Chapitre 22

Pardon ? Il n'est pas question que j'aille cavaler par monts et par vaux à la recherche d'un prince qui n'a pas été fichu de mettre une armure à son dragon ! Non mais vous avez vu l'équipe ? Entre Nim, Silovan, la garde rapprochée et cette sale peste de Püpe, le voyage promet.

Tant pis, je demanderai à Luinil avec mon plus doux regard de ramener Poulpinet et Clark avec moi.

En ce moment, j'attends comme une âme en peine sur ma chaise, la mine prostrée. Devant moi, la reine fait les cent pas dans sa chambre déserte. Le son de ses talons commence fortement à me taper sur les nerfs, d'ailleurs.

— Il ne viendra pas, soupiré-je.

— Oh si, il va venir !

C'est bien de croire. Mais Morgal n'est pas fou : qu'est-ce qu'il gagnerait d'une confrontation avec sa deuxième femme ?

Mais contre toute attente, un nuage opaque se matérialise sous nos yeux. L'elfe apparait dans la fumée noire et s'avance vers la souveraine, un sourire hypocrite plaqué sur ses lèvres.

Face à ce comportement légèrement effronté, Luinil hausse un sourcil... et gifle l'Empereur d'une violence en décalage avec son attitude précédente. Le claquement sur la joue est tel que je sursaute.

C'est la deuxième fois de ma vie que j'assiste à un tel spectacle : mon maître se faisant corriger comme un mioche.

Comme d'habitude, il ne riposte pas et n'abandonne même pas son air insolent.

— Autre chose ?

Luinil plisse ses yeux surmaquillés et lâche :

— Oui. Tu as intérêt à te trouver une excuse béton si tu ne veux pas que je te saigne.

— On part sur des menaces... Que te dire ? Ambar voulait découvrir la dimension. Carnil refusait alors je lui ai donné les moyens nécessaires pour accomplir son projet.

— Tu t'es salement débarrassé de lui ! crie-t-elle d'une voix cinglante, tu voulais l'éloigner afin de m'avoir pour toi tout seul ! Hein ?! Tu ne voulais pas d'un enfant dans les pattes pour pouvoir continuer à me voir ?

— Justement ! Ambar n'est plus un enfant. Ce qu'il lui arrive lui servira de leçon !

— Comment oses-tu dire ça ? Il n'a que quinze ans.

— C'est suffisant.

— Suffis... À cet âge tu n'étais qu'un adolescent immature et empoté !

— Tu n'en sais rien...

— À l'heure actuelle, Ambar est peut-être sur le gibet ! Alors tu vas me faire le plaisir d'intervenir !

— Intervenir sur les terres du Levant ?! Tu plaisantes ?!

— Non.

Il lève les yeux au ciel :

— Je suis Empereur, j'ai des postes à assumer...

— Et le poste auquel je t'assigne, ce poste, tu ne t'y es pas beaucoup investi ces dernières années !

— Comment peux-tu affirmer de pareilles choses ?

— Pars. Pars ou je te jure que je te quitte.

T'en fais pas, Momo, tu ne seras le premier, ce mois-ci. Au moins, tu n'auras pas à supporter ton ex-femme pendant une aventure toute droit sortie du cul.

— Je serai inutile là-bas, ajoute Morgal, avec leurs dispositifs anti-valiques, je serai aussi efficace qu'un humain tétraplégique.

— Ce n'est pas mon problème : tu détiens un capital technologique hors du commun. Sers-en toi.

Morgal se pince l'arête du nez comme pour oublier les paroles de sa maîtresse.

— Tu as gagné.

Luinil laisse un sourire pernicieux transformer son visage froid. Elle rejoint l'elfe et déclare :

— Voilà ce qu'un homme digne de ce nom aurait choisi.

Plus le temps passe et plus j'en conclus que le véritable maître sur la dimension, c'est Luinil : elle manipule totalement l'Empereur.

Mais d'un autre côté, ça m'étonnerait que Morgal ne prépare rien de son côté. S'il a accepté si facilement, tout me porte à croire que c'était déjà prévu dans sa cervelle fumante.



