Chapitre 13
Quand je me réveille, la bouche pâteuse, je suis seul dans la chambre. Clark a dû repartir pour son service ce qui me rappelle le mien. Quant à Poulpinet, aucune trace... Ah, si, un petit mot sur la table de nuit :
— Rejoins-moi après le service. Affaire urgente. Dans les caves à vin.
Concis, son message. Mais si le rendez-vous se trouve à côté de fûts bien remplis, ça ne me pose aucun problème.
Je me lève dans un couinement de douleur. Les tribulations de la veille ne sont pas sans conséquences. Je réétale de la crème sur ma peau meurtrie et sors dans le couloir, une flasque à la main. Mais au détour d'un escalier, l'intendant me tombe dessus. Sans se départir de ses petits gestes inutiles, il m'aborde :
— Binarvivox ! Je te cherchais et enfin je te trouve. Comment se fait-il que tu étais absent toute la journée d'hier ?!
Il tente un regard sévère, aussitôt décrédibilisé par sa tenue affreuse.
— Toute ? Juste la matinée, Monsieur...
— Ton rôle est essentiel : tu t'occupes des appartements royaux et tu ne peux te permettre de manquer ainsi à ta tâche !
Oups, je devrais faire attention à la longue pour éviter d'éveiller les soupçons. Il saisit un double-plateau bien rempli et charge sans pitié mes pauvres petits bras.
— Allez oust, petit voyou. Va apporter ça sur la terrasse.
Petit voyou, petit voyou, je t'en foutrais du petit voyou. Il a cru que j'étais un mioche !? Même mes gosses je les respectais plus.
C'est en grommelant comme un phacochère en chaleur que je pars en quête de cette vieille terrasse pourrie. Espérons qu'elle ne soit pas à des kilomètres car mon plateau me pèse plus que cette satanée migraine.
Après avoir parcouru tous les appartements royaux en large et en travers, je localise enfin ma destination : une magnifique terrasse s'ouvre sur un jardin privé, cerné d'un cloitre paisible où gazouillent des petits oiseaux mièvres et insipides.
Assis à une longue table drapée d'une nappe blanche, Ambar et son ami conversent autour de bonnes tartines grillées. Mon ventre s'exprime immédiatement et exige une approche discrète vers un pillage culinaire. Je dépose les deux plateaux sur la table et attends patiemment au fond de la pièce non sans avoir dérobé un croissant au passage.
Je mâche machinalement ma viennoiserie pendant que deux hommes rejoignent les adolescents. Ah ! Je les ai aperçus vite fait à l'opéra. Le premier est... comment dire. J'ignore son nom alors je l'appellerai Motte-de-Beurre. Parce que franchement, sa peau suinte de partout comme s'il faisait cinquante degrés. Ses cheveux gras, sa barbe trop fine et ses petites lunettes rondes l'identifient à un escargot gluant. Sa petite taille ainsi que sa stature recroquevillée et bossue contraste avec la carrure du second. Alors lui, je vais l'appeler direct Grande-Gueule parce qu'à le voir rouler des mécaniques tout en marchant comme un paon royal, je suis certain que son égo équivaut la dégénérescence mentale de Momo.
Il s'avance fièrement vers Ambar et abat ses deux grandes mains sur ses épaules :
— Alors fiston, où sont les autres ?
Le prince, la bouche pleine, baragouine une réponse incompréhensible alors que Motte-de-Beurre s'assoit au bout du banc.
— Avons-nous trouvé l'assassin d'hier, maître Silovan ? interroge l'ami du prince.
— Mmh ? Non, Lanov. Nim est sur le coup. Ainsi que la garde impériale, mais ça... Cela ne nous concerne pas.
Lanov hoche la tête avec fatalisme. J'apprécie ce gamin avec ces petites tâches de rousseurs, ses oreilles décollées et son sourire enfantin. Il parait plutôt réfléchi pour un astre. Enfin... Il doit être mélangé avec une autre race, vu qu'il n'est pas encore adulte.
