Chapitre 24
Le village dans lequel on a débarqué était pour le moins dépaysant. Après avoir dépassé les portes gardiennes, nous avons laissé dernière nous un mur d'enceinte plutôt imposant pour la taille du patelin. À flanc de montagne, le petit bourg bénéficie de l'accès au fleuve ainsi que d'une végétation à la fois luxuriante et colorée. Les maisons en bois se dotent de toits aux arêtes saillantes, en général parés d'acrotères, ces statuts qui décorent le haut des habitations.
Je remarque aussi que les villageois se sont donnés la peine de peindre la plupart de leur murs et portiques. C'est fort joli. C'est une ambiance toujours aussi sereine qui nous accueille.
Cependant, les hommes comme les femmes nous toisent avec méfiance. Compréhensible : ils se sont fait envahir par Lombal et désormais, tout étranger est vu comme une menace.
Certains groupes se forment sur notre passage et se murmurent des mots dans un dialecte étrange.
Je sens bien que nous, les gnomes, sommes un sujet de curiosité pour eux : ils n'en ont jamais vus. La superstition les imprègne dans les moindres pores de leur peau cuivrée.
Mais en tout cas, c'est Morgal qui provoque un attroupement des plus conséquents. Apparemment, la capuche sur la tête ne suffisait pas à cacher sa race.
Tous les Levantains l'abordent comme les mouches sur une merde.
— Je sens que je vais en égorger un ! peste-t-il sans pouvoir s'en débarrasser.
— Qu'est-ce qu'ils te veulent ? demande Silovan, amusé de la scène.
Mon maître se fraie un passage dans la foule pour répondre à Grande Gueule :
— N'importe quoi qui vienne de moi : ils pensent ainsi obtenir l'immortalité.
— Sérieusement ?
Il hoche la tête et s'extirpe pour de bon de cette foule implorante.
— Nous voilà à l'écurie, annonce Nim fortement afin que tout le groupe entende.
— Pas trop tôt ! m'exclamé-je.
J'écope quelques regards noirs mais j'avoue être vraiment heureux de cesser de marcher. Nous stationnons devant un vaste bâtiment rectangulaire, surmonté de quelques marches. De gros serpents en bronze gardent le passage, sculpté à même les rampes d'escalier.
Enfin, le marchand sort par une large porte carrelée et s'avance vers nous. Sa longue toge brodée est garnie de pierres, ce qui indique directement son rang social. Poulpinet semble fasciné par sa petite barbiche noire qui lui arrive jusqu'au nombril. Quant aux filles, elles regardent plutôt les motifs ancestraux qui se détachent sur la soie.
— Que puis-je pour vous, nobles seigneurs ? demande-t-il d'une voix qui me parait trop avenante pour être vraie.
— Mmh, de simples montures robustes, assure Nim.
— Ah, bien sûr, pour de grands voyageurs comme vous... Malheureusement, nous sommes en période d'occupation et les temps sont durs. Je crains ne pas pouvoir vous fournir ce dont vous souhaitez.
— Votre prix sera le mien.
Je lève les yeux au ciel : je suis sûr que ce vieux Levantain a tout ce qu'il faut dans ses écuries : ça pue le crottin d'ici. C'est juste qu'il cherche à nous arnaquer.
— Dans ce cas, nous pouvons peut-être nous arranger, sourit-il, suivez-moi.
Nous lui emboitons le pas et passons sous le porche de sa propriété. Je remarque que l'ensemble des bâtisses sont dressées par la seule force de poutres et non de murs porteurs. De splendides peintures aux traits délicats ornent les panneaux de bois. Nous parvenons enfin à une cour carrée où une table basse et des coussins nous attendent. Une forte odeur d'opium masque les relents de purin.
— Prenez place.
Je me vautre sans complexe dans un gros pouf et observe la scène. Seul Nim, Silovan et Laïdjha ont répondu à la dernière invitation. Le reste du groupe demeure debout, légèrement en retrait. Clark scrute avec une envie presque tragique les sucreries qui reposent sur la table laquée.
— Nous sommes pressés, tranche Jenar, ça nous arrangerait que vous nous donniez votre prix sur le champ.
— Rien ne réussit à l'esprit tourmenté, assure le marchand dans un ton monocorde alors qu'un serviteur lui sert du thé, qui sait patienter récolte la sagesse des anciens.
Gnégné, toi tu vas te récolter une baffe dans la figure !
— Hum, mais encore ? s'impatiente Nim.
— Pour être franc avec vous, mes nobles seigneurs, je désirerai un simple service en échange d'une dizaine de chevaux.
Ouais, faut voir la gueule des chevaux aussi.
— Nous vous écoutons.
— Je voudrai que l'elfe me rende un service.
Tu as du succès ici, Momo ! Le concerné soupire en roulant des yeux.
— Comme ? demande le chef de groupe.
— Comme l'homme prévoyant, je cherche à assurer le rang social de ma lignée...
Mais encore.
— ... un croisement avec un sang elfique apporterait puissance et immortalité à ma descendance.
Je ne suis pas sûr d'avoir compris ? Il veut que Morgal s'accouple avec ses filles ? Ah bah c'est pas gagné ! Même Elaglar avec toute sa bonne volonté a échoué avec Selnar.
— C'est une plaisanterie, ricane le concerné.
— Absolument pas.
— Il faut se sacrifier pour le groupe, glousse Silovan.
— Et en écus, ça vaut combien vos canassons ?
