vérité.

Nuit du 23 au 24 Décembre 2034.

La fatigue imprègne chacun de mes membres tandis que je tiens Dae dans mes bras. Ses pleurs se sont taris depuis peu, mais il ne semble pas enclin à bouger. Ses doigts s'accrochent encore avec force à mon haut. Son visage se cache toujours dans le creux de mon cou et ses cheveux de me chatouiller la joue. Rien ne change, rien n'évolue et c'est insupportable.

— Dae...

Je veux bien être patient, mais je crois que ce soir, je suis arrivé à ma limite. Il m'est impossible de continuer cette comédie plus longtemps. Vu la réaction de Dae, je ne doute pas qu'il ait souffert de ce qu'il a vécu, mais c'est loin de notre présent et surtout s'il souhaite tourner la page une bonne fois pour toutes, il va falloir qu'il me raconte tout. Je m'apprête à l'appeler une nouvelle fois quand sa petite voix me parvient :

— Déjà en Corée, je n'avais plus un seul ami. Plus personne ne voulait me parler à cause de ce qui s'était passé...

Les problèmes des adultes ne devraient pas avoir de répercussions sur les enfants. Dae n'y était pour rien pour ce détournement d'argent, tout comme nos parents. Je fais un mouvement pour me reculer, mais mon frère me retient contre lui, pour ne pas être visible.

— Eomma et toi... vous m'avez dit que ça irait mieux en Angleterre. Qu'ici, je verrais des choses différentes, que je me ferais de nouveaux amis, que je ne serais plus jamais seul...

Il est coupé par un hoquet dû aux vestiges de ses sanglots. Je pose ma paume sur son crâne et caresse doucement ses cheveux blonds.

— Mais c'était faux.

Il me repousse, la tête toujours baissée pour éviter mon regard :

— J'étais seul. Tellement seul.

— Mais on était là...

— Il n'y avait pas de on, Sun, assène-t-il.

Cette fois, ses yeux se relèvent, me cherchent et acceptent de croiser les miens. Ils me défient de le contredire. Je peux y lire toute son amertume, sa détresse, mais surtout sa souffrance. Il ne joue pas, ne ment pas. Tout ce qu'il a vécu à cette époque le hante encore, ça se voit. L'unique réaction que j'arrive à avoir est de froncer les sourcils avant qu'il ne poursuive, plus sèchement :

— Tu avais tes copains et ton fichu Tim. Tu avais la cuisine avec eomma et même appa. Tu étais constamment avec eux. Vous étiez tous les trois et moi... j'étais tout seul.

— Tu n'étais pas seul, répliqué-je aussitôt.

Je tente de me persuader que Dae ne peut pas avoir raison. Bien entendu, je passais pas mal de temps avec nos parents et mes copains, mais je ne délaissais pas Dae pour autant. Ma vie tourne autour de lui, depuis cette époque et même peut-être avant. Je n'ai pas pu le laisser seul comme il semble le croire.

— Oh si !

— Tu avais toi aussi tes amis et tu faisais des sorties...

— Quels amis ? Quelles sorties ? m'interroge-t-il en croisant les bras devant lui. Vas-y, donne-moi le prénom de l'un d'eux !

Ma tête se baisse durant la réflexion. Ne trouvant pas de réponse, je recule en sentant la panique m'envahir. Je ne revois pas Dae avec un copain jouant à la maison. Pourtant, il a dû y en avoir. Il y en a forcément. Le plan de travail m'arrête dans ma fuite et mon regard vadrouille d'un point à un autre sans jamais se poser.

— Tu ne trouves pas, n'est-ce pas ?

Son ton est narquois. Quand mes yeux reviennent sur lui, son sourire semble me dire qu'il est fier de lui.

— Je... Il y avait...

Si cela était possible, mon cerveau serait en train de fumer sous la concentration que je lui impose et finalement, cela porte ses fruits. J'ai une illumination.

— Il y avait le garçon qui t'avait invité à aller au cinéma, au premier Noël qu'on a fait à Londres !

Je suis presque heureux de retrouver cette anecdote. Un rictus s'affiche même sur mes lèvres alors que le soulagement calme un peu mon rythme cardiaque. Mais je sais au fond de moi que ma réponse ne suffit pas. Je devrais me rappeler de son prénom. Du film qu'ils sont allés voir. S'ils avaient pris du popcorn. Cependant, je n'ai aucun souvenir de tout ça...

