Chapitre 12
Si l'opéra était sans dessus-dessous, les rues que j'emprunte restent plutôt calmes. Tout en arpentant les hôtels luxueux, je réfléchis à une manière de dérober ce maudit bijou. J'espère que Luinil va bien l'épuiser et qu'il ne se réveillera pas lorsque je m'infiltrerai dans sa chambre.
Non mais d'ailleurs, depuis quand ils se fréquentent comme ça ?! Moi je croyais qu'ils se détestaient mais apparemment ils ont renoué des liens malgré leur passé houleux.
Je suis sûr qu'Elaglar serait ravi d'apprendre que son fils a épousé la Reine Vierge. Et qu'ils ont une fille en plus de Féathor... Peut-être même un fils aussi, j'ignore encore de qui est Ambar.
C'est formidable, on en apprend tous les jours !
Je trottine alors dans une ruelle pour le moins lugubre où quelques chats errants ont cru bon d'installer leur repaire. Et voilà ! Je me suis encore perdu. Et avec ma chance légendaire, la probabilité que je rencontre un ennemi me parait très élevée.
La fraicheur du soir parcourt le sol sec et caresse désagréablement mon ventre nu. Une chaire de poule parsème ma peau alors que mes yeux jettent des regards attentifs au moindre mouvement. J'aurais mieux fait de regagner la loge de mon maître pour récupérer mon sac : j'y avais rangé une veste. En attendant, je me les gèle et une envie d'alcool pulse dans mes veines. Qu'est-ce je donnerais pour une bonne gorgée de brandy...
— Tu t'es perdu, le gnome ?
Ah ! Je commençais à croire que je finirais le trajet sans encombre. Je me retourne pour détailler mon interlocuteur. Un homme trapu avec l'allure d'un gros crapaud transpirant se tient face à moi, armé d'une machette. Sa fière bedaine semble le tirer vers le sol pendant que ses cheveux gras me provoquent une grimace de répulsion. S'il n'était pas accompagné de soldats, j'aurais pensé avoir à faire à un poivrot.
Bon, on ne va pas se mentir, face à une dizaine d'astres équipés, je ne pèse pas beaucoup dans la balance. J'arbore mon sourire le plus innocent et m'approche de Gros-Crapaud :
— Je suis nouveau, expliqué-je d'une petite voix triste, et les quartiers de la ville sont si grands.
L'inconnu hausse les sourcils et se fend d'un rire tonitruant avant de me rejoindre de sa démarche oscillante.
— Mais regardez-moi cette adorable petite créature ! Qui pourrait penser une telle fourberie dans ces yeux !
Il m'attrape par le col et me soulève comme un chaton effrayé. Un horrible effluve de poisson avarié assaille mes narines mises à mal mais je ne lâche pas l'astre du regard. J'ouvre grand les yeux dans une expression innocente, ma bouche pincée dans une moue d'incompréhension désespérée.
Les hommes ricanent derrière l'épaule de mon détenteur, amusés par mon air attendrissant.
— Lâchez-le chef, propose un de ses subordonnés, Nim a dû se tromper dans la description.
Nim ? L'enflure ! Je vais le retrouver et tester sur lui ma poire d'angoisse !
— Y a juste à vérifier si les dents de l'aratayas marquent son épaule.
Dans ma poitrine, mon cœur s'emballe : je garde une horrible cicatrice de l'attaque de Fimou. Avant qu'il ne découvre la vérité, je sors brusquement mon poignard de ma bottine et lui enfonce dans le sternum. Une gerbe de sang m'éclabousse les joues lorsque je retire la lame et je m'écroule avec l'astre. Je me relève en vitesse : plus le temps de s'attarder, il faut se tirer ! Les soldats scandent des ordres que mes oreilles plaquées à l'arrière du crâne ne perçoivent pas. Je me carapate dans la ruelle, une garnison d'astres déchainés aux trousses. Mes bottines martèlent sur le pavé alors que mes enjambées s'allongent ; je sens que je vais y passer. Un brusque écart instinctif m'évite la morsure d'un sortilège.
— Vivant ! Il le faut vivant !
Pas question ! Ils se rapprochent dans mon dos. Mon cœur me remonte aux bords des lèvres mais je n'ai pas lâché mon poignard. C'est ce que ne tarde pas à regretter le poursuivant le plus proche. Sans un regard en arrière, je lance mon arme sur lui. La lame pénètre dans la gorge tendre. Je le sais. Il aurait crié, sinon.