Eh doucement Momo, tu vas vexer notre hôte.
— Vous refusez l'honneur que je vous accorde ?
Alala, le retour à la vie de tous les jours est dur pour l'Empereur.
— Mon compagnon vous a déjà dit que nous étions pressés, s'énerve-t-il, nous n'avons pas le temps de nous attarder ici.
— Ce n'est que l'histoire d'un instant, assure le Levantain, mes filles et mes nièces sont très dociles.
Ouais, c'était pas toi qui parlais d'esprit tourmenté avec l'empressement et l'autre connerie de sagesse à l'ancienne ?
Perdant patience, mon maître saute au-dessus de la table et pointe une lame sous le menton de son interlocuteur :
— Reprenons : combien d'écus ? À moins que vous ne préfériez finir la gorge ouverte ?
— Vil bandit.
Vil abruti.
Le reste du groupe n'ose intervenir : on marche sur des braises, là.
— Je... Ne me tuez pas... Mon prix sera le vôtre.
— Voilà comment on marchande, sourit Morgal avec un regard adressé à Nim.
Heureusement qu'on a « marchandé ». Parce que franchement, ces vieilles carnes ne valent pas un radis. Elles sont poilues comme Poney Obèse et toutes aussi lentes. Mais d'après Poulpinet, elles devraient résister à n'importe quel climat ou dénivelé.
Nous sortons du village, direction le Bastillon !
Par contre, le voyage promet d'être long car je partage ma monture avec Poulpinet. Et comme il en va de même avec Püpe et Tiny et que cette dernière parle sans arrêt au gnome d'Onyx, je me retrouve en proximité dangereuse avec mon ex-femme.
Nous nous lançons des regards noirs, lourds de menace. J'aimerai bien l'étrangler et la laisser pendre au détour d'un chemin mais elle appartient à l'escadron d'espionnage de Nim.
Au contraire, Poulpinet s'entend très bien avec la gnome aux cheveux bleus. Enfin, c'est un amour totalement platonique, au grand désespoir de Tiny qui accentue toujours plus la provocation dans sa tenue pour le chauffer. Ça ne risque pas de fonctionner puisque le gnome n'a pas encore incorporé la notion de désir à son cerveau mal-programmé. Du coup, c'est plutôt moi qui profite du spectacle même si mon regard finit toujours par se décaler sur Püpe. Comment fait-elle pour être toujours aussi fraiche ? Je secoue la tête pour chasser des images peu saintes et me reconcentre sur la suite du voyage. Franchement, si je la saute une fois ou deux comme ça, sur un bon malentendu, ça passe non ?
Rhaa j'ai dit que c'en était fini. Bon, le chemin, le chemin. D'après Jenar, le topographe de l'équipe, nous en avons encore pour quelques jours avant d'atteindre la chaine de montagnes et les canyons.
Voilà quinze jours que nous traversons le pays sur le dos de ces abominables bestioles. J'ai des courbatures de partout ! Je crois que nous sommes tous très pressés d'atteindre notre destination. Je crois aussi que mon caractère pourri a dû gaver toute l'équipe. La présence du Crapaud m'irrite, celle de la limace transpirante me met mal à l'aise, Grande Gueule m'exaspère, Morgal reste d'un ennui profond et je ne parle même pas des remontrances de Nim ou des remarques désobligeantes de Jenar. Seuls Clark, Poulpinet et Tiny m'apporte un peu d'air frais. Quant à Püpe, elle me fait toujours autant la gueule et c'est réciproque. Enfin, j'y parviendrais si jamais elle cessait de se revêtir avec ces petites brassières et ces culottes de cuir. Tout ça, ça lui moule bien l'anatomie et ça ne recouvre pas grand-chose.
— Binou, soupire Clark, arrête de baver à chaque fois que Püpe nous dépasse.
— Mais pas du tout !
Il lève les yeux au ciel, convaincu que mon trépignement n'est pas simplement dû à la longueur du trajet. À ce propos...
— Nous y sommes ! s'exclame Nim, dressons le campement.
Jenar en profite directement pour déplier la carte :
— La Bastillon n'est pas tout à côté...
— Oui mais si nous faisons un pas de plus, nous entrons dans une zone surprotégée. Nous risquons de nous faire repérer.
— Bien, il me parait de toute façon absurde de tous se rendre au Bastillon. Deux personnes expérimentées suffiraient pour aborder le général et demander son passe-droit.
— Pour ça... murmure Nim, seigneur Morgal !
L'elfe rapplique calmement, un bâton de saucisson à la main.
— J'imagine que vous avez une solution pour persuader notre homme ? chuchote l'astre.
L'Empereur hausse les épaules :
— Dans ce genre de cas, l'improvisation est de mise : nous n'avons aucune information sur cette forteresse.
— Seriez-vous prêt à vous y aventurer ?
Il hoche la tête :
— Je partirai cette nuit : inutile de perdre plus de temps. Je reviendrai au plus vite.
— De toutes façons, interviens-je, vous vous êtes toujours arrangé pour revenir, quel que soit la mission.
Je lui rappelle ainsi vicieusement les paroles de son paternel et cela ne semble pas vraiment lui plaire.
— Mais n'est-ce pas non plus ton cas, Binou ? Accompagne-moi, on va voir comment tu te débrouilles dans un milieu qui t'es autant étranger.
— C'est du suicide, Majesté.
— C'est un ordre, le gnome.
Parfait ! J'aurais mieux fait de me taire !
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