Poulpinet est surexcité à l'idée de partir ainsi en mission. Clark s'occupera de l'intendance pour tout le groupe ; apparemment, voyager avec des gnomes n'est pas trop encombrant.

D'après Momo, nous allons survoler la distance qui nous sépare des terres du Levant dans une navette ! Je ne suis jamais monté dans de pareils engins et j'avoue que l'expérience me tente.

Même si la compagnie de Püpe me laisse aigri.

Quoiqu'il en soit, le vaisseau se posera avant la zone anti-valique afin que nous ne nous fassions pas repérer. Ensuite, nous finirons le trajet à cheval.

Mon rôle dans tout ça ? J'imagine que l'on fera appel à mes services lorsqu'il s'agira de torturer quelqu'un. Poulpinet, lui, sera envoyé en éclaireur.

Toute cette joyeuse équipe sera dirigée sous la houlette de Nim. Un type qui complote contre l'Empereur et qui rêve de conquérir le cœur de Luinil de manière honorable. Comme si quelque chose pouvait s'avérer honnête à Arminassë... Il a du mérite, tout de même. Il tient à appartenir à la catégorie des « gentils ».

Pour ma part, je ne sais pas trop où me placer ; chez les « méchants » ? Je pense que ça dépend de mes humeurs.

J'ajuste les sangles de mon sac à dos sur mes épaules et sautille jusqu'aux pistes d'envol. Là, plusieurs navettes attendent patiemment leur prochain départ. Des serviteurs se chargent de nettoyer leur carapace aussi lisse que rutilante. Ces engins mesurent approximativement la taille d'un bateau à deux voiles mais j'avoue ne pas comprendre comment ces trucs ultralourds sont susceptibles de voler.

Une fois arrivé sous la passerelle qui mène à l'intérieur de ce mystérieux véhicule, j'observe notre équipage de choc. Les astres reçoivent pour la dernière fois les instructions du couple royal alors que l'elfe trouve le moment opportun pour se casser une croute. L'heure du saucisson, ça a toujours été sacré pour lui.

Quant aux gnomes, ils attendent sagement sous les réacteurs. Clark répète sérieusement l'inventaire de l'intendance pendant que Poulpinet arbore son éternel sourire. Mon visage se crispe à la vue de Püpe, Bhaurisse blotti dans ses bras. Il fallait en plus qu'elle se coltine cette abominable créature ! De loin, le lapin me repère et plisse ses petits yeux noirs globuleux avec une aversion sans équivoque. Tiens ! Tiny est de la partie... J'ignore encore ses talents pour une mission ; pour l'instant, je ne décèle que son attirance exacerbée pour mon compagnon d'infortune. C'est limite si elle ne bave pas en le scrutant.

Je secoue la tête pour me reconcentrer et rejoins mon maître.

— Je peux en avoir ? demandé-je à propos du bâton de charcuterie.

— Je t'appellerai pour lécher la peau.

— Trop aimable...

— La gnome blonde, là-bas, elle n'a pas essayé de m'empoisonner une fois ?

— Püpe ? Oui, elle ne vous porte pas dans son cœur. Rancune familiale.

— Mais c'est ta femme, non ?

— Bof. À l'heure actuelle, nous sommes plutôt en pleine confrontation. C'est un peu ce qu'il vous arrive avec Luinil, n'est-ce pas ?

— Je ne me fais pas de soucis : Luinil et moi passons la moitié de notre temps à nous combattre. Ce n'est qu'une histoire de temps avant qu'elle ne se calme et me colle aux basques.

Ouais, t'es bien content qu'elle te « colle aux basques », parfois.

Je m'assois à côté de lui, sur la passerelle :

— Faîtes attention, elle risque de se réconcilier avec son premier époux.

— Aucun risque, là-dessus.

— Mmh... L'oisiveté est mère de tous les vices. Il pourrait y avoir un deuxième Ambar à notre retour, si vous voyez ce que je veux dire.

Il s'arrête de mâcher et ricane hautainement :

— J'attends de voir ça. Tu parles d'expérience, Binou ?

— Bah non. Püpe n'est compatible qu'avec moi et inversement. Donc même si on se permettait de voir chacun ailleurs, nos enfants sont forcément légitimes.

