Chapitre 18

Toujours souffrant le martyr, je descends par la sortie réservée aux domestiques. Là, mes trois amis m'attendent, un sourire plaqué aux lèvres.

— On t'accompagne ! assure gaiement Poulpinet, pas question de te laisser seul dans la capitale !

Ou plutôt, interdiction que tu ne me surveilles pas... Mais je suis touché par tant de sollicitude. Clark m'a même concocté une petite boisson pour apaiser mes maux de ventre.

C'est donc avec entrain que nous traversons le pont qui relie le château à la ville. Arminassë grouille d'une activité très chaleureuse. Les longues fenêtres renvoient les éclats du soleil et les passants tentent de se protéger de la chaleur écrasante de l'été dans les ruelles étroites ou sous des parasols colorés. Les commerces reflètent les émotions des manants et des cris traversent les avenues, parfois se mêlent à un orchestre ambulant.

— Tu localises le Fantasme du Sud ? interrogé-je à Tiny.

— Bien sûr, le nombre de courses que j'ai dû transmettre là-bas... Un véritable centre névralgique cette maison close.

— Bon, espérons qu'elle y séjourne...

Poulpinet cale sa démarche à ma hauteur et me chuchote à l'oreille :

— On pourra la torturer ?

— T'en fais pas, elle passera un sale quart d'heure !

Il sourit, heureux de pouvoir éviscérer une nouvelle victime. Ce gnome me fatigue mais il m'amuse par la même occasion.

En cet instant, nous longeons de magnifiques jardins aquatiques, bordés de pelouses verdoyantes malgré la sécheresse. Les trottoirs que nous empruntons sont bondés de monde, d'un mélange de plusieurs races. Leurs vêtements, pour la plupart s'apparentent à du lin, de la soie ou du satin. Des bijoux de toutes sortes ornent les tenues des mieux nantis alors que les pauvres marchent pieds-nus.

— Nous arrivons ! s'exclame Tiny dans un battement de mains.

C'est ça, la maison clause ?! Non, parce que là, j'ai une magnifique grille dorée qui se dresse devant moi et qui barre le chemin à un parc resplendissant. Au fond de l'allée, je devine la villa, ou plutôt le palace. Quelques carrosses sont garés proprement sous des arbres et des pages s'occupent à bouchonner les montures.

De joyeuses cascades chantent au milieu d'un gazon vert-pomme et des flamands roses se dandinent allègrement le long de l'onde pure. Même le concierge détonne.

— Vous désirez ? demande-t-il de son air pincé.

— Nous sommes envoyés du palais, explique la gnome en arborant son uniforme, nous devons trouver une de vos employées.

— Je vois...

Il nous fait signe de le suivre et nous présente une petite porte, cachée sur le côté. Nous nous empressons de l'emprunter et pénétrons dans cet univers grandiose. J'ai l'impression de vivre dans un conte, tellement c'est sublime. Mmh, ça sent l'argent par ici.

Dans un sautillement, notre amie nous guide jusqu'à une porte du palace. À l'instar de l'extérieur, les salons et les salles de réceptions demeurent impeccables. À cette période de la journée, la plupart des lieux sont vides.

Le majordome, un homme paré dans un magnifique costume brun, nous aborde. Tiny ressort son explication et l'astre nous conduit dans la suite des employées. Nous croisons encore quelques clients qui ressortent des chambres, tous vêtus comme des princes. Sur les murs, j'observe les tableaux : des scènes érotiques ou des paysages bucoliques ornent les toiles, toujours avec une distinction particulière. Un seul portrait préside au fond du couloir, celui d'une astre de forte corpulence et au longs cheveux blonds bouclés.

Sous nos pas, le tapis étouffe les bruits. Je trouve l'isolation d'ailleurs irréprochable. Une porte entrouverte nous laisse accès à une vaste chambre où quelques femmes de races différentes et très peu vêtues conversent dans des rires cristallins. Nous passons discrètement mais moi, je lance des regards inquisiteurs sur chaque visage. Si je distingue des gnomes, aucune ne correspond à celle qui a partagé mon lit. Enfin, le lit de Clark...

