Hugo.

Janvier 2034.

Je connais Jeff depuis mon arrivée à Barnard Castle, il y a quarante-deux mois. Il est le premier à m'avoir laissé une chance malgré ma timidité, ma peur et mes lunettes de premier de la classe. Il avait beau être plus jeune que moi, il était celui qui prenait soin de moi. C'était la première fois que quelqu'un agissait comme ça avec moi alors il m'a amadoué avec une facilité affligeante, mais je ne regrette pas puisque nous sommes toujours amis.

C'est pour ça que j'ai décidé de l'inviter quand j'ai su que mon frère allait faire une soirée à la maison, et ce, malgré le fait qu'Elliott serait là. Jeff et Elliott, c'est une longue histoire. Pas forcément très intéressante, mais pleine de rebondissements. Il n'a pas ramé pour sortir avec Elliott, c'est au-delà de ça. Ils ont commencé par être coéquipiers au rugby puis amis. Un jour, alors que Jeff tentait de réconforter Elliott, il l'a embrassé et c'est parti comme ça. Malheureusement pour lui, Elliott a rompu, il y a quelques mois, mais cela ne les a pas empêchés de remettre le couvert à plusieurs soirées.

D'ailleurs, je n'aurais pas dû. Après tout, Jeff a toujours des sentiments pour lui alors se faire mener par le bout du nez ainsi n'est peut-être pas la meilleure façon pour lui d'aller mieux. Mais je le connais, s'il avait su qu'il y avait cette soirée et que je ne lui en avais pas parlé, il m'en aurait voulu. C'est clairement la dernière chose que je souhaite.

Puis j'ai envie de passer du temps avec mon ami. Depuis qu'il a débuté l'université, je ne le vois pratiquement plus et pour une fois que je ne travaille pas, autant que j'en profite pour me divertir même si ça sous-entend de cohabiter plusieurs heures dans la même pièce avec mon petit frère...

J'attrape un nouveau sac de courses et commence à poser les produits sur la table de la cuisine en essayant de faire abstraction des regards noirs que Dae me lance entre deux mouvements. J'ai l'impression que nous avons acheté assez de provisions pour les six mois à venir, je souris amusé par notre gourmandise.

— Hugo, je suis désolé.

La voix de Dae et l'utilisation d'un prénom que je ne connais pas m'interpellent. Je relève la tête et vois un jeune homme, dos à moi. Mon frère est à sa gauche, une main sur son épaule. Je peux déjà dire qu'il l'apprécie sinon il n'agirait pas ainsi avec lui.

— Est-ce que tu peux poser tes chaussures, s'il te plaît ?

Le dénommé Hugo se tourne vers Dae avant de baisser les yeux sur ses pieds. Je vois alors son profil. Ses cheveux d'un blond foncé sont relevés sur le devant. Quelques poils au niveau de la barbe lui donnent un côté négligé assez agréable. Il a un piercing à la lèvre qui me fait instinctivement mordiller la mienne. Il est petit et fin, mais il dégage quelque chose de fort. Il ne semble pas aussi fragile que son physique le laisse supposer.

— Oh, oui, désolé. Je ne savais pas.

Sa voix... Aïe ! Elle est éraillée, juste ce qu'il faut pour être sexy... Ils sortent de la pièce et je me reprends alors.

— Ça ne va pas bien de penser un truc pareil, murmuré-je pour moi-même.

— Tiens ! Donne-moi tes affaires, je vais les mettre dans ma chambre, propose gentiment Dae.

Du coin de l'œil, je vois Hugo filer son sac de cours. Il pose ensuite une question qui me surprend :

— Dis-moi, c'est... C'est qui ce Jeff ?

Son ton se veut nonchalant, mais il y a quelque chose de plus. Une tension. Une angoisse peut-être. Ady et Norman entament une conversation sur les bières qu'ils ont choisies, m'empêchant d'entendre la fin de l'échange entre Dae et Hugo, mais ce dernier ne semble pas ravi de ce qu'il vient d'apprendre.