— C'est complètement décousu, votre histoire... Pourquoi m'en veut-elle déjà ?

— Vous avez laissé sa mère se faire tuer par un astre ivre.

— Ah oui, je m'en souviens maintenant. Elle avait mis un Ver des Ombres dans mon lit après avoir empoisonné ma boisson.

— D'ailleurs, Arquen vous avait roulé un magnifique patin durant cette soirée, même si vous n'en gardez aucun souvenir.

Morgal me regarde en fronçant les sourcils, incrédule. Je ne sais pas ce que provoque en lui le nom de son ancien meilleur ami mais je devine que ça le retourne fortement. Si en plus de cela j'ajoute la possibilité d'une romance entre les deux, il risque de moyennement apprécier.

Sans mot dire, il disparait dans la navette. J'en déduis que les deux amis se sont quittés en très mauvais termes.



Lorsque le vaisseau a décollé, j'ai cru que mon cœur allait ressortir par mes lèvres. Allongé sur ma couchette dure, j'encaisse silencieusement les secousses de l'engin. Mon regard se perd dans la multitude de tuyaux et de boutons. Mes oreilles pivotent en tous sens, captées par les échos mécaniques de la navette. Je partage ma cabine avec Clark, Poulpinet et les deux pestes. Si Ventre-sur-Pattes se démène déjà dans la cuisine du vaisseau, le gnome d'Onyx joue quelques accords de son misérable luth. Impossible de dormir avec ça. Je décide donc de sortir une bouteille de mon sac et me cale confortablement devant le hublot qui donne sur ma couchette.

Notre machine technologique se déplace si vite que nous parvenons déjà aux confins du royaume de Carnil. La mer d'Encre apparait dans toute son étendue. Nous survolons ainsi plusieurs navires mais quelques centaines de mètres plus haut. À ce train-là, nous atteindrons bientôt les côtes des terres du Levant.

J'ignore totalement comment ce royaume se caractérise. Si j'ai bien compris, il a été rallié de force au royaume démocratique de Lombal, d'où l'impossibilité de la magie. J'ai du mal à imaginer mon maître sans son Vala. Il risque de rencontrer de gros soucis d'adaptation. Est-il toujours aussi doué dans l'art des armes ? Même sans arme, comment il se débrouille ? D'après Luinil, il se serait un peu trop reposé sur ses lauriers avec son statut d'Empereur.

J'ai envie de dire : enfin une mission où il va en baver comme tout le monde.

Brusquement, la marque sur mon poignet s'illumine ; qu'est-ce qu'il veut, encore ? Je glisse ma bouteille sous l'oreiller et descends l'échelle du lit superposé. Momo a intérêt de me déranger pour une bonne raison !

En passant un sas, je manque de trébucher sur Bhaurisse. Un juron s'échappe de mes lèvres et j'attrape le lapin dans le but de l'envoyer par-dessus bord.

— Relâche-le.

Püpe me foudroie du regard, les bras croisés sur sa poitrine.

— Tu veux qu'il grignote tous les fils ? Un lapin dans une navette, c'est pire qu'un rat dans un bateau.

— Tu m'as balancée à Nim, Binou. Tu n'as aucun honneur.

— Ce ne serait pas arriver si tu n'avais pas volé les médicaments du prince. Qu'en as-tu fait, d'ailleurs ?

— Je les ai vendus.

Je soupire. C'est elle qui s'est mise dans le pétrin toute seule, je n'y suis pour rien moi.

— Tu savais ce qu'ils soignaient ?

— Tu crois que je vais te le dire ?

— Oui.

Elle pouffe avec mépris et me tourne le dos. C'est ça, dégage avant que je n'envoie mon pied dans ton petit cul de garce. Dans mes bras, Bhaurisse se prépare à la sieste et baille nonchalamment. Sans regret, je le jette au sol et pars en direction de la cabine de mon maître. Peut-être en saura-t-il un peu plus sur les médicaments, puisqu'il est au courant de tout.

Je pousse la lourde porte et entre dans une chambre avec plusieurs couchettes. Et non, plus de suite privée pour toi, Momo !

Assis sur le sol, l'elfe attend patiemment ma venue.

