l'enfant.
10 Octobre 2034.
Dans un dérapage plus ou moins maîtrisé, je prends à gauche et poursuis ma course dans les rues de Chinatown. Ma main retient comme elle peut mon sac à bandoulière qui ballotte dans mon sillage. L'appartement n'est pas très loin de mon boulot, mais cela reste encore trop pour moi. Je suis essoufflé, n'ayant jamais eu le moindre talent ni même passion pour les efforts physiques, mais je ne lâche rien.
Mes enjambées s'allongent instinctivement quand la devanture du restaurant où je travaille apparaît dans mon champ de vision. J'y suis presque. Plus que quelques mètres. Je tourne dans la ruelle pour passer par-derrière et fonce. Cependant, ma course est brusquement interrompue. À deux mètres de la porte de service se trouve le gamin d'hier.
Pendant que ma poitrine monte et descend à un rythme irrégulier presque inquiétant, je l'observe. Accroupi pour se mettre au niveau de son chien, il joue avec lui en bougeant son index dans les airs pour que Crumpet le suive et sautille pour tenter de l'attraper. Il est mignon. Un sourire se dessine sur mes lèvres malgré moi. Avec tout ce qui s'est passé depuis ce matin, j'avais oublié qu'il m'avait dit qu'il viendrait.
Alors que le gamin continue de faire voler ses doigts, Crumpet a senti ma présence et se précipite vers moi. Lâchant un petit ricanement, attendri par ce minuscule chien, je me baisse et le caresse avec énergie. Même à la lumière du jour, cet animal est trop adorable.
Tout comme son maître...
C'est ce que mon cerveau pense quand je relève le regard vers lui. Il n'a pas bougé. Il a juste posé les bras sur ses genoux. Il me semble encore plus jeune et fragile que cette nuit lorsque je l'ai découvert les larmes aux yeux. Sa tête se penche sur le côté comme si, ainsi, il allait mieux nous observer et peut-être savoir pourquoi je le fixe.
Je devrais ouvrir la bouche et parler, mais ses iris bleus me paralysent. Même si je n'ai aucun doute avec le fait qu'il porte des lentilles, ils me paraissent si pénétrants que j'en viens à espérer les voir sans fioriture. Je ne peux m'empêcher de songer qu'il est beau...
Alors que mon cœur s'emballe un peu trop à mon goût à cette pensée, il me chuchote un « Salut » qui me retourne l'estomac. Sa voix est basse, douce, chaude... Elle est comme du miel. Elle est magnifique. Était-elle ainsi cette nuit ? Je n'en ai pas le sentiment. Ou la peur d'avoir à faire à un serial killer m'a retiré toute capacité d'apprécier à sa juste valeur ce son.
— Tu es venu ? l'interrogé-je sans même le saluer.
— Il semblerait...
Il ricane en enfouissant le bas de son visage dans ses bras. Seul son regard presque transparent est visible à présent. Sa bonne humeur plisse légèrement ses yeux et c'est trop mignon. Si ça avait été Dae, j'aurais mal pris qu'il se moque de moi, mais lui, non. Ça me fait même plaisir de le retrouver ainsi après l'avoir vu si dévasté cette nuit.
— Tu es...
Ma phrase est coupée par le bruit de la porte arrière frappant le mur. Mon regard remonte et découvre mon patron dans l'encadrement.
— Je ne te paie pas pour caresser des chiens, me hurle-t-il en coréen, les yeux lui sortant presque de la tête. Tu as déjà dix minutes de retard !
Il fait demi-tour, ne me laissant pas le temps de lui répondre quoique ce soit ou même juste m'excuser. Je grimace en me relevant.
— Je suis désolé...
— Viens, suis-moi, le coupé-je. Je vais t'expliquer pendant que je me prépare.
Il est surpris, mais quand je lui tends une main pour l'aider à se redresser à son tour, il l'accepte après un instant d'hésitation, les yeux grands ouverts.
— Par contre, pour Crumpet...
À peine ai-je prononcé le prénom qu'il le prend dans ses bras et me demande :
— Ça ira si je le porte et ne touche à rien ?
Un sourire s'affiche lentement sur mes lèvres. Lui et son chien me regardent avec une petite moue adorable, attendant ma réponse. Je hoche la tête et entre dans le bâtiment. Je débute mon récit :
— J'ai trouvé un véto pas très loin de mon appart. Je suis allé au cabinet à la première heure...
Je passe la porte des vestiaires réservés aux employés et la garde ouverte pour qu'ils me suivent.
— Il a pu l'ausculter presque aussitôt.
Je me dirige vers mon casier et le débloque en poursuivant :
— Il lui a fait deux points de suture, mais il a dit qu'en dehors de ça, il semblait en bonne santé.
— Oh c'est trop bien, ça, s'exclame-t-il.
Après avoir posé mon sac au sol, je déboutonne ma chemise tout en jetant un coup d'œil au gamin. Il paraît heureux d'apprendre ça et pourtant, c'est un chat qu'il a vu pendant seulement quelques minutes. Je secoue la tête pour me reprendre.
— Oui ! Par contre, il a remarqué qu'il était un peu maigre. Vu qu'il n'a trouvé ni tatouage ni puce, il suppose qu'il n'appartient à personne.
— Il... il est orphelin alors ?
Sa voix se brise à la fin de sa question. Je me tourne vers lui, il a les larmes aux yeux. Je pose ma main sur son épaule et le rassure :
— Plus maintenant. J'ai affirmé au véto que c'était mon chat et il a fait semblant de me croire. Comme ça on évite la mise en quarantaine pendant deux semaines.
— Tu vas l'adopter ?
Je hoche la tête en retirant enfin ma chemise que je pends à un cintre.