Je pose un énième paquet de bonbons sur la table et la contourne en évitant habilement les garçons. J'ignore ce que mon cerveau me dicte de faire, mais je le fais et avec entrain en plus. Quand je me retrouve enfin à côté du dit Hugo, je lui souris et lui tends la main, en me présentant :

— Sun !

Son regard passe de mon visage à ma main à plusieurs reprises avant qu'il ne la serre.

— Hugo.

Il récupère son bras alors que le mien retombe mollement le long de mon corps.

— Tu es... de la famille de Dae ? m'interroge-t-il pour faire la conversation.

Mon sourire s'agrandit. C'est sûr que deux Coréens dans une ville comme Barnard Castle, il y a peu de risques à supposer ça.

— Tu trouves vraiment qu'on se ressemble ? le taquiné-je.

— Euh... Bah...

— Plutôt mourir ! s'exclame mon frère en redescendant les escaliers à toute vitesse. Je ne lui ressemble pas, jamais de la vie.

Il passe devant nous et entre dans la cuisine pour aller se blottir dans les bras de son copain. Je soupire, baisse les yeux un quart de seconde avant d'affirmer, sur un ton que j'espère neutre :

— C'est mon petit frère... Enfin aux dernières nouvelles !

À cet instant, je regrette d'avoir demandé ma soirée ou de ne pas être avec Adele. Ou de ne pas m'être enfermé dans ma chambre pour lire. Tout, mais ne pas passer plusieurs heures avec Dae. Hugo me tapote le bras et déclare :

— Ravi de te rencontrer, Sun. Sympa ton prénom !

Dire que je lui suis reconnaissant de tenter de me changer les idées voire de me réconforter alors que nous nous connaissons depuis approximativement une minute serait encore loin de la réalité.

— Ce n'est pas tout à fait mon prénom. Je m'appelle Kwang Sun, mais bizarrement, les Anglais ont du mal à le prononcer, plaisanté-je.

— Alors là, ils ne font aucun effort, ces Anglais. C'est si simple pourtant... Kang Sun ?

Nous éclatons tous les deux de rire à son élocution erronée.

— Non, mais Sun, c'est bien, tu sais, le rassuré-je, en posant une main sur son épaule.

La porte d'entrée s'ouvre derrière nous. Jeff pénètre dans la maison, suivi du géant, et je remarque à son sourire en coin qu'il est content d'être là. Au moins j'aurais fait un heureux ce soir !

La suite a été plus agréable, Dae étant trop occupé à coller son Ady d'amour pour m'embêter. Même pour ça, lui et moi sommes aux antipodes. Je ne suis pas autant tactile que lui, j'apprécie avoir une certaine distante entre la personne avec qui je sors et moi pour ne pas devenir ce que je déteste le plus : un couple qui se câline, s'embrasse sans gêne, sans se préoccuper des gens qui les entourent.

Mais j'essaie de voir le côté positif de la situation : il m'a laissé tranquille. J'en ai donc profité pour observer ce nouvel arrivant et une chose est sûre, Elliott compte pour lui. Je ne sais pas à quelle mesure, mais c'est indéniable. Aucun doute. Pas lorsqu'il le fusille du regard dès qu'il est trop proche de Jeff ou que sa jambe se met à danser la gigue quand Jeff passe une main sur les épaules gigantesques du rugbyman. Il me fait d'ailleurs un peu de peine à être seul, dans son coin, à ronger son frein donc je décide de le rejoindre sur le canapé.

Il détourne son attention d'Elliott et de sa énième bière par la même occasion et me fait le plus beau sourire que j'ai pu voir ce soir. Pendant quelques secondes, nous nous détaillons. Ou plutôt lui m'observe parce que contrairement à moi, il ne l'a pas fait avant.

— Tu veux en parler ?

