temporaire.

29 Juillet 2034.

— Ça pue ! crie Dae depuis le salon.

Il continue de se plaindre, mais je ne l'écoute plus. Ces dernières semaines, j'ai développé la fabuleuse capacité de faire abstraction de la voix de mon frère. Il passe son temps à parler, pour raconter des bêtises, se lamenter ou s'extasier de la moindre chose. Il est bavard et exubérant. Tout mon contraire. Tout ça en m'ignorant encore et toujours, comme si mon existence n'était qu'un mythe. Alors il a bien fallu que je m'adapte à ce comportement de Dae... Seulement pour ma santé mentale.

Je fais un tour sur moi-même pour visualiser dans son ensemble la pièce dans laquelle je me trouve depuis quelques minutes. Mais cela ne change rien à cet endroit qui va me servir de chambre dans les semaines et mois à venir. Ce n'est pas une chambre, cela ressemble plus à un placard aménagé qu'à autre chose. Un lit une place a été poussé contre le mur jauni sous la fenêtre en face de moi. À ses côtés, une vieille table de chevet semble sur le point de s'effondrer. Une ampoule nue se balance au bout d'un fil au plafond. Seule la commode donne l'impression de tenir le coup.

Mon père et Dae sont venus visiter des appartements en début de mois quand les résultats des examens sont tombés. Bien entendu, je n'ai pas pu les accompagner, il fallait bien que quelqu'un reste auprès de ma mère et des fourneaux du restaurant familial. Mais ils n'ont rien trouvé qui convenait en même temps aux exigences de mon frère et au portefeuille de nos parents.

Ils ont alors baissé les bras tous les deux, mais pas sans pousser des cris de désespoir ou de colère et m'ont laissé me débrouiller tout seul. Sauf qu'avec nos moyens, nous n'avions pas grand-chose en plein cœur de Londres, selon les désirs de Dae Hyun. J'ai donc pris ce qu'il y avait de moins horrible. Au moins, dans cet appartement, il y a deux chambres – ou plutôt une et demi – et toutes les commodités. Et sans cafard en option.

— Ça pue vraiment, répète mon frère, plus fort de peur que je ne l'ai pas attendu les vingt premières fois.

Alors oui, ça empeste. Les anciens locataires ont dû faire griller du maquereau sur un barbecue avant de partir, mais c'est toujours mieux que dormir dans les rues ou pire dans la même pièce que Dae dans un studio de quinze mètres carrés.

— Ouvre la fenêtre, lui conseillé-je.

Alors qu'il continue de râler de l'autre côté du mur, mon regard passe de ma valise que j'ai laissée à la porte, au sol à mes pieds... Il n'y a pas la place de la mettre à plat par terre pour l'ouvrir.

— C'est temporaire, murmuré-je pour moi-même. C'est temporaire.

Je soupire à m'en fendre le cœur et ramène mes cheveux en arrière. Ma vie est en train de devenir un véritable enfer, mais je ne peux rien faire contre ça. J'y vais même avec le sourire. Enfin façon de parler parce que, là, à cet instant, alors que je soulève difficilement ma valise pour la mettre sur mon lit, mes lèvres n'ont pas décidé d'esquisser le moindre rictus de joie.

— C'est temporaire.

La fermeture éclair de mon bagage glisse. Tous mes habits sont bien rangés, tassés. Je retire un pull et trouve ce que je cherchais. Mon exemplaire des Cinq petits cochons, d'Agatha Christie.

— Tu peux le faire, ce n'est...

— Qu'est-ce que tu dis Kwang Sun ? m'interrompt la voix de ma mère.

J'abandonne mes affaires et me tourne vers elle. Les bras autour d'elle, elle me regarde avec sérieux. C'est une habitude chez elle de faire ça, nous passer aux rayons X pour nous soutirer nos pensées les plus profondes. Si elle réussit à la perfection avec Dae, ce n'est plus le cas avec moi depuis des années.

— Je me demandais comment j'allais m'organiser pour ranger mes affaires.

Je lui mens, mais elle n'a pas besoin de savoir que je déteste cet endroit, cette situation et mon petit frère. Elle a un sourire triste, nostalgique. Sa bonne humeur à notre arrivée à Londres a disparu.

— Je te reconnais bien là. Tu as toujours été ainsi, déclare-t-elle.

Je baisse le regard sur mon livre que j'ai en main. Ranger, organiser, prévoir, réfléchir, lire, apprendre... Je passe ma vie à ça. Je suis quelqu'un de calme, réservé. Même si mon métier est de cuisiner, je ne sais rien faire de mes dix doigts en dehors de mes petits plats. Ma mère s'approche de moi et pose sa main délicatement sur la couverture.

— Tu l'as emmené ?

— Bien sûr.

Cet ouvrage est le premier souvenir positif de l'Angleterre que j'ai, je me devais de l'embarquer avec moi. Je déglutis avant d'ajouter :

— Il ne me quitte jamais.

— Tu as raison. Je suis sûre qu'il te porte chance.

