Chapitre 20
— Pourrais-je savoir pourquoi tu me fixes comme ça, Binou ?
Adossé au cadre de la porte, j'assassine Tiny du regard. Et cette garce ose me demander d'où sort ma colère à son égard !
— Quoi ? Tu m'en veux vraiment ? Je n'ai rien fait.
— Tu es une espionne.
— Et toi pas ? Au moins, moi j'ai rempli mon rôle à la perfection contrairement à toi. Tu as cru dès les premiers instants que j'étais une gnome stupide.
— Je le crois toujours.
Elle secoue la tête d'exaspération, lassée de mon caractère.
— La seule chose qui nous différencie, Binou, c'est que tu es esclave.
J'accuse le coup avec violence : elle a raison, en soi.
— Et j'imagine que Poulpinet n'a pas non plus son mot à dire : un gnome d'Onyx, n'est-ce pas ?
— Pourquoi es-tu rentrée au service de Nim ? demandé-je en croisant les bras sur mon torse pour me donner contenance.
— Ce fut un hasard, je fuyais le prince Falarön, et j'ai été contactée en parvenant à Arminassë.
Je soupire : comment la blâmer ? J'aurais fait de même, à sa place. Et puis, une évidence surgit brusquement à mon esprit :
— Tu savais que je n'avais pas attrapé la lèpre noire ! Pendant tout ce temps où je me tordais de douleur, tu me regardais sans rien faire !
— J'aurais agi différemment si tu étais réellement en danger.
— En danger ?! Tu savais qu'une salle de torture m'attendait en fin de journée ?!
Elle hausse les épaules :
— Tu t'en sors plutôt bien pour un torturé.
— Tu parles... Je viens d'apprendre que Püpe a des délires sadomasos.
— Chacun sa tasse de thé.
Je grommèle dans ma barbe, énervé par cette journée. Tiny brosse sa longue chevelure bleutée, assise dans un fauteuil de sa chambre.
Finalement, elle se lève et m'enlace tendrement :
— Tu me pardonnes, Binou ?
— Mmh...
— Allez... Oui, nous ne sommes pas du même côté mais nous ne restons que des agents. Libres à nous de vivre comme nous le souhaitons.
— En somme, toi comme moi, nous demeurons des pantins, Tiny.
— Pardonnée ?
Je soupire et abandonne :
— Pardonnée.
Dans un petit cri de joie, elle m'embrasse sur la joue à plusieurs reprises, ce qui m'arrache quelques grimaces.
— Oh, et s'il te plait, couine-t-elle de plus belle, tu ne pourrais pas... secouer Poulpinet ?
— Secouer ? Tiny... Ne me dis pas que tu as des visées sur lui ?!
Elle se dandine honteusement d'un pied sur l'autre, fixant ses petites sandales de cuir. Elle est irrécupérable, ma parole !
— C'est un gnome d'Onyx, Tiny, à moins que tu ne t'adresses directement à l'Empereur pour « l'achever », Poulpinet n'appréciera jamais la chaleur de tes bras.
La soubrette affiche une mine piteuse, comme une petite fille à qui on aurait arraché un jouet.
— Rhoo, ça va, il y a plein de garçons à Arminassë qui seraient prêts à partager leur couche.
— Oui mais... J'aime bien Poulpinet.
Je lève les yeux au ciel.
— Tu ne le connais pas, Tiny, la seule chose qu'il apprécie est de vider les gens de leurs tripes.
— Mais il pourrait évoluer, non ?
Un rire s'échappe de ma gorge : et c'est parti pour le conte de la petite princesse amoureuse d'une bête insensible.
— Franchement, Tiny, abandonne, la seule fois que Poulpinet m'a parlé de toi, c'était pour recevoir la permission de te croquer... Et au sens propre du terme.
— Oh...
— Mais ! Tu as de la chance que je t'aime bien, ma chère ! Et je suis prêt à décoincer un peu notre ami si tu acceptes de m'être redevable...
— C'est juré ! s'exclame-t-elle sans réfléchir.
En voilà une qui pense avec son sexe. Bah... Je verrai avec Morgal s'il peut faire quelque chose pour le gnome d'Onyx.
Je laisse la tapineuse à ses espoirs et rejoins ma chambre, légèrement claudiquant. Mes paupières s'alourdissent suite à cette journée harassante. Je me frotte énergiquement les yeux pour trouver le courage de regagner mon lit. Enfin arrivé à destination, je m'affale comme une loque dans mes draps, les miens cette fois-ci. Le sommeil ne tarde pas à m'enlever à la réalité.
Les journées à Arminassë s'écoulent dans un calme tout relatif. Je n'ai plus croisé Püpe depuis notre dernier échange mais ça m'a laissé tout le loisir de méditer sur notre relation. Pourquoi doit-elle toujours se fourrer dans des camps adverses ? C'est lassant. Quant à Morgal, je ne l'ai plus revu non plus. J'ignore ce qu'il traficote mais d'après les rumeurs, il se serait rendu sur le front pour combattre les forces d'Arnil.
À part ça, j'évite de m'attarder sur la terrasse, le matin, car à chaque fois, je récolte une série de menaces de la part de Grundar le Connard. Quant à Nim, il ne se gêne pas pour me montrer ouvertement son aversion à mon encontre.
Lorsque je ne suis pas occupé à colporter des petits biscuits aux quatre coins du palais, je m'installe confortablement à un petit bout de loge, dans l'aéropage. Ainsi, j'écoute leurs discours, un petit crayon et papier en main. Ensuite, je cache mes comptes-rendus sous une latte de parquet, attendant le retour de mon maître.
Il arrive qu'un homme, amené par des elfes d'Onyx, soit torturé. Je replonge donc dans mes activités habituelles, m'acharnant à chacune de mes tâches pour oublier la présence de Püpe, non loin de moi.