Mais pour ce qui est de Grande-Gueule, alias Silovan, il incarne parfaitement l'astre dans toute sa splendeur : avec de jolies mèches blondes, plus longues sur le dessus, dans une coiffure d'après-baise, un sourire de tombeur et un regard un tantinet pervers, on a le combo gagnant. Il se la pète avec sa dentition parfaite et son bronzage de cuisson mais ses épaules en cuillère à potage ne rivalisent pas avec celles d'Arquen.
Il se place à gauche du prince sans cesser de lui parler :
— Dis-moi Ambar, où est ta mère ?
— La reine résout toujours quelques soucis administratifs le dimanche matin.
Si seulement je pouvais régler mes problèmes en m'envoyant en l'air, ça serait formidable ! Et dans son cas, ça fonctionne, vu que Morgal peut trouver une solution à tous ses problèmes, il suffit juste de le prendre de la bonne manière. Ceci-dit, ce n'est pas un conseil que je recommande à tout le monde...
— Bien ! J'ai à lui exposer le rapport du Conseil.
Ah bah je veux bien l'entendre, aussi ! Mais Ambar plisse les yeux, méfiant :
— Ne tentez pas ma mère, maître Silovan. Elle risque de se lasser de vos courtisaneries et mon père n'apprécie guère votre attitude.
— Quoi ?! Luinil a toujours accepté qu'on lui fasse la cour.
— Je doute qu'elle ait apprécié de vous trouver dans son propre lit, la dernière fois.
— Qui ne tente rien n'a rien.
Le prince se lève pour faire face au conseiller :
— Cessez de lui tourner autour, s'énerve-t-il, je ne permettrais pas qu'un homme s'immisce entre mes parents !
Morgal, bonjour.
— Sans vouloir te vexer, mon petit, Carnil préfère la compagnie d'autres femmes. Sûrement par dépit d'ailleurs...
— Vous ferez bien de vous taire, Silovan. Votre insolence dépasse les bornes.
C'est ça, ferme-là pour voir.
Vexé comme un pou, Silovan rejoint Motte-de-Beurre et commence son repas. Je m'avance pour leur verser du vin pendant que deux autres hommes font raisonner leurs pas sur les dalles de marbre. Je me retourne pour les identifier quand je sens le sang quitter mon visage : le Crapaud est là ! Accompagné d'une armoire à glace balafrée, véritable cliché du vétéran renfermé.
Je rentre la tête dans les épaules, comme si ce reflexe pouvait me sauver.
Avec un rire gras et bruyant, le gros amphibien salue le prince, son ami ainsi que les deux autres astres.
— Quelle nuit ! s'exclame-t-il en replaçant sa bedaine, courir dans toutes les rues nauséabondes de la capitale n'est plus de mon âge !
Ni du mien, je te rassure.
— Pourquoi ? glousse Silovan, tu poursuivais encore une minette effarouchée ?
— Hein ? mais non ! C'est à cause de l'attentat. Nim a lancé des ordres dans toutes les directions. Il voulait mettre la main sur un gnome, j'ignore trop pourquoi. Cette petite vermine s'est échappée au dernier moment.
— Tu parles de ce gnome ? interroge placidement Motte-de-Beurre en me désignant.
Je déglutis devant tous les regards qui convergent vers moi.
— Non mais nom de... Mais c'est lui, en plus !
J'abandonne ma carafe sur la table et m'enfuis comme un dératé vers le cloitre. Un sort violent me percute et me voilà à mordre la poussière. Une grosse main calleuse m'agrippe le dos du col et me traine vers les convives. Mes jambes gigotent dans tous les sens pour essayer de freiner la course vers ma perte.
Encore sonné, je ne remarque qu'après que c'est le vétéran qui m'a attrapé.
— Merci, Djoïk, grommèle le Crapaud.
Il me saisit à son tour par la peau du cou. C'est à ce moment que je décide de me débattre et lui assène un formidable coup de genou dans le ventre. J'en profite aussi pour frapper son sternum blessé mais ça ne lui arrache que quelques ricanements.
— Dépose-le, Grundar, demande Ambar, il n'est pas dangereux.
— Pas dangereux !? relève-t-il sans me lâcher, ce gnome m'a planté une dague dans la poitrine et a tué un de mes hommes !
— Fallait pas me brutaliser ! lui crié-je avec hargne.
— Ta gueule, le moustique.