Même s'il me semble très sympathique, je ne peux pas le forcer à se confier à moi alors que nous ne sommes personne l'un pour l'autre. Je remonte mes lunettes et il me sourit encore. J'aime bien ça.

— Du fait que j'ai bientôt fini ma bière ? Avec grand plaisir !

— Non, pas du tout, soufflé-je, amusé.

— Du fait que Sun est un super surnom et que j'en suis trop jaloux ? Moi, on ne peut rien faire avec Hugo.

Je ne le pensais pas comme ça, l'imaginant plus taciturne, mais il a de l'humour. Je baisse les yeux sur sa bière qui est peut-être responsable de cet état. Depuis que je l'ai vu dans la cuisine, je suis intrigué par ce mec. Je me penche vers lui, posant sans le vouloir une main sur son avant-bras pour lui dire quelque chose, mais il me coupe dans mon élan en ricanant.

— Ou du fait que tu me trouves absolument irrésistible ?

J'éclate de rire. Il est con. Et peut-être un peu réaliste, mais je m'abstiens de lui en faire la remarque. Une dernière gorgée de sa boisson et son regard cherche à nouveau Elliott. Ça me fait mal de le voir comme ça alors je tente de le distraire :

— Attention, je ne remets pas ton sex appeal en question, Hugo, mais je pense que j'arriverais à te résister...

Ses yeux d'un bleu profond reviennent sur moi. J'obtiens ce que je veux et même plus parce que je peux y lire le défi dedans. Sur un ton plus grave, plus sensuel aussi, il m'interroge :

— Réellement ?

Il se débarrasse de sa bouteille vide et se rapproche de moi. Ça va trop loin, mais au fond de moi, bien que je sois en couple, je n'ai pas envie qu'il arrête. Je déglutis à cette pensée, tout en me détestant. Lorsqu'il commence à caresser mon dos, je hurle dans mon esprit le prénom d'Adele pour ne pas flancher.

— Je peux faire craquer qui je veux. Je tiens ça de mon père à ce qu'il paraît.

— C'est vrai que tes pères sont canons, dis-je en me souvenant de la référence qu'il avait faite, un peu plus tôt dans la soirée.

Je suis à la fois soulagé et écœuré quand il se recule à l'écoute de ma phrase. J'ignore ce que j'ai dit de mal, mais en tout cas, ça a été radical.

— George n'est pas mon père, déclare-t-il plus sèchement que précédemment.

Mes yeux perçoivent le regard d'Elliott sur nous. Il n'a rien d'aimable. Il y a quelque chose entre eux, c'est certain. Alors même si ça m'embête pour Jeff, c'est peut-être une bonne chose, la meilleure pour qu'il puisse enfin passer à quelqu'un d'autre.

J'avale difficilement ma salive à l'idée qui vient de germer dans mon esprit. Je me rapproche de Hugo et prends quelques secondes pour savourer sa chaleur. Je ne peux pas me mentir, j'aime cette proximité. Et je me déteste d'aimer ça.

— Désolé si j'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas.

J'esquisse un sourire pour tenter de l'amadouer, mais je doute que ce soit le genre à s'attendrir si facilement.

— Mais sache que je peux faire craquer qui je veux aussi, lui susurré-je au creux de l'oreille, au plus proche de lui.

Je dépose un baiser à l'extrémité de sa mâchoire. Presque un effleurement. Mais je rejette toute responsabilité pour ce que je viens de faire. J'efface de mon esprit, la sensation que je ressens au creux de mon ventre et me recule, en essayant de ne pas donner l'impression de fuir le diable.

Elliott n'a rien loupé. Jeff non plus...

— Mais en fait, je voulais juste savoir si tu désirais parler de ce qui te prend la tête, tenté-je de retrouver notre conversation initiale.

Pour me conférer une contenance que j'ai clairement perdue entre notre flirt et mon bisou, je retire mes lunettes et les nettoie, un peu trop longuement. Puis ne pouvant pas feindre plus, je les remets et me tourne vers Hugo qui finit par me donner une réponse aussi peu sérieuse que les précédentes.

