normal.

06 Décembre 2034.

Je sors de ma chambre, en soupirant. Je fais craquer mon cou, un peu trop raide à mon goût après avoir passé une demi-heure au téléphone avec ma mère. Elle avait eu un appel de Dae pendant le déjeuner, juste comme ça pour prendre de leurs nouvelles et ça l'avait inquiétée. Pendant dix minutes, elle n'avait cessé de me demander si tout allait bien pour lui. Après avoir réussi par miracle à la rassurer, elle s'était intéressée à ma vie les vingt minutes restantes.

Le boulot, la cuisine, l'appartement, les livres... Rien de différent des autres appels. Puis finalement, elle a amené la conversation sur ma vie sentimentale. Ils ignorent tout de l'existence d'Ezra et il est hors de question que je leur parle de notre relation. Jamais, ils ne l'accepteraient. Alors je ne lui ai pas dit. Je n'ai pas menti non plus. Je me suis contenté d'un simple et efficace :

— Je n'ai pas de petite-amie, eomma.

C'est subtil, j'en conviens, mais assez honnête pour que ma conscience ne se sente pas agressée. Pendant le silence qui a suivi ma déclaration, j'ai eu peur. Qu'elle sache déjà. Qu'elle ait tout deviné. Que Dae lui ait parlé d'Ezra et de mon lien avec lui. Mais finalement, elle s'était contentée de me dire :

— Il faut que tu sois heureux, Sun !

Cette phrase, ma mère me l'avait souvent répétée quand j'étais plus jeune. Surtout à notre arrivée en Angleterre, c'était sûrement son moyen à elle de se faire pardonner de nous avoir déracinés de Corée. Mais ce n'est pas cette vieille réplique qui m'a choqué. C'est l'utilisation du surnom. Sun. Mes parents ne m'appelaient pas ainsi. Pour le monde entier, j'étais Sun, mais pas pour eux. Jamais. Jusqu'à aujourd'hui.

— Tu viens m'aider ? demande Ezra me ramenant à la réalité.

Je tourne vers lui. Il est installé au comptoir, la tête baissée sur ce qui ressemble à un mots fléchés. Depuis que nous en avons fait un sur le canapé, Ezra en est devenu presque plus addict que moi. Quand il ne travaille pas, ne joue pas avec Crumpet ou Pancake ou ne regarde pas un animé avec moi, il remplit ses cases comme si toute sa vie en dépendait.

Cependant, à le voir ainsi, maintenant, des interrogations et des doutes envahissent mon cerveau. J'oublie tout le temps qu'il n'a que dix-sept ans. À cet âge-là, il ne devrait pas passer son après-midi à faire ce genre de choses. Il devrait être dehors avec une bande d'amis. Discuter, s'amuser, jouer, rire, voyager, visiter. Boire peut-être aussi. Vivre à fond tout ce que sa jeunesse peut lui apporter.

— Sun ? s'impatiente-t-il.

— Oui, oui...

Je pose mon téléphone sur le comptoir et me cale derrière Ezra. J'aurais pu m'installer sur la seconde chaise haute, mais j'aime bien le sentir entre mes bras comme ça. Je jette un coup d'œil aux cases et me plains aussitôt :

— Tu as déjà presque tout fait !

— Excuse-moi d'être intelligent, lance-t-il sarcastique.

Je ricane avant d'enfouir mon visage dans son cou pour embrasser doucement sa peau fruitée.

— En plus, si ton appel avait duré moins longtemps, tu serais revenu avant la fin !

Je grogne, en glissant mes bras autour de lui. Je le serre contre moi et hume son odeur avant de marmonner :

— C'était ma mère...

— Je sais. J'aime bien t'entendre parler coréen avec elle, déclare-t-il. C'est... sexy...

Je me fige à ses mots. Je me les repasse à plusieurs reprises dans mon esprit, mais ils ne trouvent pas d'écho. Comme s'ils n'avaient pas de sens pour moi. De plus, son odeur commence à me tourner agréablement la tête. Je ne réfléchis plus correctement. Ma main se glisse lentement sous son t-shirt alors que j'embrasse à nouveau son cou, à la naissance de sa mâchoire.

Heureusement, dans un éclair de lucidité, mon cerveau comprend que je m'emballe trop. Il faut que je trouve une échappatoire. Je me connais. Quand des fourmillements s'emparent de mon bas-ventre, comme à cet instant, ce n'est pas une bonne chose pour nous. Pour Ezra.

Depuis le weekend qu'Elliott et Hugo ont passé à l'appartement, ou plutôt depuis la conversation que j'avais eue avec le blond dans l'escalier de secours, rien n'a évolué. À plusieurs reprises, les choses se sont intensifiées entre Ezra et moi, mais dès que mes mains glissent trop près de son bassin, son corps se paralyse de peur. Il n'a plus fait de crise comme la première fois, mais nous n'en étions jamais très loin.

