Chapitre 10
Après une descente de donjon épique, Poulpinet et moi avions regagné nos humbles appartements pour changer nos tenues déchirées. Ce fut avec joie que j'ai renfilé cette tenue de bayadère de carnaval ; Morgal me le paiera, j'en fait le serment. C'est facile d'avoir de la crédibilité quand on est empereur mais ce petit salaud ne perd rien pour attendre !
Nous nous sommes débarrassés de la turbine dans l'étang d'un des jardins comme ça, on ne risque pas d'être inculpés.
Pour le reste de la journée, j'ai dû aider Clark aux cuisines, en vue de la restauration à l'opéra. J'ai aussi traversé le palais en large et en travers pour apporter des robes, des parures et des trucs sans intérêts.
Bon j'avoue qu'une ou deux perles s'est perdue malencontreusement en chemin, mais c'est vrai quoi ! On m'a pas demandé de prêter un serment de loyauté !
Enfin, j'arrive en me trainant vers mon lit et m'affale sur les draps. Je soulève l'oreiller pour attraper ma flasque de whisky que je siffle d'une traite. Ma gorge s'enflamme directement mais qu'est-ce que c'est bon de retomber dans cet état euphorique en l'espace de quelques minutes à peine.
Poulpinet en profite d'ailleurs pour pointer le bout de son nez :
— Tu es irrécupérable, Binou, soupire-t-il en s'asseyant sur le coin du lit.
— Dit le gnome qui dévore ses semblables, murmuré-je en entamant une bouteille.
—Tu n'es qu'un pochtron...
— C'est seulement ma troisième bouteille de la journée alors lâche-moi la grappe.
— ...Et en plus tu sautes tout ce qui bouge.
— Faux. Depuis mon arrivée à Arminassë je ne me suis attardé que cinq minutes avec Tiny.
— Peut-être mais tu ne comptes pas t'en arrêter là. T'as peut-être faim mais je compte bien te surveiller.
Je lui lance un regard noir : de quoi il se mêle ? Il n'est tout de même pas jaloux !
— Dis-moi, c'est Morgal qui t'as demandé de me contrôler ainsi ? Tu sais, je ne vais pas m'amouracher d'une servante alors aucun risque que je mette en péril notre mission.
— Mmh.
Pas très convaincu. Bah, je m'en moque pas mal, après tout. Tout en observant le soleil baisser, je sirote silencieusement ma bouteille : comment vais-je pouvoir voler la bague du timbré ? Je ne vais tout de même pas lui faire un baisemain pour retirer discrètement son anneau ? Ou alors j'espère qu'il se prendra une telle cuite qu'il sera incapable de se rendre compte du vol...
Je jette péniblement un regard à Poulpinet : il a décidé de passer le temps en aiguisant sa petite épée. Le son grésillé est très désagréable à l'oreille, surtout que dans mon état, ce genre de petits bruits prend des dimensions assourdissantes.
Soudain, Tiny entre dans la chambre, toujours avec sa voix forte :
— Les garçons ! On part pour l'opéraaaaa !
Nom d'un bistouri en confetti ! Elle n'était pas sensée se faire ramoner la cheminée autre part, celle-là ? Heureusement que le gnome d'Onyx a pu cacher son arme à temps sinon nous aurions eu quelques soucis pour cacher le corps de la gourgandine.
— Binou ! Tu as une sale mine !
Elle s'avance vers moi et tente de me mettre debout mais je suis aussi flasque qu'une gelée aux fraises. Voilà, je dégouline comme limace gluante de mon lit au parquet.
Mes deux compagnons soupirent de lassitude et me soulèvent par les aisselles pour me conduire à la salle de bain. Je n'ai même pas la volonté de m'opposer à ce qui m'attend : à savoir un bain bien refroidi !
Sans le moindre remord, ils me plongent la tête dans la cuve d'eau glaciale jusqu'à ce que je reprenne tous mes esprits. Connards !
— Ça y est ? me crie la gnome à l'oreille, t'as décuvé ?!
— Va chier, pouffiasse !
— Mais quel est ce langage, Binou ?
Ils ne pouvaient pas me laisser boire en paix ?
— Je te rappelle que nous devons nous rendre au plus vite à l'opéra, fait remarquer Poulpinet.
Ah oui, c'est vrai, la bague, le prince...
Je me redresse en remettant de l'ordre dans ma tignasse dégoulinante et frotte mon pantalon blanc. Cet uniforme me fait toujours autant vomir.
— Clark nous rejoint ? demandé-je.
— Non, il est déjà sur place.
Je soupire et suis le mouvement non sans avoir préparé un petit sac avec le strict nécessaire : l'opéra se situe à quelques avenues du palais. Il nous faudra donc des affaires chaudes lorsque nous rentrerons et quelques petites armes en cas de coup durs. Pourquoi ai-je l'impression que la soirée ne s'annonce pas comme prévue ?
