moyen de se débarrasser de lui une bonne fois pour toutes !

— Mais comment ?! Sans lui, nous ne pourrions jamais vaincre Lombal.

— Attendons qu'Arnil soit défait. Ce n'est qu'une question de temps, je peux vous l'assurer.

— Ah oui ?

— Le roi Arnil est torturé intérieurement et ça m'étonnerait que Morgal l'ignore. Nim, il est médium ! Il connait les tenants et les aboutissants de notre futur !

— Dans ce cas, il est impossible de l'évincer.

— Si, les gemmes blanches nous permettraient de contrer ses visions.

— Intéressant. Et si nous parvenons à nous débarrasser de lui, que ferions-nous de l'Empire ?

— Chaque chose en son temps. Mais au moins, j'ose espérer que Luinil serait libre.

— Libre ? Dans quel sens employez-vous ce mot ?

L'hybride fronce les sourcils avant de comprendre : eh oui, coco, Nim est aussi dans la course pour le cœur de la Reine Vierge. D'ailleurs, on ne lui a pas demandé son avis à elle. Ça se trouve, elle est très contente de sa situation. Devenir Impératrice, il y a pire comme sort. Et la compagnie nocturne de l'autre psychopathe semble lui convenir. Après je ne l'ai jamais vu à l'œuvre et il vaut mieux que je ne tente pas ; il ne rigole pas trop sur ce genre de choses.

Légèrement remonté à l'encontre de Nim, Arquen rejoint en boitant une tente pour ruminer en toute quiétude.

— Binou ?! Tu écoutais ?!

— Je cueillais des champignons !

Nim m'attrape par la capuche et me tire à l'écart.

— Écoute-moi bien, le gnome, je n'aime pas ton côté fouineur. Évite de relater cette conversation à ton maître ou je te jure que t'en pâtiras.

— Ah oui ? ricané-je.

— Püpe est sous mes ordres, je connais ton attachement pour elle. Ce serait dommage que je l'envoie dans une mission qui lui serait... fatale.

Cette fois-ci, j'éclate de rire. Ahuri, Nim attend que je reprenne mon souffle et que j'explique cette attitude :

— Excusez-moi mais vous êtes hilarant lorsque vous tentez un tantinet d'être un méchant manipulateur. Il se trouve, monsieur, que vous êtes l'homme le moins effrayant de tout Arminassë. N'essayez pas d'imiter mon maître, je sais que vous ne sacrifierez jamais un membre de votre escadron d'espionnage, Püpe y compris.

Nim inspire longuement, lassé par mon caractère épuisant. Il me fait presque de la peine, ce petit.

— Monsieur, sans vouloir vous vexer, Morgal est sûrement au courant de tout ça, des gemmes blanches... Il m'en a déjà parlé, d'ailleurs.

— Cet homme est un fléau. Et j'apprends en plus qu'il aurait fait du mal à ma reine.

— Bah ça... Déjà qu'à l'Ambassade, son comportement était très moyen mais s'il a continué ces dernières années... Ne vous inquiétez pas pour elle, Monsieur. À votre place, je serais plutôt ennuyé de ne jamais pouvoir rivaliser avec l'Empereur.

Il me foudroie du regard. Je ne fais qu'émettre des vérités, moi !

— Peu importe ! Je ne veux pas que tu approches mon espionne ; vous n'êtes pas dans le même camp.

— Faudrait déjà qu'elle se laisse approcher...

Rhaa j'ai l'impression d'être Nim auprès de Luinil, c'est terrible. Enfin, sauf que moi je ne porte pas Püpe sur un pied d'estale comme tous ces abrutis. C'est pas comme ça qu'une fille nous tombe dans les bras, en tout cas.

Je laisse donc l'astre à son triste sort de célibataire et rejoins la tente de mon maître. Assis sur ses couvertures, il continue de désinfecter sa vilaine blessure. Dans son dos nu, la ligne rouge illumine toujours autant, signe que ses jambes demeurent valides.

— Plus jamais je ne t'écoute, Binou.

— Ne dîtes pas ça, Majesté, nous avons réussi à obtenir le passe-droit.

— Mmh... à quel prix, je me le demande...

— Rhooo ça va, vous étiez mignon tout plein dans votre petit costume de travelo. Et où avez-vous appris à danser ? Vous vous débrouillez très bien !

— Tu as vraiment tout vu ?

— J'aurais pudiquement fermé les yeux si jamais vous décidiez de tirer quelques plaisirs de votre rôle.

Il lève les yeux au ciel :

— Tu n'aurais pas eu besoin dans tous les cas ; je ne couche pas avec mes cibles, encore moins quand ce sont des hommes.

— Même avec Arquen ?

— Binou, dégage de cette tente !

— Eh, calmez-vous, Majesté, je plaisantais.

Bon, ce n'est peut-être pas le moment.

— Pourquoi es-tu là ?

— Je voulais que vous m'expliquiez le fonctionnement de votre boitier, celui dans lequel vous avez inséré le passe-droit.

— Ça s'appelle un sapior, assure-t-il en sortant l'objet en question, tous les citoyens de Lombal en ont un. C'est... L'équivalent de tes papiers d'identité. En fait, cette chose définit toute ta vie. Il a de nombreuses fonctions mais quoi qu'il en soit, il te caractérise où que tu sois. En plus de cela, cet objet a... une intelligence artificielle.

— Heu... J'ai pas compris grand-chose, Majesté.

— Peu importe. Le sapior est lié à une puce qu'on insère dans le corps afin que le sapior connaisse tout de tes pensées, tes envies, tes peurs, tes valeurs ou tes intentions. Bien sûr, le gouvernement de Lombal y a accès.

— Mais c'est liberticide !

— En effet mais plus tu paies cher ton sapior et ta puce, moins le contenu est accessible.

— C'est incroyable ! Et vous avez tout ce bordel aussi ?

— Oui, mais ne t'inquiète pas, mon sapior m'a couté une fortune considérable alors ce n'est même pas ma vraie identité qui y est inscrite.

— Rhô... Et la seringue que vous avez plantée dans la jambe de notre ami Arquen ?

— Un simple produit pour le libérer de l'emprise du Bastillon.

— C'est vrai ce qu'il a dit à propos de vous et de Luinil ?

— Oui. Tu me laisses, maintenant ?

Ce n'est pas une question, c'est un ordre. Je pousse le battant de toile et rejoins la tente des gnomes. Au coin du feu, Djoïk monte la garde, toujours aussi silencieux. Je lui souhaite une agréable nuit et regagne ma couchette. La locomotive Clark a commencé sa route vers les profondeurs d'un sommeil réparateur. Tiny reste collée à Poulpinet sans que ce dernier n'y voie le moindre problème. J'ai promis à la gnome de le décoincer un peu mais je crois que c'est peine perdue. Seul Morgal peut changer quelque chose.

Je m'allonge à mon tour, le plus loin possible de mon ex-femme même si je m'octroie la liberté de jeter un coup d'œil dans sa direction. De là où je me trouve, je ne perçois que sa longue chevelure blonde cascader sur ses épaules et le sol. Et puis Bhaurisse se dresse brusquement devant elle et commence à gronder vers moi.

Bien, bien, je me retourne. Après m'être confortablement allongé, je ressasse les événements de la journée : quel bazar ! J'espère que la prison n'est pas trop loin ; je suis pressé de rentrer à Arminassë pour éclaircir un bon nombre de mystères.

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