— Oh oui ! Très bon choix, grand frère. Parlons de lui ! s'exclame Dae en ouvrant les bras en croix. Discutons de ce cinéma !

Ses avant-bras viennent prendre place sur ses cuisses et son torse se penche en avant. Il me fixe, une lueur mauvaise dans les yeux.

— Parlons de la manière dont il m'a posé un lapin parce que ce n'était qu'une vaste blague qu'il avait montée avec les autres garçons de ma classe.

Ses mots défilent, entrent dans mon oreille, mais leur compréhension m'est impossible.

— Tu veux qu'on discute de quoi ? insiste-t-il. Tu souhaites plus de détails peut-être...

Quelques larmes, mélange de rage et de tristesse, coulent sur ses joues qu'il efface dans la seconde.

— Je suis resté deux heures devant le cinéma sous la pluie. Je préférais être trempé jusqu'aux os plutôt que de rentrer et que tu comprennes ce qu'il m'avait fait parce que c'est toi. Toi, qui as insisté pour que j'accepte. Tu ne m'as pas laissé le choix. Mais moi, je le savais qu'il allait me faire un truc comme ça, il m'aimait pas.

— Mais... pourquoi tu ne m'as pas dit que ce n'était pas ton ami ?

— Je te l'ai fait, souffle-t-il. Mais tu m'as répondu que ça serait l'occasion pour qu'il le devienne ! Pas besoin de t'expliquer que ça n'a jamais été le cas. Ce que j'ai découvert à la rentrée, c'est qu'il était venu au cinéma et qu'il a pris des photos de moi, accroupi devant. Toute la classe s'est foutue de moi jusqu'à la fin de l'année. Ils m'ont surnommé poule mouillée.

Il a un rire jaune.

— Tu comprends la blague ? Poule mouillée, la pluie et moi complètement trempé... C'était intelligent, tu ne trouves pas ? Très subtil !

Je prends appui sur le plan de travail pour ne pas m'écrouler. Je ne sais pas ce qui est le pire, ce qu'il a vécu ou sa manière de me l'expliquer. Il y a tellement de souffrance et de rancœur, c'est... Je suis au bord des larmes. J'ai l'impression d'être moi-même ce jeune garçon qui l'a humilié pendant des mois.

— Durant toute ma scolarité à Londres, j'ai été seul. Je n'ai eu aucun ami. Juste des enfoirés, plus abrutis les uns que les autres. Pour eux, j'étais trop bizarre, stupide, danseur, coréen, efféminé... et mon préféré, trop gay !

Je me frotte le visage, j'ai la nausée ou alors est-ce des vertiges. Ou peut-être les deux. Je ne sais plus. J'ai besoin de m'asseoir parce que j'ai l'impression de tomber de haut. Au sens figuré, c'est une certitude. Je suis en train de remettre tout mon passé en question. J'attrape la chaise qui servait de repose-pieds à mon frère il y a quelques minutes et m'écroule dessus.

— Je suis perdu, avoué-je, le regard dans le vide, les gouttes d'eau salée glissant en silence sur ma peau.

— Je l'étais aussi...

Je visualisais Dae comme un garçon extraverti qui se faisait des amis facilement contrairement à moi qui étais réservé. Je l'enviais même pour sa sociabilité. Je l'avais imaginé toujours entouré, admiré et bien dans son corps, son être...

— Je ne comprends pas, je... Pourquoi tu ne nous as rien raconté ? On aurait pu t'aider, on...

— Les parents étaient au courant. La maîtresse leur a dit, mais j'ai refusé que tu le saches. J'ai essayé de t'en parler à plusieurs reprises. Mais tu... Tu avais ta vie, tes amis, tes copines, ta cuisine. Je... Je ne voulais pas être le point noir dans ton quotidien si bien réglé.

— Ma vie n'était pas... bien réglée. Je n'avais pas énormément de copains, tu sais. Je faisais juste mon maximum pour...

Avec ce qu'il vient de me raconter, je me demande pour quelle raison j'ai fait tous ces sacrifices. Mon unique but était de le protéger et au final, c'est la seule chose que je n'ai pas réussi à faire.

