gages.

16 Décembre 2034.

Les clés m'échappent et s'écrasent sur le sol du palier dans un petit bruit métallique. Je soupire en me baissant pour les ramasser. Difficilement, je tente d'attraper celle qui m'intéresse, mais avec une seule main de libre, ce n'est pas facile. Avant que je n'aie pu réussir, la porte de l'appartement s'ouvre devant moi, laissant apparaître un Dae souriant.

— Je vous avais bien dit que j'avais entendu du bruit, s'exclame-t-il. Et il a même ramené le dîner !

Il sautille sur place avant de retourner dans le salon. Je baisse les yeux sur l'énorme sac en plastique que je me coltine depuis le restaurant. Il commence à être lourd et je n'aurais pas refusé que Dae m'en débarrasse.

— Merci, maugréé-je en levant les yeux au ciel.

J'entre et referme derrière moi en essayant de ne pas coincer Crumpet qui est venu me voir... ou plutôt sentir la nourriture que je trimballe. Tout en retirant mes baskets, je jette un coup d'œil dans la pièce principale où Dae a repris sa place par terre avec Ezra et Chad. Chacun se trouve sur un côté de la table basse qui accueille ce qui ressemble au Monopoly.

— Qui gagne ? m'intéressé-je en les rejoignant.

— Moi ! crie Dae en levant les bras en l'air. Je les ruine !

Je ricane et pose le sac sur le plateau sans prêter attention aux protestations de mon frère. Je me penche et me délecte du baiser qu'Ezra m'offre. J'aime rentrer du boulot et recevoir ce bisou. C'est comme si je redécouvrais à chaque fois ses lèvres. Je me redresse et tends la main à Chad qui la serre sans tarder.

— Merci, me déclarent en chœur les trois joueurs.

Dae a cessé de se plaindre et ouvre le sac comme s'il n'avait pas mangé depuis des semaines. Je retire mon manteau et le lance sur le canapé derrière Ezra. Je m'apprête à parler quand une forte odeur me fait grimacer :

— Mais qu'est-ce que vous avez fabriqué dans cet appart en mon absence ?

— Demande ça à ton copain !

Je tourne la tête vers Ezra dont les joues rougissent à vue d'œil.

— J'ai voulu préparer du poulet et...

— Il a tout fait brûler, intervient Dae. Même la poêle !

— Ma quoi ? étonné-je.

Sans réfléchir, je rejoins la cuisine et vois le corps carbonisé de ma super poêle.

— Je suis désolée, Sunny.

Je soupire et profite d'être dans cette pièce pour me laver les mains.

— Ce n'est pas grave, lui assuré-je. J'irai en racheter une demain.

Je m'essuie et retourne dans le salon où je m'assois sur le dernier côté de la table, en face de Chad qui n'a pas encore ouvert la bouche. Je le connais peu même s'il est venu à quelques reprises ici. Il apparaît toujours aimable et souriant.

— Je comprends mieux pourquoi vous m'avez demandé de ramener des trucs du resto, annoncé-je alors que Dae pousse une boîte de nems vers moi entre Mayfair et Oxford Street du Monopoly. Il ne reste plus de porc que j'ai préparé ce matin ?

Aussitôt, mon frère semble s'intéresser un peu plus à son plat alors qu'Ezra m'explique :

— Quand ils sont rentrés des cours, ils se sont jetés dessus comme des morfales !

Nous ricanons tous les deux et Chad s'excuse :

— Je suis désolé. Mais on avait eu danse classique et musculation toute l'après-midi et... C'était trop bon !

— Pas de souci, je suis content que ça vous ait plu !

— J'arrête pas de dire à Chad que tu es le meilleur cuisinier du monde et aujourd'hui, je lui ai apporté la preuve, affirme Dae avant de mettre un gyoza dans sa bouche.

Mes sourcils se relèvent à ce compliment. Je suis abasourdi qu'il puisse dire ça avec autant de naturel alors qu'un simple merci lui aurait écorché la langue, il n'y a pas si longtemps.

— Ouais, mais on pourrait le relayer de temps en temps quand même, intervient Ezra.

— Mais il sait faire des plats de ouf et nous, même cuire des pâtes est un vrai supplice !

Ezra hausse une épaule.

— On pourrait apprendre, annonce-t-il en prenant enfin ses propres baguettes. Je suis sûr qu'on pourrait réaliser quelques préparations simples.

Dae fait la moue.

— Mais j'aime trop quand c'est Sun qui nous concocte quelque chose...

Chad et moi rions à cette plainte enfantine.

— Moi aussi, mais il doit se reposer de temps en temps. Sun est ton frère, pas ton cuisinier personnel. Il a le droit de se faire servir également.

Dae ouvre la bouche et à mesure que les secondes passent, ses sourcils se froncent avant qu'il siffle entre ses dents :

— Je n'ai jamais dit qu'il l'était !

J'ai l'impression que ça commence à partir en live cette histoire. Avec Chad, nous échangeons un regard, il pense la même chose que moi.

— Pas la peine, tu agis comme si c'était le cas !

Je n'ai pas envie de gâcher cette soirée qui s'annonçait plutôt bien. Je pose alors une main sur celle libre d'Ezra et propose, un peu plus enjoué que nécessaire :

— Et si au lieu de vous chamailler, on mangeait ce que j'ai ramené ?

— On ne se dispute pas, Sun, me contredit Blue, avec cette autorité dans la voix qu'il a quand il défend quelque chose qui lui tient vraiment à cœur. Je veux seulement que Dae comprenne la chance qu'il a d'avoir encore son frère en vie, d'habiter avec lui et qu'il s'occupe si bien de lui. Je donnerai tout pour être à sa place.