Nous descendons tous les trois vers une effervescence chaotique. Les domestiques se déplacent en tous sens pendant que les aristocrates gagnent leurs carrosses, en bas des marches du grand escalier.
C'est un vrai bazar qui se déroule sous nos yeux mais à la fois emprunt d'une joie non dissimulée : l'Empereur arrive alors il s'agit de plaire. Voir même d'usurper son identité.
L'énorme porte passée, nous descendons vers la place du palais pour prendre la première rue. Une ambiance festive imprègne le quartier et Tiny commence à se trémousser sur ma droite, ce qui lui attire des regards et des sifflements.
— Tu es vraiment obligée de te faire remarquer ? grogné-je.
— Avec ma magnifique chevelure, je ne peux passer inaperçue.
C'est sûr qu'en roulant du cul comme ça... Pourquoi lui ai-je proposé mon amitié déjà ? Ah oui, pour les informations.
— D'ailleurs, Tiny, puisque tu aimes tant le prince, tu sais de quelle maladie il est atteint ?
— Non, pas la moindre idée, me répond-elle toujours sautillante, mais il ne peut se passer de ses médicaments.
— Intéressant. Peut-être une sorte de drogue ?
— Peut-être... Où est Poulpinet ?
Zut ! Où cet abruti est-il passé ? J'espère qu'il n'égorge pas un pauvre passant derrière une poubelle.
— Bah, ajoute Tiny d'un geste qui se veut désabusé, il trouvera facilement l'opéra. Quant à moi, je suis heureuse de me retrouver seule avec toi.
Elle colle son épaule à la mienne et me lance un regard langoureux.
— Tiny, souris-je, je t'ai prévenu que c'était toujours une seule fois avec moi.
— Mais pourquoi ? chouine-t-elle comme une adolescente ridicule, tu n'avais pas aimé ?
Mais c'est pas possible d'avoir la dalle à ce point !
— Cela n'a rien avoir.
— Parce que tu es encore amoureux de ta Nalpalyre ?
— Vous vous êtes fait passer le mot pour me casser les oreilles ?
— Si tu l'aimais, tu ne fricoterais pas dans tous les coins avec la première gnome qui passe.
Sur ce, elle me lâche le bras et me plante en plein milieu du trottoir. Quoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Pourquoi est-elle en colère contre moi, tout d'un coup ? Bon, j'abandonne.
Me voilà à finir le trajet seul. Plus j'approche, plus la foule se condense et mes pauvres petits pieds sont écrasés sous les lourdes semelles de tous ces géants. Je fulmine alors que je pousse les postérieurs de tous ces messieurs dames pour me frayer un chemin.
C'est fou comme la vie m'a rendu aigri ! Je me rappelle, lorsque j'étais jeune, je trouvais n'importe quelle situation amusante. Maintenant j'ai envie de trucider le premier passant ! Alala, calme-toi Binou, calme-toi.
Et si je prenais la résolution de tout voir en rose, ce soir ? Allez, je relève le défi.
Donc, je déambule au sein de cette communauté à la culture assez déstabilisante jusqu'à parvenir devant l'immense bâtiment. Ma bouche s'ouvre bêtement devant la beauté resplendissante qui se dégage de l'édifice de pierres blanches. De longs vitraux s'élancent vers le toit alors que des statues allégoriques décorent les recoins et les pignons.
Le dôme se finit par une flèche en or. L'ensemble parait incrusté de joyaux, tellement il scintille dans le soir. C'est magnifique.
Je pénètre dans le hall avec l'optique de retrouver mon maître. La loge de l'Empereur, s'il vous plait ? Je doute que les gardes me laissent ainsi pénétrer dans la suite de son infernale majesté impériale.
Après une rapide inspection des lieux, je me faufile dans les couloirs des comédiens. Là, les artistes s'entrainent une dernière fois à leur chorégraphie ou à leurs répliques. Des vocalises me poussent à accélérer le pas. Et si je me reconvertissais en histrion ? Cela pourrait être amusant, non ? Avec cette ambiance si chaleureuse, cette vie sous les toits dans une bonne odeur de poussière et de bois pourri... Ah... On dirait les Falaises Sanglantes.
C'est bercé de nostalgie que je parviens aux couloirs des invités spéciaux : ah ! me voilà sur la bonne voie. C'est ici que s'apprêtent les grands aristocrates avant de se présenter à leur loge. D'ailleurs, en passant devant les portes closes, j'entends certains d'entre eux se consumer dans des ébats bruyants. Je ne comprends même pas comment les soldats qui gardent l'entrée font pour garder un air aussi sévère. Moi je me serais mis à la serrure pour mater, mais bon...