— Je suis désolé, Dae-Dae pour tout ce par quoi tu es passé. J'aurais aimé le savoir et te soutenir correctement, mais je n'ai jamais failli à ma promesse ! J'ai toujours été là pour toi. J'ai toujours tout fait pour t'aider. Je...

— Cette fois-là, me coupe-t-il. Celle du cinéma. C'est la première d'une longue liste où toi aussi, tu m'as posé un lapin. Tu n'es pas venu me chercher, tu ne m'as pas emmené à Trafalgar Square pour voir le sapin comme tu me l'avais proposé, tu as oublié la limonade rose et les gâteaux, tu... C'est ce jour-là que tu as brisé ta promesse. Tu m'avais assuré être là pour moi... Mais tu n'as pas été là. Tu cuisinais ! Et tu as eu le toupet de me dire, presque les yeux dans les yeux... Que tu ne serais pas toujours là pour moi !

— Quoi ? Mais... pas du tout ! C'est pas ce que je voulais dire, tu... Je voulais juste dire que parfois...

J'ignore ce que je souhaitais dire à l'époque. Je me souviens seulement que Dae était rentré trempé, que je lui avais demandé de prendre une douche et qu'il avait eu un rhume carabiné les jours suivants. Mais les mots que nous nous sommes échangés sont loin, effacés depuis une éternité de mon esprit. Mais pas pour Dae. Ils sont toujours là, ancrés profondément en lui. Alors que je réfléchis quoi répondre, il renifle et essuie à nouveau son nez avec sa manche avant de me déclarer plus calmement :

— J'ai compris aujourd'hui... Avec tout ce qu'on a vécu ces derniers mois. Pendant des années, je me suis accroché à cette promesse, à cette déception, à des trucs de gamin sans chercher à voir plus loin, plus grand. À voir avec tes yeux.

— J'ai toujours été là pour toi, répété-je, hagard.

— Je sais, affirme-t-il. Tu m'as aidé et soutenu... dans l'ombre. Et moi, j'avais besoin de lumière pour le comprendre.

Soudain éreinté par ces révélations, je soupire et efface délicatement les pleurs qui strient mes joues. Je ne réussis pas à saisir comment nous en sommes arrivés là. À avoir chacun notre réalité qui s'avère aussi tronquée l'une que l'autre.

— J'ai juste fait ce qu'on attendait de moi. J'ai toujours fait en sorte... de suivre nos traditions, nos principes, pour tenir mes promesses, mais surtout pour que toi et les parents puissiez être heureux. Et je croyais que j'avais au moins réussi ça... Mais en fait, ce n'est pas le cas...

Je lève les yeux pour faire disparaître les nouvelles larmes qui menacent de couler.

— Sun...

Je déglutis bruyamment. Mon esprit refuse de faire face à mon petit frère. Je me sens tellement mal. J'ai mis toute ma vie de côté pour le bien-être de ma famille pour rien. Je revois tous mes sacrifices. Toutes ces heures où j'ai appris à cuisiner. Toutes ces fois où j'ai fait passer Dae avant moi. Toutes ces nuits où je me suis détesté d'être en colère contre Dae et envieux.

À tous ces souvenirs amers, ma poitrine se serre, comme si mes côtes se recroquevillaient sur elles-mêmes. Mes doigts frottent énergiquement mon plexus pour faire disparaître cette douleur, mais rien ne change. J'ai soudain la sensation de ne plus pouvoir respirer. Mon souffle devient chaotique. Mes paupières se ferment alors que je grimace. Tout se bouscule en moi et lapide avec précision mon cœur.

Les mains de Dae sur mes joues m'obligent à ouvrir brusquement les yeux sur lui. Je vois flou, mais son visage semble inquiet. Il m'appelle, je crois. En tout cas, ses lèvres bougent, mais je suis incapable de le comprendre, de lui répondre ou de penser à autre chose qu'à tout ce que j'ai fait de travers. Je ne sais plus où je suis, ce que je fais ici, qui je suis. Il n'y a plus que mes souvenirs et mes regrets.

— J'ai fait tout ça pour rien, murmuré-je malgré moi.

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