Alternance
Voici la nouvelle dans son entièreté ! J'espère qu'elle vous aura plu !
Somnambulisme lucide
Samedi 11 mai 2020
Ma Laure,
Ça ne pouvait arriver qu'un lundi. Ça a toujours été le pire jour de la semaine. Après le vent de liberté du vendredi, la migraine du samedi, le repos du dimanche, le lundi arrivait, inéluctable. Pire que ça : il infectait même le dimanche. Plus l'après-midi avançait, plus il était présent, et plus on sentait qu'on avait de moins en moins de temps pour faire des choses. À 17h, ce n'était plus la peine de sortir un jeu de société, à 18h, il était trop tard pour un apéro ; à 19h, il fallait songer au repas ; à 20h, on pensait déjà trop au lendemain pour profiter d'un film. Voilà, c'était ça qui m'énervait le plus : le dimanche soir appartenait déjà au lundi. J'avais même pris l'habitude de dire « aujourd'hui » en parlant de ce que je ferai le lendemain.
Cela dit, ce lundi-là, le calendrier romain cessa d'avoir un sens. Je décidai néanmoins de le conserver pour ne pas perdre toute notion du temps et pour son utilité pratique. Et puis, tout ce qui pouvait me rattacher à avant était inestimable. Tous ces événements qui arrivaient à intervalles réguliers – anniversaires, jours fériés, solstice, fêtes religieuses – et qui rythmaient l'année me rappelaient de bons souvenirs. Il ne me reste plus que ça maintenant, alors j'essaierai de marquer le coup à chaque fois. On s'occupe comme on peut.
C'est pour cela que je t'écris ces lettres. Si les humains réapparaissent, elles serviront à expliquer ce qui s'est passé pendant leur absence. Et puis, cela me permettra de ne pas devenir folle. Et de penser à toi.
Enfin, il se fait tard et je suis fourbue. Je vais m'arrêter ici et te raconterai tout ce qu'il s'est passé la semaine dernière demain.
Amoureusement,
Ta Mina
*****
Le chat bondit sut le rebord de la fenêtre et observa l'extérieur. Il était relativement surpris. À cette heure, la rue grouillait d'humains, d'habitude. Mais cela, il s'en fichait bien, à vrai dire. Ce qui l'importait, c'était que ses humains semblaient être partis sans lui laisser de croquettes. Franchement, c'était irresponsable et très égoïste de leur part, et il pensait donc arroser leur canapé pour exprimer son mécontentement. C'est à cet instant précis que la yaourtière qui traînait, inutile, en haut d'une étagère, se racla la gorge :
« Hem, excuse-moi Mistigri, tu me fais de l'ombre. Pourrais-tu te pousser un peu que je profite de mon soleil ? »
Le félin tourna ses oreilles. Ça aussi c'était surprenant. Mais à vrai dire, ça lui était aussi pas mal égal. Les humains aimaient bien créer des choses étranges, et ceci en était vraisemblablement le résultat. Cependant, comme il était poli, il répondit :
« Pas envie de gébou.
– Ah, très bien.
– Cimer.
– Juste au cas où, je suis Dieu.
– Osef, je suis athée.
– Ah. Donc même si tu te retrouves face – ou plutôt dos – à Dieu, tu continues à ne pas croire en lui ?
– Tu peux prouver ça ?
– Hum eh bien, disons que c'est moi qui suis responsable de la situation actuelle. La disparition des humains, ta soudaine faculté à parler, c'est de mon fait.
– N'importe qui pourrait dire ça. Pourquoi croirais-je une yaourtière ?
– Parce que, précisément, seul Dieu pourrait faire quelque chose d'aussi divinement inattendu. Je me suis bien incarné en buisson, une fois, par exemple. En plus, les yaourtières ne parlent pas, normalement.
– J'en ai pas la preuve, tu es la seule yaourtière que j'connaisse. Fais-en apparaître d'autres, si tu es ieud. Et des croquettes, j'ai la dalle.
– Hum, malheureusement, j'ai décidé de limiter mes pouvoirs afin de ne plus être tenté d'interférer avec ces cons d'humains. Je me suis juste laissé la possibilité de parler, car après tout, je suis le Verbe. Et je t'ai donné la parole pour que tu me tiennes compagnie.
– N'importe quoi pourrait dire ça. J'ai faiiim ! »
Sur ce, Mistigri quitta le rebord de la fenêtre d'un saut leste pour uriner sur le canapé, juste au cas où la yaourtière aurait tort.