Il ne me reste plus qu'une seule dague et je ne compte pas la laisser sur mon passage. C'est peut-être ridicule mais je ne préfère pas perdre le cadeau de Püpe, même si c'est ce présent qui a failli m'ôter un œil, aussi.
Au détour d'un angle, je distingue un soupirail. L'espoir renait.
— Ne le laissez pas s'enfuir !
Haha, je suis trop rapide pour ces vieux gras-du-bide. En quelques secondes, je me retrouve face au conduit et me précipite avant de réaliser son étroitesse.
Nom d'une paupiette d'histrion ! Me voilà coincé. Les épaules sont passées mais pas les hanches. C'est plaisant de voir que la vie me rappelle mon physique de femme ! Je tire, je gigote dans tous les sens, mais rien n'y fait.
Dehors, les astres gloussent de la situation. C'est ça ! C'est bas de se moquer comme ça du physique des gens. Deux mains m'agrippent les chevilles pour m'extraire du soupirail. J'envoie mon pied dans une mâchoire et continue de forcer en poussant sur mes bras.
— Arrête de gigoter dans tous les sens, le gnome ! menace un des astres, sinon je te plante mon épée et ce ne sera pas dans la cuisse.
Et c'est ainsi que je me suis fait violer... Non, plus sérieusement, je préfèrerais me sortir de cette mauvaise passe.
— Poussez-vous, poussez-vous !
Oups, je viens de reconnaitre la voix du Crapaud... Lui, il ne va pas me ménager. Il me sortira d'ici, quitte à me découper en rondelles.
Je redouble de volonté pour passer.
Allez encore quelques coups de reins et j'y serais.
D'habitude, ce n'est pas dans ce genre de contexte que je pense ces mots, mais en l'occurrence, ils sont appropriés à la situation.
Et puis, par l'opération de je ne sais quelle entité du ciel, mes hanches glissent brusquement du conduit et je m'écrase sur le sol. En relevant la tête, je distingue la face déformée par la colère de mon ennemi :
— Je te retrouverai, maudit gnome, crache-t-il, et compte sur moi pour passer le fer rouge sur tes sales petites fesses !
Oh, que de vilaines paroles. Je lui envoie mon plus grand sourire avant de me relever et de disparaitre dans l'obscurité de la pièce.
À propos de mes fesses, elles sont en sale état. Le frottement du soupirail accentué par celui du tissu m'a arraché la peau. C'est douloureux lorsque j'avance.
Mais je dois déjà savoir où j'ai atterri.
Je continue ma route à travers des couloirs déserts et sombres. Une forte odeur d'humidité imprègne les murs et je ne suis guère rassuré.
Une lumière rougeoyante m'attire au fond du couloir. Je trottine comme je peux jusqu'à atteindre un rideau tiré. Je pousse légèrement le tissu et découvre une salle plongée dans l'obscurité. Seule une centaine de cierges éclaire les silhouettes encapuchonnées qui déambulent dans d'étranges mélopées gutturales. Sur le sol, des formes géométriques sont tracés avec du... du sang, il me semble. C'est ce que je déduis en remarquant l'autel sacrificiel qui dégorge un liquide rougeâtre. Dessus, une femme nue, les yeux révulsés, psalmodie inlassablement le même refrain.
Heu... Je suis tombé où, là ?
Je me retire avec discrétion, marqué par le dégoût, et continue le couloir. Lorsqu'une sortie insalubre se présente à moi, j'y cours comme s'il s'agissait de ma seule chance de salut.
Décidément, le monde a changé !
Me voilà au château. Je ne suis pas rentré sans encombre, loin de là. J'ai joué au chat et à la souris pendant deux heures avant de pénétrer par les égouts du palais et me faufiler jusqu'à ma chambre pour me laver.
Je suis propre comme un sou neuf !
Allez, la nuit ne se terminera que lorsque j'aurai dérobé la bague de l'autre psychopathe. Le temps d'avaler la moitié d'une bouteille, de panser mon derrière écorché et de vêtir une petite veste... Je prends rapidement mes précautions et me retire silencieusement de mes appartements. Dans son lit, Clark ronfle comme de coutume. La couche de Poulpinet demeure vide. Va savoir ce qu'il complote. Peut-être découvre-t-il les joies d'Arminassë avec Tiny, haha.
Je m'aventure dans les larges couloirs royaux, jetant des regards circonspects sur les tableaux qui pendent aux murs. C'est fou comme ils sont moches sur les portraits ! Les hommes bombent le torse comme des pigeons en chaleur pendant que les femmes tentent de trouver la position la plus sensuelle. Ridicule.