— Je me demandais juste combien de temps tu allais mettre pour venir me draguer. Et maintenant, je sais, Sun, ajoute-t-il quelques secondes plus tard.

Mon rire retentit dans la pièce, attirant cette fois l'attention de tous, mais mon hilarité s'arrête dès que Dae intervient :

— Comment tu as réussi ça ?

Il abandonne son copain et pour une raison obscure, s'installe entre nous, un bras passé sur nos épaules.

— Qu'est-ce que tu racontes comme connerie encore, Dae Hyun ? l'interrogé-je sèchement, sentant la pique arrivée à dix kilomètres.

— Aucune, Kwang Sun ! Je me demandais juste comment Hugo avait fait pour faire rire mon coincé de frère.

— Moi ce que je me demande surtout, c'est comment Hugo a pu être drôle, renchérit Elliott.

Même s'il le cache, je vois qu'Hugo est content ou alors soulagé qu'Elliott se rappelle son existence.

— Tu sous-entends que je n'ai aucun humour ? le questionne Hugo, en fixant Elliott.

— Je ne sous-entends rien... Je l'affirme !

— Ce n'est pas de notre faute si notre humour est trop raffiné pour des ploucs comme vous.

J'aime la réponse de Hugo, mais les yeux sombres de Dae se plantent dans les miens, m'empêchant de l'apprécier à sa juste valeur. Je ressens toute sa haine envers moi et ça me brise le cœur. Ce gamin aura ma peau. Physiquement ou mentalement, un jour, je craquerai.

Alors que j'essaie de faire abstraction de Dae, Hugo se lève et en passant à côté de moi, donne une petite tape sur la main de Dae en lui demandant de me laisser tranquille. Mon frère doit vraiment l'apprécier pour qu'il ne lui réponde rien et s'exécute même. Il sort de la véranda, nous abandonnant tous les six dans un silence assourdissant.

Pendant un moment, nous ne bougeons pas, hésitant après ce départ impromptu et finalement, Elliott le suit, sans un mot. Les traits de Jeff s'affaissent d'un seul coup. Dae s'éloigne de moi, s'installant à la place que Hugo a libéré. Il me donne un léger coup de pied dans la cuisse en prenant la parole tout bas :

— À quoi tu joues ?

— C'est qui ce mec ? l'interrompt Jeff, les poings fermés.

Nos regards se tournent tous vers mon meilleur ami qui semble paniquer et sur le point de pleurer.

— Hugo, répond Ady au bout d'un moment.

— Pas son prénom ! Lui ! C'est qui ?

Je déglutis et quand je m'apprête à me lever pour le rejoindre, Dae assène la vérité :

— Woody...

— Putain, chuchoté-je en fermant les yeux avec force.

Je me doutais qu'il y avait quelque chose entre eux, mais je ne pensais pas que c'était le Woody d'Elliott. Seul Norman donne l'impression de ne pas savoir de quoi nous parlons. Pourtant, quand on connaît un minimum le géant et qu'on a fait déjà une soirée arrosée avec lui, l'existence de Woody n'est plus un mystère. C'est une légende, un mythe qu'Elliott nous a fait miroiter pendant des années que nous venions de rencontrer et clairement, je ne l'imaginais pas comme ça le mythe. Il était encore mieux.

— Quand tu dis... Woody... Tu... Le Woody... Tu...

Jeff bafouille, se perd dans ses propres mots et peut-être même pensées.

— Ouais, son Woody.

Contrairement à ce à quoi je pourrais m'attendre, Dae parle doucement, sachant sûrement le mal que cela peut faire à mon meilleur ami et je lui en suis reconnaissant. Ady serre gentiment le genou de Jeff et même si j'aimerais le prendre dans mes bras, il me supplie du regard de ne pas le faire. Il ne veut pas craquer ici, devant les autres.

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