Je sais que je dois suivre le conseil de Hugo. En parler avec Blue est notre seule solution, mais je ne trouve jamais le courage d'entamer cette conversation. Je panique. Mon esprit fait ses propres suppositions sur les raisons d'une telle réaction et je ne suis pas sûr de pouvoir y faire face, de tenir le coup, d'être fort pour lui. Alors comme le lâche que je suis, je ne dis rien. J'attends et surtout j'arrête d'entamer le moindre rapprochement physique. Enfin j'essaie parce que ce n'est pas toujours facile de ne pas désirer la personne qu'on aime.

Je déglutis en avisant sa clavicule qui est visible. Chez Blue, pour une raison que j'ignore, cette partie de son corps m'hypnotise, m'excite beaucoup. Trop. Je me recule peut-être un peu plus brusquement que j'aurais dû, mais il faut que je mette de la distance entre nous. Pour me donner une contenance que je n'ai plus, je reprends mon mobile et vais allumer l'enceinte. Je choisis une playlist sur Spotify et quand tout est connecté, la musique envahit doucement l'espace. Je ferme les yeux et expire fortement.

— Qu'est-ce qui t'arrive ?

Mes paupières s'ouvrent et je regarde par-dessus mon épaule, Ezra qui a délaissé son jeu. Même depuis l'autre bout du salon, je peux apercevoir ses clavicules que son t-shirt trop grand laisse visibles. Je tente intérieurement de me calmer, mais je vais devenir fou. Je dis alors la première idée qui me vient :

— Et si on sortait ? Tu as peut-être envie de faire quelque chose !

— Non.

Il ne m'aide pas là. Je me frotte les yeux en passant les doigts sous mes lunettes.

— Tu es sûr ? On pourrait aller... au ciné, au... bowling... dans un café...

— Non.

Mes dents mordillent l'intérieur de ma joue, mal à l'aise.

— C'est quoi le problème ? m'interroge-t-il.

— Il n'y en a pas, m'esclaffé-je d'une voix trop aiguë pour être honnête. Je me dis juste qu'on... Que pour une fois, on pourrait faire un truc de ton âge, tu vois...

— Je vois ! Mais non, je suis bien là.

Sans m'en rendre compte, je lève les yeux au ciel et enfonce mon téléphone dans la poche de mon jean. Ma main va se caler sur ma nuque que je trouve de plus en plus raide. Je commence à la masser, les yeux fermés, tout en envoyant valser les images que mon esprit pervers se fait un malin plaisir de créer.

— Aux dernières nouvelles, on a pas vingt ans de différence ?

Sa voix est trop proche de moi. J'écarquille les yeux, étonné qu'il soit juste devant moi à présent. Je lui fais un sourire attendri. Mes doigts vont dégager son front avant de caresser sa joue. Il a une beauté unique. Je ne pourrais l'expliquer, mais elle me percute encore une fois, me faisant sourire comme un idiot.

— Je sais... Mais à ton âge, on rêve d'autre chose que de rester enfermé dans un appartement à faire des mots fléchés avec un mec fatigué par son double service et qui doit empester la bouffe.

Cette fois, c'est lui qui ricane à ma tirade. Ses doigts attrapent un bouton de ma chemise et tirent dessus alors qu'un léger sourire prend place sur ses jolies lèvres.

— Moi, j'aime bien ton odeur ! Elle me fait penser à un dimanche ensoleillé où on cuisine pour toute la famille qui se retrouve après une semaine de travail.

— Pardon ? m'étonné-je.

Il baisse les yeux, gêné.

— C'est stupide sûrement. Surtout que je n'ai jamais connu ce genre de moments, mais... Dans ma tête, c'est cette sensation que je ressens.

Je ne sais pas pourquoi il s'imagine ça, mais je m'en fous. Tant que mon odeur ne le répugne pas, ça me va. Je lui embrasse le haut du crâne avant qu'il le relève.

— J'aime être là, avec toi, nos animaux, nos mots fléchés, nos animés, ta cuisine et même ton frère. Le reste je m'en fiche... C'est comme si... j'avais un foyer, un vrai.

Ses mots me touchent. Peut-être plus que ça ne le devrait. Ou pas. Je ne sais plus. Mon regard passe sur chaque détail de son visage. Ses mèches bleues rebelles. Ses traits symétriques. Sa mâchoire fine. Ses lèvres rosées. Mais ce sont ses yeux noirs qui attirent mon attention. Profonds. Tourmentés. Comme si une tempête y faisait rage. Depuis quelques jours, il a décidé de ne plus mettre ses lentilles colorées et je comprends pourquoi il les portait. Sans, c'est comme s'il était à nues devant moi, je peux y déceler toute sa tristesse dedans.

— Je ne suis pas comme les gens de mon âge. Je ne l'ai jamais été.

Ses mains se plaquent de chaque côté de mon visage comme s'il ne voulait pas que je détourne mon regard de lui. J'ai envie de lui dire que j'en suis incapable, mais les mots se perdent dans ma gorge. À son tour, il me m'observe avec attention tout en se mordillant nerveusement la lèvre.

— Je ne suis pas normal, Sun.

Sa dernière phrase sonne différemment. Comme un avertissement, une mise en garde. Un frisson désagréable longe ma colonne vertébrale avant d'hérisser les petits cheveux dans ma nuque.

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