Je ne peux empêcher mes sourcils de se relever sous l'étonnement de cette déclaration. Déjà l'idée qu'un livre ait cet effet est assez risible, mais en plus... Sérieusement, il faut qu'elle regarde mieux autour d'elle et qu'elle prenne conscience de ma vie. J'ai tout sauf de la chance. Je hausse les épaules, ne voulant pas la contredire et dépose mon bouquin sur la commode.

— Papa s'occupe du salon ? demandé-je pour changer de discussion.

Elle acquiesce. Normalement, il n'a pas grand-chose à faire en dehors d'accrocher des cadres et installer notre télévision. Un autre point positif à cet appartement est le fait qu'il soit déjà meublé. Ce sont pas mal de dépenses que nous avons pu éviter ainsi.

— Tu devrais aller l'aider à mettre les photos droites, lui dis-je doucement. Je vous rejoins vite, je n'ai finalement pas grand-chose à ranger.

Ses mains s'emparent de la mienne et la serrent. Elle baisse les yeux et murmure :

— Je suis si heureuse que tu sois ici avec ton frère, Kwang Sun.

Elle me caresse délicatement.

— Et ça me rassure de savoir que mon bébé ne sera pas seul dans cette grande ville... Merci...

Son bébé en question a quand même dix-huit ans, une longue liste de soirées où il a fini bourré, un ex-petit-ami avec qui il a fait plus que jouer au Scrabble, le bac et le permis en poche, mais surtout il va rentrer dans la plus prestigieuse école britannique d'arts. Je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur surnom pour Dae Hyun. Quoique, vu sa maturité...

— Tu n'as pas à me remercier. C'est normal...

Même si mon frère et moi n'avons pas une bonne relation – nous sommes clairement en froid, il reste ma famille jusqu'à la fin. Mes principes m'obligent à agir comme je le fais aujourd'hui. Je ne peux pas aller contre les directives de mes parents. Le suivre à Londres pendant au moins un an, habiter avec lui, prendre soin de lui... J'ai l'impression parfois de vivre pour lui. Pourtant, c'est moi l'aîné.

Ma main libre tapote celles de ma mère ce qui lui fait relever les yeux vers moi. Je lui adresse un sourire et comme toujours, même s'il est faux, il passe à la perfection. Elle ne se rend compte de rien et semble retrouver un peu de sa bonne humeur. C'est tout ce que j'espère.

— Ça te ferait plaisir d'aller manger dehors ?

— Oui...

— Très bien, s'exclame-t-elle, heureuse de ma réponse. Continue de ranger, je ne t'embête pas plus longtemps. Je vais aller le proposer à ton père.

Elle m'embrasse la joue après me l'avoir caressée tendrement. Elle ne tarde pas à quitter la pièce et je me dépêche de fermer la porte pour avoir un peu d'intimité pendant quelques minutes. Je vais m'asseoir sur mon lit et suis étonné en découvrant que le matelas semble plus que correct. Je n'ai pas tout perdu. Je soupire, le regard fixé sur le mur en face de moi, juste au-dessus du meuble.

— C'est temporaire.

J'attrape mon mobile et écris un message à Jeff pour lui raconter l'emménagement. Une fois envoyé, je laisse mon portable sur le côté et m'attelle finalement à défaire ma valise. Toute ma vie tient dedans et c'est un peu triste. Je range quelques habits dans un tiroir de la commode quand la porte de ma chambre s'ouvre en grand sans la moindre délicatesse et en encore moins de politesse.

Dae se trouve à l'entrée et m'observe, un immense sourire aux lèvres. Il fait ça, juste pour m'énerver. Je prends une profonde inspiration pour tenter de garder mon sang-froid face à lui. Son regard fait le tour de la pièce et il parait satisfait de ce qu'il voit et de savoir qu'il a la meilleure chambre.

— Qu'est-ce que tu veux ?

Il hausse les épaules pour simple réponse et fait un pas dans la salle sans me demander l'autorisation. Il donne un coup dans l'ampoule qui se balance au bout de son fil électrique et cela semble beaucoup l'amuser.

— Vire de là, sifflé-je entre mes dents.

Je perds mon calme. C'est quand même un comble. Il y a quelques mois, j'étais le mec le plus posé et zen d'Angleterre et maintenant, il suffit que je voie mon frère pour que mon sang commence à bouillir en moi.

— Pourquoi on n'est pas dans l'appartement des parents ? m'interroge-t-il finalement, d'un ton neutre.

Il fait référence à celui dans lequel nous logions quand nous habitions toujours ici en famille. C'est clair qu'il était très bien, surtout comparé à celui-ci.

— Ça leur ferait perdre de l'argent, dis-je.

Il leur rapporte plus que ce qu'il donne pour celui-ci. Alors ils sont gagnants. Puis je vais travailler donc mon salaire servira à payer toutes les courses du quotidien.

— En plus, il y a déjà un locataire. On n'allait pas le jeter dehors pour tes beaux yeux.

Il me tire la langue. Encore une preuve de sa grande maturité. Alors je le contourne et en posant ma main sur la poignée, je lui fais signe de sortir. Sans un mot, il s'exécute finalement et je me retiens de claquer la porte. Mes parents sont encore là après tout.

— C'est temporaire...

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