Je m'avance vers une autre pièce où une prostituée parle fortement :

— ... En plus, avec la réunification des dimensions, je croise vraiment n'importe qui comme homme alors qu'avant, mes clients se limitaient à la race astrale.

En face, une magnifique humaine aux longs cheveux lisse et encrés sourit sagement. Ses longs yeux bridés l'identifient directement à une femme du Levant.

— De là où je viens, dit-elle en brossant ses mèches, j'ai croisé beaucoup de monde. Même un hybride, une fois.

Un hybride ?!

— Un hybride ? s'étonne l'autre, tu veux dire un demi-dieu ?

— Oui.

— Il y en avait un à Arminassë, un ami très proche de la reine, Arquen je crois.

— Bien, c'était un de mes clients là-bas, au Bastillon. Il ne quittait jamais la place, à croire qu'il était prisonnier... enfin, il ne semblait pas malheureux, haha.

— C'est sûr, s'il revient par ici, je l'accueille les bras ouverts !

Je m'éloigne de cette scène, troublé. Arquen... Depuis des centaines d'années, je n'ai aucune nouvelle de lui.

Je secoue la tête ; ce n'est pas le sujet du jour. Je me retourne et découvre Poulpinet, penché au-dessus d'une prostituée, allongée dans son sofa :

— Savez-vous si une gnome avec des cheveux rouge travaille ici, gente dame ?

— Nan... ça me dit rien, grogne-t-elle, va fouiller chez Malikh, lui, il aime faire bosser des gnomes avec des couleurs bizarres.

— Merci pour votre bon conseil, madame.

Tiny semble désappointée :

— On ne peut pas se lancer dans tous les bordels de la ville, Binou. Ça nous prendrait une vingtaine de jours.

— Mais je dois la...

— Arrête, tu es malade, Binou. Ton état ne s'améliore pas, n'est-ce pas ?

À vrai dire, je ne sais plus quelle est la cause de mon mal-être mais ma tête et mes entrailles continuent à me détruire à petit feu.

— Allez, on rentre, tu dois te reposer.

Je hoche la tête et nous reprenons tous les quatre le chemin du palais, bredouilles.

Lorsque j'arrive dans les appartements royaux, je cherche mon maître, pressé qu'il résolve mon mal. Comme cet imbécile se cache dans je ne sais quel placard, je décide d'attendre dans la chambre de la reine, sur une causeuse bien confortable. Mon ventre gonflé hurle de mécontentement : on dirait qu'une bestiole a confectionné son nid entre mes intestins et que les bébés sont nés. Même mes petits massages n'apaisent pas ma souffrance.

Enfin, des voix se font entendre, dont celle de l'Empereur. Pas trop tôt ! J'ai un mal de chien, moi ! Les rires résonnent jusqu'à mes oreilles bourdonnantes, tel un affront à ma situation critique.

Morgal et Luinil entrent dans la chambre avec fracas, des feuilles et des brindilles incrustées dans leurs tenues débraillées. Comme pour empirer l'état de sa maîtresse, Momo écrase une touffe d'herbes dans la chevelure sublime de la reine qui riposte en lui sautant dessus. Bon, hey ! Je suis là !

Loin de me remarquer, mon maître l'embrasse et relève la robe d'un geste expert. Jolie petite culotte. Décidément, Arminassë, ça le rend fougueux, lui.

Il soulève la femme sur le lit avant de me voir enfin.

— Binou ! Que fais-tu là ? s'énerve-t-il.

— Vous m'avez dit de vous rejoindre.

— Je t'ai dit ce soir ! Il est à peine midi passé !

— Bah, écoutez, comment je peux savoir que vous forniquez à une telle heure de la journée, moi ?

Il écarquille ses grands yeux bleus, remonté à mon encontre. Toujours dans ses bras, Luinil lui murmure quelques mots pour le calmer et décide de remettre de l'ordre dans sa robe.

— Il souffre, ton petit gnome, dit-elle en battants ses longs cils noirs.

Morgal se mord la joue :

— Tu vas m'entendre, toi, dès qu'elle sera partie !