J'avoue que la civilisation astrale me rend un peu perplexe par moment. Je ne croiserais jamais une telle chose en Calca. Enfin... Sauf avec Selnar.
Mes pauvres petites jambes déjà fatiguées par l'escalade me portent toujours plus loin. Ah ! J'aperçois une escouade d'elfes d'Onyx. Je dois être au bon endroit.
Je m'approche d'eux non sans me récolter une bonne dose de regards affamés. Faites pas les malins, mes agneaux : je suis le gnome privé de Momo, alors pas de coups de dents déplacés.
Ils s'écartent de mon passage, la main sur leurs épées acérées. Avec leurs dégaines d'assassins et de guerriers noirs, ils ont de quoi intimider mais j'avoue que je ne m'en préoccupe pas : ce soir j'ai l'Empereur à affronter.
Je pénètre donc dans sa suite mais la trouve vide. Où est-il, ce psychopathe ?
J'inspecte le salon et le boudoir non sans envier leur confort et m'avance vers la loge. Le balcon, le mieux placé de tous les gradins, donne juste au-dessus de la scène sans que personne ne puisse voir l'intérieur. Je me penche à la balustrade et contemple la foule : en face de la scène, fermée par un épais rideau rouge, la foule s'agglutine entre les fauteuils et les allées. Les voix s'élèvent et je vois la famille royale se découper sur le mur du fond. Tous les convives s'écartent pour effectuer leur révérence. Pour la première fois, le roi Carnil apparait à mes yeux, au bras de sa charmante épouse dont je tairais la tenue par soucis de convenance. Comme l'intégralité des convives, le souverain porte un masque sur ses yeux. Son allure royale lui accorde une prestance et une crédibilité à toute épreuve. Il s'avance dignement à travers ses courtisans, la main posée sur le pommeau de son épée.
Honnêtement, il a une sacrée bonne gueule : cheveux caramel, mi-longs et dégradés à l'avant. Une belle mâchoire volontaire et un nez busqué qui lui donne davantage de caractère. Sa couronne d'or rappelle le diadème étincelant de son épouse comme s'ils voulaient montrer leur unité aux yeux des différentes cours. Par contre, je sais que ce n'est pas le cas.
Derrière, Ambar semble s'ennuyer comme n'importe quel adolescent ; d'après ses dires, il voudrait uniquement voyager. Mais il me semble qu'il a un ami avec lui : à deux, la corvée est moins rude.
Et bien sûr, j'aperçois Nim, toujours au rendez-vous. Il est accompagné d'un homme de grande taille à la peau dorée dont la prestance contraste avec le charisme d'huitre du troisième. Un scientifique, vu ses petites lunettes rondes et ses cheveux sales.
Je me reconcentre vers le centre de l'allée où les regards se portent. À mon ébahissement, l'air commence à se liquéfier dans une fumée noire qui s'étend sur un périmètre de six mètres. Une téléportation ! Mesdames, Messieurs, l'Empereur entre en scène. Petit à petit, le nuage se dissipe sur la silhouette de trois individus. Direct, je reconnais mon maître avec son long manteau de cuir noir et la couronne d'argent posée sur sa capuche. Avec son masque qui recouvre tout son visage, il est tout bonnement impossible de le reconnaitre. À la main, il tient un sceptre qui a plus l'allure d'une faux qu'autre chose. En fait, ce type est l'incarnation parfaite de la Mort. Enfin je te reconnais, Momo !
Et voilà la fameuse Indil à son bras, vêtue d'une longue robe blanche à la pureté irréprochable. Je sonde Luinil pour voir comment elle prend le fait que la blonde lui ait pris la place de première dame de l'empire. Son dos se crispe légèrement en même temps qu'un petit pincement de lèvres, mais rien de plus. C'est sûr qu'elles n'ont pas de quoi être meilleures amies du monde, toutes deux essayant de se hisser au sommet du pouvoir.
Enfin, mon regard se porte sur le dernier du trio : un elfe d'Onyx à en juger son uniforme sombre, sa peau grise et ses cheveux blancs.
Carnil et sa femme s'avancent vers l'Empereur et s'inclinent légèrement. Un silence de mort plane sur l'assemblée.
— C'est toujours un honneur pour nous de vous accueillir, Majesté, salue le roi d'un ton affable puant l'hypocrisie, j'espère que la soirée sera à la hauteur de vos souhaits.
J'imagine le sourire carnassier de Morgal :
— Ouais, vas-y, continue à m'encenser et à enterrer ton égo !
Rappelons que Carnil lui a retiré ses pouvoirs pendant un moment donné et l'a même enfermé dans ses cachots. Alors l'elfe doit se délecter de ce renversement de situation.