— Ce ne peut être le meurtrier de l'opéra, insiste le prince.
— Je sais bien, mais un espion impérial, il y a peu de doutes !
Que ma couverture repose en paix ! Le Crapaud, de son petit nom Grundar - ça rime avec lard -, me plaque violemment contre un mur, ses yeux porcins me transperçant.
— Tu vas faire un petit séjour en salle de torture, mon petit ! postillonne-t-il.
Mes oreilles se plaquent contre ma nuque à l'évocation du mot fatidique. Pas question de finir haché en apéricubes.
— Qu'est-ce qu'il se passe, ici ! tonne une voix féminine.
Tous les hommes tournent la tête vers le couple royal, accompagné de Nim et d'un vieuk.
Luinil s'avance vers Gros-Crapaud et déclare fermement :
— Grundar, vous faites partie de ma garde rapprochée ! Je ne vous demande pas de maltraiter les domestiques !
Il perd son sourire de gros libidineux et bégaie quelques mots incompréhensibles. Nim décide d'intervenir pour lui sauver la mise :
— Luinil, rétorque-t-il, ce gnome est probablement un espion impérial, envoyé contre Arminassë.
— Balivernes ! Pourquoi l'Empereur se fatiguerait-il à enquêter à la capitale, nous sommes alliés. Lâche-le, Grundar.
J'atterris sur mes petits pieds non sans avoir assassiner le gros lard du regard. Nim lève les yeux au ciel : il est au courant pour la liaison entre sa souveraine et Morgal, à mon avis.
— Tu vas t'en mordre les doigts, Luinil, dit-il.
Cette dernière secoue la tête et m'ébouriffe les cheveux comme elle aime si bien faire :
— Mais regardez cette adorable petite bouille, il ne ferait pas de mal à une mouche.
Je tire une nouvelle fois une tête de cocker malheureux. Je sais que je suis mignon alors autant en profiter même si ma chemise violette pourrait mettre mon numéro d'attendrissement à mal.
Je doute que Grundar le connard soit convaincu mais tant pis, je resterai sur mes gardes.
— Avez-vous fini votre cirque ? lâche Carnil.
— Bien sûr mon chéri, allons déjeuner.
Je continue le service en prenant soin de cacher la marque de Momo sous ma manche. Avec l'été, je risque de retrousser mes manches par inadvertance et si l'on découvre mon appartenance, j'encourrai torture et potence. Déjà que c'est sur le point d'arriver... Je compte demander à Tiny si elle pourrait me prêter du maquillage pour dissimuler tout ça.
Après un tour des convives, je reste en retrait pour analyser la scène. Ça ressemble à n'importe quel banquet de riches mais je sens que chacun n'en mène pas large. Motte-de-Beurre semble comploter silencieusement dans son coin, Grande-Gueule apostrophe sans arrêt la reine avec des phrases inutiles mais cette dernière parait bien l'apprécier car elle lui renvoie ses plaisanteries. Étonnant. Pour le vétéran Djoïk, je le trouve beaucoup trop calme ; il n'a pas échangé un seul mot depuis le début de son repas ; mieux vaut se méfier de lui. Son compagnon d'arme que je déteste tant engloutit son assiette comme un porc engraissé sans cesser de mater discrètement le décolleté de la reine. Si Morgal le voyait, il pourrait abandonner tout espoir de vivre. Même si j'avoue que l'image que renvoie Luinil vaut toujours le détour. Quant à son mari, enfin son premier mari, il s'entretient sérieusement avec son fils et son ami. Je suis curieux de connaitre la relation qui unit Ambar et son père. À première vue, ils ont l'air de bien s'entendre. Je lis beaucoup d'admiration et de reconnaissance dans le regard de l'adolescent. Après c'est sûr que le roi en jette par son aura dominatrice...
Je décale mon regard sur Nim et me crispe lorsque j'aperçois qu'il me fixe.
Eh, tout doux ! Pourquoi m'en veut-il ainsi ? Il échange quelques paroles avec le vieil astre ; j'espère qu'il ne lui communique pas sa méfiance à mon égard.
Enfin, Carnil me congédie, sûrement pour aborder un sujet confidentiel. Je serais bien resté à espionner mais d'autres tâches m'attendent.
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