— Dommage que tu ne portes plus l'uniforme d'Arminassë, ça t'allait si bien...

Ahah, très drôle. T'en fait pas, Momo, tu ne perds rien pour attendre. Je te jure que je te ferai porter des collants de danseuse avant la fin du séjour.

Il hausse un sourcil devant l'étrangeté de mes pensées mais ne s'y attarde pas plus.

— Binou, tu as déjà pratiqué la torture de l'aigle ?

Ce genre de conversations que je ne partage qu'avec lui... et Poulpinet, aussi.

— Oui.

— Fréquemment ?

— Heu... Pourquoi cette question ?

— Je veux savoir si tu es capable de m'aider.

Il retire son manteau et sa chemise.

— Vous voulez que je vous ouvre le dos et vous extraie les poumons de la cage thoracique ?

— Je pense que de tout le vaisseau, c'est toi qui en sais le plus en termes d'anatomie. Tu vas m'ouvrir la peau et réactiver le système.

— Hein ? Pardon ?

— Tu as ton matériel de torture, non ?

Je suis sidéré ; je n'ai aucune envie de le charcuter, ça pourrait dégénérer. Mais j'obtempère et ramène mon précieux kit.

— Vous pouvez m'expliquer plus précisément l'opération ? m'enquis-je pas très rassuré.

Mon maître s'allonge sur une couchette, à même le ventre et souffle :

— Tu ouvres dans toute la longueur de la colonne vertébrale et tu réactives le système électrique inséré entre les vertèbres et la moelle épinière.

— Je peux savoir pourquoi une telle intervention ? continué-je en aseptisant le scalpel.

— Je suis tétraplégique sans ma magie, Binou.

— Sérieusement ?

— J'ai eu un accident en m'échappant des prisons divines. Et... Disons que l'utilisation brutale de mon Vala de Réceptacle a empiré les effets. Il me faudrait des années avant que ça ne guérisse entièrement.

— Ou des Gemmes Blanches.

— Ou des Gemme Blanches, en effet.

— Il ne vous en reste plus ?

— Non. La dernière personne à en avoir, c'était Arquen.

Ah... Je doute que ça aide, en effet. Je m'assois sur le bord de la couchette et enfonce mon scalpel dans la peau déjà recouverte de cicatrices. Une de plus ou de moins...

— Vous ne semblez plus porter l'hybride dans votre cœur, Majesté.

— Mmph... La réciproque se vaut tout autant.

— Il ne fallait pas abuser de sa reine préférée.

— Tais-toi et travaille.

Moi ? Me taire ? Haha. J'écarte la peau avec les pincettes et cherche le fameux système entre les vertèbres. Le sang commence à inonder la plaie et me gêne dans mon investigation. Enfin, je repère une sorte de long tuyau noir, à la fois souple et solide. Mais qu'est-ce que c'est que cette horreur ? Sous les conseils de mon maître, j'enfonce les appendices qui dépassent du tuyau. Aussitôt, une lumière rougeâtre se propage dans toute la longueur de la colonne vertébrale, du coccyx au cou.

Dans un sortilège, la peau se referme immédiatement sur l'étrange système, ne laissant plus qu'un reflet carmin transparaitre. C'est fluorescent la nuit ? Ça serait pratique...

— Où allons-nous exactement, Majesté ?

Il se redresse dans une grimace douloureuse et renfile sa chemise :

— Si nous voulons infiltrer les prisons du Levant, il faudra passer par le Bastillon. C'est l'obstacle décisif avant d'entrer sur ces terres.

Le Bastillon ? Cela me dit quelque chose... J'espère pour le couple royal que le prince est toujours en un seul morceau. De son côté, Morgal n'a pas l'air de s'en faire ; à croire qu'il prévoyait cet accident depuis belle lurette. Il a toujours joué serré, donc ça ne m'étonnerait pas qu'il risque sa vie pour un objectif plus grand : à savoir, éliminer Arnil une bonne fois pour toute. Je ne suis pas idiot : une fois qu'il y sera parvenu, la dimension lui appartiendra.

Y a juste intérêt pour lui qu'il ne se soit pas trop encrouté avec son statut d'Empereur...

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