Trois fois qu'elle repousse notre petite conversation mais ce soir, c'est la bonne. Il est temps qu'on se mette au clair sur la marche à suivre.
À présent, je l'attends, assis sur une rambarde qui longe le pont principal de sortie. J'ai troqué mon uniforme pour une tenue qui m'apporterait un peu plus de crédibilité. Ma veste calée sur mon épaule, j'aperçois enfin la gnome qui trottine parmi la foule, toujours juchée sur ses talons aiguilles. Ah, elle a fait un effort vestimentaire. Pour moi ? J'espère. Non, non et non, Binou ! Te laisse pas ensorceler une nouvelle fois par son physique, ce soir, on parle sérieusement.
Je lui fais signe de me rejoindre.
— Tu descends de ton perchoir ? sourit-elle malicieusement.
J'obtempère et la conduis dans le cœur de la ville.
— Mieux vaut discuter autour d'un verre, assuré-je.
Elle hoche la tête, satisfaite.
Nous pénétrons tous les deux dans un café pour gnomes et nous installons confortablement à une petite table. L'intérieur entier de la salle garde des dimensions pour personnes de petites tailles, ce qui exclut directement les autres races. Une ambiance chaleureuse flotte, mêlée à une bonne odeur de viennoiseries. Une lumière tamisée se diffuse sur les tables et les murs recouverts de boiseries.
— Depuis le temps que tu ne m'as pas invitée au restaurant, murmure Püpe sans se départir de son délicieux sourire.
— Je ne t'invite pas : tu paieras la moitié de la note, je te préviens.
— Toujours aussi galant, à ce que je vois.
— Je ne suis pas ici pour te séduire, Püpe, mais pour apporter un peu de clarté à notre situation... inédite.
— Bien ! Résumons ! Suite à quelques décennies de vie conjugales, nous avons décidé de nous séparer. Je suis donc partie avec les trois derniers enfants, encore trop jeunes pour recevoir leur mutation, et je me suis installée dans le Sud de Calca. Pendant ce temps, j'ignore ce que tu faisais, tu récoltais probablement quelques contrats ici et là en plus de te coltiner des filles... Enfin, là n'est pas le sujet. Après plusieurs années, comme je te l'ai dit, je suis partie. En Fanyarë, je savais que je trouverais un travail décent qui n'implique pas l'esclavage. J'ai donc été embauchée au palais comme jadis. Découvrant mes capacités pour le combat, Nim m'a recrutée.
— Palpitant...
— Et toi ? Tu travailles encore pour le psychopathe ?
— Il semblerait bien.
Il s'agit surtout de ne pas lui dévoiler le grade actuel de mon maître, ça piquerait.
— Alors pourquoi traines-tu avec un gnome d'Onyx ?
Aïe. Mensonge, un mensonge, vite !
— Je ne peux t'en dire plus. Il est possible que Morgal entretienne quelques relations avec l'Empereur.
— Ouais, c'est comme si tu travaillais pour lui, quoi ?
— Voilà.
Un silence pesant s'installe entre nous. Heureusement qu'une petite gnome le brise pour prendre nos commandes.
— Pourquoi ne travaillerais-tu pas pour Morgal ? proposé-je soudain.
— Peut-être parce que je tiens à ma liberté et que ce type est responsable de la mort de ma mère.
Je secoue la tête :
— C'est un astre qui l'a tuée, Püpe, pas mon maître.
— Et alors ? Me faire marquer ne m'enchante guère.
— Pas faux...
Un soupir s'échappe de mes lèvres : j'ai l'impression qu'on n'avance pas, Püpe et moi.
— Écoute, propose-t-elle atteinte du même dilemme, si on... on faisait comme si rien ne nous liait, jusqu'à ce que les choses se tassent. Mieux vaut nous ignorer, non ?
Ses yeux se plissent d'incertitude devant la mine que je tire : s'ignorer ? Et puis quoi encore ?! Toutes ces années où je déprimais de ne pas la voir et maintenant qu'elle loge sous le même toit, il faut que je l'ignore ?!
— Je n'ai jamais cessé de penser à toi, Püpe, lâché-je un peu trop brutalement.
— Mais ça ne suffit pas, rétorque-t-elle, tu as raté ta chance avec moi, avec nous. Maintenant, tout, oui, tout nous sépare. Alors enterrons le passé. Trouve-toi une autre gnome pour m'oublier, j'en ferai de même...
Qu'est-ce qu'elle raconte : il n'est pas question que ça se finisse ainsi !
— Inutile de nous torturer inutilement, contré-je, toi et moi... Enfin... Tu sais que ça colle plutôt bien.
Elle secoue la tête :
— Non, Binou. Nous nous tirons vers le bas.
— Mais nous n'avons même plus d'enfants ! Que me demandes-tu enfin !?
— De passer outre.
Elle m'agace ! Non, je ne peux pas. Tu ne vois pas que je t'aime et que si tu me repousses, les overdoses auront raison de moi ?!
Mes oreilles s'abaissent devant l'air implacable de la gnome.
— Ce n'est plus négociable, conclut-elle, pas après ton comportement.
— Mon... Écoute-moi bien, Püpe, oui tu me reproches mon absence, mais si j'écumais les terres en torturant des innocents ou en travaillant pour une misère, c'était pour toi et les enfants, pour que vous ne manquiez de rien ! Alors, oui, tu as souffert, seule, mais j'ai connu le triple de ta souffrance, Püpe !!
Tout le café nous regarde, bouches-bé et yeux écarquillés. En colère je me lève subitement de ma chaise et quitte la pièce. Très bien, madame ne veut plus me voir, qu'elle en soit exaucée !
Notre prochaine entrevue se signera dans le sang !
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