*****
Dimanche 25 mai 2020
Ma Laure,
Je me suis réveillée le 18 mai avec un coup au cœur. Ton corps n'était pas là, à mes côtés, dans notre lit. Je me suis redressée d'un coup, prise de panique. J'ai cru que tu étais partie, que tu avais fui. Sous notre couette, ton pyjama rouge était resté, comme une blague cruelle. Je t'ai immédiatement appelée. Ton téléphone a vibré sur la table de nuit. Je suis restée là, complètement perdue, pendant plusieurs minutes. Un éclat a attiré mon attention : c'était notre bague de mariage. Je n'ai pleuré qu'à partir de ce moment.
J'ai passé la journée au lit, alors je n'ai rien remarqué avant mardi 19.
Mardi, donc, j'ai voulu appeler ma patronne pour m'excuser. Elle n'a pas répondu. J'ai appelé Tanya. Idem. J'ai commencé à croire que vous m'aviez tous abandonnée. J'ai appelé mes parents. Rien. Là, je me suis inquiétée. J'ai allumé mon PC. Peu de nouvelles.
Mon cerveau a fini par me signifier que quelque chose clochait, sans que je puisse mettre le doigt dessus. C'était comme si mon inconscient me démangeait. J'ai pris une douche, me suis fait un chocolat chaud et installée dans le canapé. Distraitement, j'ai allumé la télévision sur une chaîne d'informations en continu. Un message « programme non disponible » m'a accueillie. J'ai froncé les sourcils. Au moins, ils ne disaient pas de conneries. J'ai néanmoins changé de chaîne. La plupart fonctionnaient normalement, sauf toutes celles qui devaient présenter un programme en live, qui montraient un logo de problème technique.
C'est là que ça a cliqué. J'ai ouvert Twitter, les doigts tremblant sous ma fébrilité. Personne n'avait publié depuis la veille. Tout semblait s'être arrêté le 18 mai. J'ai foncé à une fenêtre : personne dans la rue. Mon cœur a commencé à cogner fort dans ma poitrine, un serpent glacé à sinué dans mon dos. J'ai enfilé des chaussures, attrapé les clefs et suis descendue. Au milieu des escaliers, je me suis arrêtée pour sonner chez les voisins. Personne ne m'ouvrit. J'ai fini par errer dans les rues de Lyon jusqu'à ce que l'idée s'imprime en moi. Tout le monde avait disparu. Ça, ou c'était un énorme prank, le genre qu'on ne voit que dans les films. Je suis remontée dans notre mon appartement, le regard vide et ai lancé internet.
Tout le monde a disparu
Tout le monde a disparu que faire
Dernier humain que faire
Dernier humain
Dernier humain sur terre
Seule
Il n'y a plus personne
Je suis la dernière humaine
Où est tout le monde
POURQUOI MOI ?
Laure de Chovecourt
Que faire seul
Que faire seul au monde
Robinson Crusoé
Personne survie île déserte
Survivre
À quoi bon vivre
Dépression
Dépression symptômes
Folie symptômes
Effet solitude humain
Survivre apocalypse
Espérance de vie femme
J'avais fait le plein d'infos, mais mon cerveau refusait encore la réalité. Ça ne pouvait pas arriver. Pas dans la vraie vie. Peut-être y avait-il encore quelques humains, quelque part. Sûrement, quand je me réveillerai demain, tout sera redevenu normal.
Je passai la journée en état d'apathie.
*****
Mistigri criait en boucle. Ses humains n'étaient pas rentrés. Ces salauds l'avaient abandonné ! Il était vexé que lui, le maître de la maison, ait été lâché par ses serviteurs ! Alors que la veille encore, ils le servaient avec bonne humeur, ce qui était normal vu qu'ils étaient sous les ordres de la mignonnitude incarnée. Il était profondément outré. Et affamé.
« Tu sais, Mistigri, les humains ont disparu, je les ai fait disparaître. Sauf une, pour voir ce qu'elle ferait.
– Les humains ont toujours été al, d'aussi loin que je me souvienne. Leur existence est un fait, et ce n'est pas une yaourtière qui me fera changer d'avis.
– Plus tôt tu te rendras à l'évidence, plus vite tu pourras aller manger.
– Ils reviendront.
– Je n'en ai ni l'envie ni le pouvoir.