Cependant, il s'abime dans un profond silence, comme si le souverain astre ne méritait pas son attention. Tu m'étonnes qu'il y ait des dizaines de complots après lui !
Il hoche simplement la tête et tourne les talons, accompagné d'Indil et de l'elfe d'Onyx.
Je m'arrache à ma contemplation et décide d'attendre mon maître en toute tranquillité. Je dois le prévenir que Carnil complote contre lui. Et Luinil et Nim aussi. Olala, ça fait beaucoup !
Après m'être confortablement installé sur le canapé, une bouteille de brandy en main, j'entends le prélude débuter dans une harmonie d'instruments à corde et à vent. Me voilà, charmé !
La porte s'ouvre enfin et Morgal pénètre dans sa suite uniquement suivi d'Indil.
— Binou ! s'exclame-t-il en retirant son masque et en abaissant sa capuche, quel bon vent t'amène ?
— Un vent de conjurations et de trahison !
— J'en ai déjà des frissons !
D'accord, il ne prend absolument pas au sérieux ses ennemis, celui-là. La femme me lance un clin d'œil que j'ignore et se tourne vers son maître :
— Il est temps pour moi de vous laisser, sourit-elle de toutes ses dents.
— Amuse-toi bien ma chérie, mais pas de bêtises, hein ?
— Je serais sage comme une image !
Il dépose un baiser sur son front et la laisse disparaitre dans un froufrou de tissus légers. Décidément, je n'aime vraiment pas le comportement de Morgal auprès de cette godiche !
— Alors, Binou ! me lance-t-il en s'asseyant sur le sofa, qu'as-tu à m'apprendre ?
— Que cette fille vous mène par le bout du nez.
— Oui, je le reconnais mais je suis bien incapable de lui refuser quoi que ce soit.
Mes épaules s'affaissent : depuis quand s'est-il transformé en grosse guimauve mou du genou ?
— Mais... Vous êtes amoureux d'elle ? demandé-je avec désobligeance.
— D'Indil ? ricane-t-il, bien sûr que non.
Je secoue la tête avec les yeux écarquillés : je ne comprends rien alors autant passer à autre chose :
— Il se trouve, Majesté, que la plupart des dirigeants d'Arminassë veut votre perte.
— Rien de nouveau là-dedans. Développe.
— Heu... Avec Poulpinet, j'ai découvert un relais de Lombal dans un des donjons. Nous avons pu le désactiver mais c'est sans doute une preuve que Carnil complote avec Arnil, non ?
Morgal demeure silencieux, réfléchissant à cette information :
— Je savais que le roi d'Arminassë cherchait un moyen de me renverser mais de là à s'allier avec Lombal, cela me semble absurde. Il doit sûrement prévoir un plan pour attaquer Arnil en même temps...
— Ah et votre ex-maîtresse cherche un moyen de vous embobiner d'une manière que j'ignore, avec le soutien de son cher Nim qui soit-dit-en-passant participe à l'extinction future de votre puissance.
— Que Luinil essaie de me retourner l'esprit, ce n'est pas nouveau...
Je soupire et reporte mon attention sur la scène. Ça y est : dès le premier acte, un chanteur affublé d'une toque ridicule commence à me déchirer les tympans avec sa voix de ténor.
Vu la grimace qui s'affiche sur le visage de Morgal, je pense qu'il n'apprécie que moyennement la prestation. Je profite de son regard accusateur sur les comédiens pour lui vider son verre et inspecter ses mains. Il a bien une bague d'argent à l'index mais je ne me vois pas la lui retirer comme ça.
— À Elmaril, murmure-t-il, il y en a qui ont reçu le fouet pour moins que ça !
— Je dois avouer que je ne suis pas habitué à ce genre musical...
— Une torture musicale, oui !
Je souris, content d'avoir retrouvé la complicité que j'entretenais avant avec lui. Finalement, je l'adore même s'il me prive de toute ma liberté. Parce qu'à chaque fois, je ne perds aucune occasion de m'amuser.
Derrière nous, la porte s'ouvre et un elfe d'Onyx entre. Après avoir salué respectueusement son créateur, il annonce :
— Majesté, la reine d'Arminassë insiste pour vous parler.
— Dîtes-lui que je suis captivé par le vaudeville que j'ai sous les yeux !
— Majesté, elle vous menace.
Morgal lève les yeux au plafond et soupire :
— Bien faîtes-la entrer, si elle le désire tant !
Je me pince les lèvres : la scène qui va suivre s'annonce haute en couleur. De toute ma longue existence, je n'ai jamais été témoin de la rencontre de ces deux monstres de pouvoir. Et en connaissant le passé houleux qui les lie, je doute que la Luinil vienne pour prendre le thé !
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