— Mon frère en est déjà dingue. Et moi aussi, avoué-je. Le véto va lui poser une puce et tout, mais il va quand même le garder deux jours, pour être sûr qu'il n'a rien puis on pourra le ramener à la maison.
J'enfile ma blouse de travail alors qu'un silence s'installe entre nous. Je boutonne mon haut en me tournant vers lui. Il est en intense réflexion.
— Sun, me présenté-je sommairement.
Il fronce les sourcils tout en se mettant à caresser le sommet du crâne de Crumpet. Je souris devant l'incompréhension.
— C'est mon prénom.
Tout son visage s'ouvre soudainement, rayonnant de bonheur. Son rictus est sincère et me fait fondre. Il ressemble tellement à un enfant.
— Ah ! Moi c'est Ezra.
Je suis heureux. Savoir comment il s'appelle me réjouit. Depuis que j'ai débarqué dans cette ville, les petits plaisirs de ce genre sont rares.
— Enchanté, Ezra.
Il hoche la tête pour seule réponse, glissant un peu sa capuche en arrière. Je commence à nouer mon foulard noir autour de mon cou comme mon patron le souhaite.
— Dis-moi, Sun... tu... tu crois que... le chat...
— Pancake.
Encore une fois, je l'ai pris au dépourvu et j'adore ça, voir son cerveau chercher une explication à mes bêtises.
— C'est comme ça que je l'ai nommé. En souvenir de Crumpet...
Je me penche un peu, caresse le museau du petit chien avec mon index et ajoute :
— Et de toi !
— En sou... De moi ?
Instinctivement, je passe une main dans ses cheveux, amusé par sa réaction. Comme si nous étions amis et pourtant ce n'est pas le cas. Je n'agis pas ainsi en temps normal, mais il me plaît vraiment bien. Il semble si naïf, si impressionnable avec un rien. Alors que je le détaille sans honte, j'en viens à souhaiter le connaître, à apprendre toutes ces petites choses qui font sa personne.
— Tu voulais me demander quelque chose ? lui demandé-je après m'être repris.
— Je... j'aimerais bien... juste... voir de mes yeux qu'il va bien...
— Oh ! m'exclamé-je, ne m'attendant pas à ça. Euh...
— On pourrait se retrouver quelque part et...
— Tu pourrais venir chez moi dimanche, lui proposé-je.
— Chez...
Il secoue frénétiquement la tête de gauche à droite, les yeux grands ouverts. J'avais soudain l'impression de lui avoir fait une demande malsaine ou illégale.
— Je... Non...
— Tu travailles ?
À nouveau, sa tête se dandine et pendant un court instant, j'ai peur qu'il se fasse mal. J'appuie une main sur son épaule et lui souffle :
— Ce n'est pas grand-chose, tu sais. Tu viens dans mon appartement avec Crumpet, je t'offre un thé, tu joues avec Pancake et tu retournes chez toi.
— Je ne voudrais pas te déranger, murmure-t-il, le regard baissé.
— C'est moi qui te le propose alors ça ne pose pas de problème.
Ses lèvres se courbent en un magnifique sourire qui réussit à atteindre ses yeux bleus. Il serre un peu plus son chien dans ses bras et il semble sincèrement heureux de ce que je lui dis.
— Tu me passes ton numéro pour que je t'envoie mon adresse par SMS ?
Son rictus se fane dans la seconde avant qu'il ne baisse la tête sur Crumpet.
— Je n'ai pas...
Il avait chuchoté avant de s'arrêter soudainement. Il ne veut sûrement pas le donner à un parfait inconnu, cela se comprend tout à fait.
— Tu n'as toujours pas ton portable ? lui demandé-je de manière rhétorique puisque je voyais bien qu'il ne dirait rien de plus. Attends !
Je farfouille dans mon sac et en sors mon carnet de mots fléchés avec un stylo. Je gribouille comme je peux mon adresse dans un coin ainsi que le code de l'immeuble. Je déchire la page et lui explique en lui tendant le bout de papier :
— On est au troisième, porte de gauche.
Il l'attrape timidement et le fixe, perplexe.
— Tu t'en souviendras d'ici dimanche ou tu veux que je le rajoute ?
— Non, non, je m'en rappellerai.
Il relève les yeux vers moi et nos regards se croisent. Malgré les lentilles, j'ai l'impression qu'ils pétillent de joie.
— Promis, susurre-t-il sans ciller.
Je crois que ce mot a l'effet d'une bombe sur moi. Je l'ai prononcé tellement de fois à mon entourage que l'entendre dans la bouche d'une autre personne est bizarre et ça devient même presque surréaliste quand je pense qu'il m'est adressé.
— Je vais te laisser travailler. Je suis désolé de t'avoir dérangé.
Il esquisse un sourire et je ne peux m'empêcher de lui ébouriffer encore une fois les cheveux. Il me paraît tellement enfantin et fragile que j'ai envie de le protéger comme j'en avais l'habitude avec Dae quand nous étions plus jeunes. Ses joues rougissent un peu alors qu'il fait quelques petits pas à reculons puis finalement, il fait demi-tour en me lançant :
— À dimanche après-midi, Sun !
Il disparaît à toute vitesse. Je ricane légèrement et après avoir changé de chaussures, je me dirige enfin dans les cuisines sous les remontrances légitimes de mon patron. Je suis en train de me laver les mains quand je me rends compte que j'ai hâte d'être déjà en fin de semaine. J'aimerais réellement en savoir plus sur sa timidité d'aujourd'hui, son autorité d'hier, son travail de nuit, ses cheveux et ses yeux d'un bleu artificiel, ses joues rosies... Sur lui tout simplement.
Ezra.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top