– Écoute, fit le matou en se retournant, faut que tu arrêtes ton trip. Tu es une simple yaourtière. Tout ton délire, c'est qu'une façon de combler ton complexe d'infériorité parce que tu as servi qu'une fois.
– Je suis certes une yaourtière, mais je suis une yaourtière qui parle.
– Et alors ? Qu'est-ce que ça change que tu jactes ? Moi aussi j'peux l'faire, et personne en fait un fromage.
– C'est moi qui t'ai donné la parole. Il y a quelques jours, tu ne faisais encore que miauler.
– Je ne vois pas de différence. Que je miaule ou parle, je m'exprime. C'est pareil, au fond. »
Dieu en aurait eu la bouche coite, si la yaourtière en avait eu une.
*****
Mercredi 20 mai. Tout restait figé. Les chiens enfermés hurlaient à la mort, ceux libres avaient pris la place des passants et fouillaient les poubelles. Je décidai d'agir.
Bidons d'eau & purificateur d'eau
Nourriture (protéine, vitamines, fibres, en boite ou se conserve bien) & pour chiens
Graines (patates, carottes, pommes, blé...)
Médicaments (iode) et nécessaire de secours (compresses, désinfectant, ...)
Livres (potager, liste plantes comestibles et recettes, chirurgie, bricolage, dressage, atlas routier)
Essence
Tente
Nécessaire de survie (réchaud, couteau suisse, lampe rechargeable, ustensiles cuisine, couverture survie, sac couchage, trousse de toilette)
De quoi écrire
Instrument ? (guitare)
Armes
Outils ? sur place
PHOTO LAURE
Il fallait faire vite. De ce que j'avais lu, les chiens ne tarderaient pas à redevenir sauvages, une meute me serait alors utile pour les tenir à distance, eux et les autres animaux, en plus de me faire de la compagnie. J'avais hésité à m'entraîner à conduire une semi-remorque, mais cela aurait pris de trop de temps en plus de ne pas être adapté pour le tout-terrain. Un gros quatre-quatre avec une remorque suffira. Mais le vrai sablier, c'étaient les centrales nucléaires. J'avais une ou deux semaines avant qu'elles ne dysfonctionnent à cause de la diminution de la consommation d'électricité et ne finissent par relâcher un joli nuage radioactif. Je saurai que cela se sera produit quand la plupart des lumières s'éteindront. Il me faudra alors prendre de l'iode et la poudre d'escampette.
Ma destination était assez proche : le nord de l'Espagne. Les vents devraient m'éviter la venue desdits nuages et le climat doux me rendrait la vie plus agréable, tout en facilitant la culture. En attendant la première récolte, je devrais vivre de maraude et de ce que je trouverais.
Et ensuite ? Je n'aurai plus qu'à attendre la mort, dans une cinquantaine d'années.
Amoureusement,
Ta Mina
*****
Mistigri revint, les babines encore rougies. Il n'avait plus faim, et c'était une sensation très agréable. Il s'apprêtait à s'allonger sur le rebord de la fenêtre, bien chauffé par la journée, quand Dieu prit la parole :
« Qu'est-ce que ça t'a fait de tuer, de prendre une vie pour la première fois ?
– Pas grand-chose. J'avais faim, cette souris, c'était de la bouffe.
– Tu n'as pas songé à son existence ? À ce qu'elle avait pu vivre ? À ses enfants ?
– Et oit ? T'as pensé à quoi quand t'as fait sparaître les humains ?
– Hum, ce n'est pas pareil, ce sont mes créations, j'ai tout droit sur eux. Je suis en quelque sorte en dehors des règles.
– C'est oit qui a créé la règle qui me pousse à bouffer, oit encore qui m'a donné des griffes et des dents. J'm'en sers, c'est narmol. Et oit, tu as pensé à la mifa de l'humaine que tu as laissée en vie ?
– J'ai fait un tirage au sort. Elle ne peut pas m'en vouloir, c'est le hasard qui a décidé ! Disons que je lui ai offert une opportunité unique : vivre une situation digne de la fiction. Elle peut faire tout ce qu'elle veut, c'est une situation extraordinaire dans les deux sens du terme !
– Elle doit surtout se sentir seule. Même à moi, mes humains me manquent. Et pas uniquement parce qu'ils m'évitaient de bouger pour bouffer. Et puis, tu m'as créé pour te tenir compagnie, je te rappelle. »
La yaourtière se tut suffisamment longtemps pour que Mistigri puisse faire la sieste.
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