Décidément, il ne supporte pas la moindre frustration.

Il descend du lit et rejoint un petit placard aux battants en acajou. Après en avoir sorti une fiole qu'il me tend, il ajoute :

— Ton cas est trop récent pour que la maladie ne soit identifiée. Par contre, ce remède te soulagera, crois-moi.

Très bien. Je saisis le flacon et le débouchonne pour le siffler.

— Juste, attends d'être face à une bassine, si tu vois ce que je veux dire.

— Ho...

Je remercie rapidement mon maître alors que Luinil m'envoie un clin d'œil. Celle-ci se lève et s'éclipse dans un léger froufrou de robe, abandonnant Morgal. Oulah, il m'en voudra pendant les prochaines décennies, lui. Il musèle sa colère par un pincement violent des lèvres.

Je mime une petite courbette comme si ça pouvait l'apaiser et me retire en direction de mes appartements, le cœur allégé.

Il ne me reste plus qu'à retrouver la gourgandine qui m'a joué ce si mauvais tour. Celle-là, elle connaitra tous mes instruments sur le bout des doigts. Doigts qu'elle n'aura plus, après cette joyeuse séance de vengeance.

Nom de... cette fois-ci, je me plie en deux et profite d'un banc en velours pour m'asseoir et me tenir le ventre. Quelle horreur ! Je jette un regard désespéré au pot de fleur sur ma droite ; malheureusement pour lui, je crains qu'il ne me serve de contenant. Car je ne tiendrais jamais jusqu'à ma chambre. J'imagine déjà une flaque noire se répandre entre mes pieds.

Je décapuchonne donc la petite bouteille et m'assure que personne ne vienne. Aïe, je n'ai même plus la force de respirer, ça, ce n'est pas les restes d'une cuite, je suis vraiment malade !

J'allais porter la liqueur à mes lèvres lorsque je sursaute : abomination ! Sur le coin du velours, une horrible bestiole me fixe de ses billes noires. Coiffé d'un petit nœud rose, le lapin à la peau cannelle mâchonne une feuille de salade sans détourner son intérêt pour moi. Immobile, je tente de calmer ma respiration : que fait cet animal ici ! Bhaurisse...

Il finit sa salade et dans un petit bond, se jette vers ma main. Sans que je n'aie eu le temps d'esquisser le moindre geste, il m'arrache la fiole et s'enfuit avec ! Non ! Je me lève même si mes tripes semblent rester sur le banc et me précipite derrière cette créature infernale. Je la distingue toujours sautiller devant moi avec le ruban rose qui tressaute à chacun de ses bonds.

Je sors mon poignard de ma bottine et tente de le rattraper. Mon ventre continue à se tordre mais je n'ai pas le choix.

Il contourne une tapisserie et disparait comme par magie. Ah non ! Ça ne se passera pas comme ça ! Je cherche un quelconque dispositif et comme par enchantement, un passage secret se dévoile à mes yeux. Je ne suis pas étonné : dans les palais royaux, c'est chose courante. Il se referme derrière moi mais de toutes façons, mon unique espoir réside en bas de ces escaliers poussiéreux. Je dévale les marches quatre à quatre et cours de plus belle. Mais cette fois-ci, un liquide jaillit de ma bouche. Épuisé, je m'affale contre un mur de pierre et porte la main à mes lèvres. Un goût ferreux imprègne ma langue et mes papilles : du sang. Une nouvelle expectoration m'arrache un gémissement de douleur et des grumeaux compacts d'hémoglobine s'échappent sur le sol. J'ai maaaaaal...

D'un sursaut de survie, je me redresse sur mes jambes flageolantes et m'avance dans le tunnel obscur. Pas une seule torche n'éclaire le passage à part au bout. En-dessous, Bhaurisse se tient assis, son jabot de fourrure en avant et son nez frémissant au rythme de sa respiration. Si je t'attrape...

Je n'ai pas le temps de proférer ma menace qu'un formidable choc dans la nuque me propulse sur le sol. Je sombre immédiatement dans les ténèbres. Ma dernière sensation étant le liquide poisseux du sang sous ma joue...



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