Je passe devant un grand format. Cette fois-ci, il s'agit d'une assemblée dans une salle de trône. Je reconnais Luinil, en haut des marches, pointant de son sceptre astral un condamné aux cheveux roux. À sa droite, il me semble apercevoir Lagordus, un général que j'avais croisé lors de mes précédentes pérégrinations. Et de l'autre côté, mon cher maître. Mais oui ! C'est un tableau de l'Ambassade ! Ah... Que de souvenirs. D'ailleurs, vu l'état de la toile au niveau du visage de Morgal, ce n'était pas de bons souvenirs pour tout le monde. Luinil a dû détruire cette partie de la peinture avec hargne après sa déception amoureuse.
Je secoue la tête et continue mon chemin jusqu'à ses appartements. Pas de soldats devant la porte ? Étrange... Peut-être pour garder un minimum d'intimité ? Pourquoi ai-je l'impression que l'Empereur est aussi dans cette chambre ? Il y a intérêt, en tout cas ; car sinon je me serais pointé pour rien.
Je crochète la serrure avec habilité et pousse la porte doucement. Pas un bruit. J'aurais bien apprécié assister à un ébat torride mais apparemment, ce n'est pas le cas. Je m'avance, les sens en alerte et remarque que le mobilier a été réparé suite aux débordements de Fimou. Le boudoir passé, je gagne la chambre sur la pointe des pieds.
Un rayon de lune bleuté traverse la pièce. Au loin, l'horloge du beffroi sonne quatre heures. Mes oreilles tendues me certifient que je ne risque rien. Je m'approche donc du lit et pousse les drapés transparents qui cachent la couche.
Luinil dort paisiblement, ses longs cheveux d'encre dévalant sur ses épaules nues. Elle pousse un léger soupir et se blottit davantage contre le torse de son amant. Je vérifie si Morgal porte la bague d'argent mais sa main demeure sous le drap. Zut ! Je contourne le lit et tente de trouver une position qui me permettra de ne pas les réveiller. Je me penche au-dessus du couple et soulève lentement le textile. Si mon maître se réveille... Je meurs. Parce que je doute qu'il apprécie mon intrusion dans leur repos idyllique. Sans parler du fait que j'ai une magnifique vue sur les courbes de sa reine. Dommage qu'elle ait enfilé une nuisette, je me serais bien rincé l'œil.
Les doigts de Morgal son posés sur la cuisse de Luinil et je me rends compte qu'ils sont exempts de bijoux. Un grognement rauque de ce dernier me ramène brutalement à la réalité.
Je remets le drap pudiquement et part en quête de cette maudite bague dans la chambre. Après une fouille intensive dans les vêtements dispersés un peu partout dans la pièce, je décide d'ouvrir le tiroir de la table de nuit. Le grincement me crispe : pourvu que cela ne brise pas leur sommeil. Mais grâce au Créateur, j'y trouve la bague d'argent.
Ambar me remerciera ! En attendant, sa mère a forniqué avec l'Empereur. Et on ose dire que les femmes ne recherchent pas le pouvoir et l'argent, mon cul ! Celle-ci a offert le sien malgré le passé. Si ce n'est pas pitoyable. Même si j'avoue que de les voir ainsi dans un gros câlin pourrait m'arracher une petite larme d'émotion. Et dire que pendant toute ma vie j'ai connu Morgal célibataire. Partager la couche de la Reine Vierge doit lui changer.
Rhaaa ! Faut que j'arrête de me torturer l'esprit sur les relations des autres pour oublier mon propre cas. Allez, du nerf, que diable !
Je quitte les appartements en catimini et me précipite dans l'aile du palais à la recherche de la suite du prince. J'espère ne pas me perdre dans ce dédale éclairé uniquement à la bougie.
Enfin, je discerne les lieux. Je pénètre chez Ambar avec naturel sans oublier notre première rencontre. S'il croit que je ne vais pas me venger...
— Binou ! Je t'attends depuis des heures !
— Vous m'excuserez, Majesté, quelques contre-temps.
Il s'avance vers moi et tend sa paume ouverte. J'y dépose le bijou. Par la même occasion, je remarque la présence de son ami, celui qui était présent à l'opéra. Ce dernier avec les cheveux raides et châtain, coupés au carré, garde un air assez espiègle que son large sourire accentue. Ses yeux pétillants me le rendent sympathique sur le champ.
— Tu peux déguerpir, assure le prince.
Je m'incline respectueusement et prends congé, un sourire sournois plaqué sur les lèvres : cet imbécile n'a pas remarqué qu'il lui manquait ses médicaments. Et compte sur moi pour les placer en lieux sûrs !
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