Le silence qui suit cette déclaration me glace. Je déglutis et caresse la joue d'Ezra. Ce dernier a les larmes aux yeux. J'ignore quand est décédé Adam, mais une chose demeure sure, Ezra ne s'en est toujours pas remis. Je cherche quelque chose à dire, pour dégoupiller cette atmosphère, voire la détendre, mais Dae me coupe dans mes réflexions :

— C'est vrai...

Ma tête effectue un brusque quart de tour pour regarder mon frère. J'ai dû me froisser un muscle dont je ne connaissais pas l'existence jusqu'à aujourd'hui. Ma bouche s'ouvre sous la surprise de cette affirmation.

— Tu as raison, insiste-t-il. Je ne le pense pas, mais j'agis souvent comme si Sun était mon...

— Serviteur ? lui souffle Ezra alors que je foudroie du regard.

Il hausse les épaules, n'en ayant rien à faire. Il accomplira ce que bon lui semble.

— Peut-être, oui...

Dae baisse la tête vers sa boîte de gyozas qui doivent être froids à présent. Ses joues s'empourprent, signe que ses larmes ne sont pas loin. Je tends le bras, prêt à lui ébouriffer les cheveux pour le réconforter quand il murmure :

— Je suis désolé...

Mon membre retombe le long de mon corps et mes sourcils se haussent de surprise à l'écoute de ces mots. Mes paupières papillonnent longuement. Quand ses yeux embués se relèvent, je déglutis, le cœur serré.

— Je suis vraiment désolé, Sun...

Cette deuxième phrase me fait l'effet d'un électrochoc. Je lutte pour ne pas pleurer moi aussi et pose ma main libre sur son épaule en lui disant :

— C'est du passé, on oublie.

Le corps d'Ezra bouge à côté de moi. Je tourne mon regard vers lui, il est sur le point de faire une remarque. Oui, ma réponse est trop facile. Ce n'est pas encore effacé pour moi, pour mon esprit, ni même mon cœur. Et je ne pourrais sûrement jamais oublier tout ce que nous avons vécu ces dernières années. J'en garderai une blessure.

Mais le but n'est pas de mettre Dae plus bas que terre alors qu'il parait sincèrement vouloir améliorer les choses entre nous. Je souhaite juste retrouver mon frère et avoir une relation normale et apaisée. Pour le moment, c'est déjà bien suffisant. Avec Dae, il faut y aller par étape. Il a fait des efforts à l'appart, est revenu vers moi et maintenant, s'excuse avec franchise. Je serre la main d'Ezra pour lui demander de ne rien dire et cette fois, il m'écoute.

— Mangeons, ordonné-je gentiment. Ce n'est pas bon quand c'est froid.

Pendant de longues secondes, plus personne ne parle, le nez plongé dans nos plats qui sont bien entendu plus que tièdes. En observant mes nems, mon attention est attirée par le plateau de jeu. Je m'exclame avec enthousiasme :

— Et le gage ?

Le regard des trois autres se braque sur moi.

— Comment tu es au courant ? m'interroge Ezra, me faisant ricaner.

— Tu oublies que je vis depuis dix-huit ans avec cet énergumène. Quand il joue à un truc, il faut toujours qu'il y ait quelque chose à gagner.

— Ou à perdre. Sinon ça n'a aucun intérêt, explique Dae en me pointant de ses baguettes.

— Et le plaisir ? propose Chad.

— Aucun intérêt, répète mon frère avec sérieux avant d'enfourner son dernier gyoza.

— Alors ? insisté-je.

— Les vaincus sont obligés de réaliser la revendication du gagnant, donc moi !

Je vois dans le regard de Dae, l'impatience et la joie de ce qu'il s'apprête à faire subir à Ezra et Chad.

— À votre place, j'aurais peur de ce qui va vous tomber dessus, les préviens-je.

De manière très théâtrale, mon frère pose ses baguettes sur la table et croise les mains devant lui. Il plisse les paupières et fixe les deux perdants, un petit sourire en coin.

— Il n'oserait pas faire quelque chose...

— Mon cher ami, le coupe Dae. Chad. Ton gage, si tu l'acceptes et de toute manière tu peux pas le refuser, sera... de te teindre les cheveux !

— Quoi ? s'écrie Chad en écarquillant les yeux.

— C'est cool comme gage, soupire Ezra.

— Absolument pas ! Mes... mes cheveux sont magnifiques comme ça, s'exclame Chad, presque effrayé par cette idée. Mon blond est naturel et... quelle couleur ?

Le sourire de Dae s'agrandit avant de lâcher :

— Orange !

— Sérieux ? Plus jamais, je joue contre toi, râle le futur rouquin. Je te déteste !

— Moi aussi, je t'aime, se moque Dae.

La moue de Chad ne laisse aucun doute que ce n'est pas un gage qu'il apprécie. Pourtant, je ne trouve pas que ce soit terrible. Dae a déjà fait bien pire avec Elliott ou moi.

— J'en ferai une en même temps, déclaré-je sur un coup de tête.

Encore une fois, tous les regards se portent sur moi.

— Toi ? s'étonne Ezra. Quelle couleur ?

Je hausse les épaules.

— Blond ?

— La même...

La paume de Dae tournée vers le plafond se tend vers moi. Il me fixe, à la fois heureux et paniqué. Il a peur que je puisse refuser, mais je crois que posséder la même couleur que mon petit frère me tente bien. Je tape dans sa main et nous scellons ainsi notre pacte.

— Et toi Ezra ? l'interroge Chad.

Il semble peser le pour et le contre, se mordille la lèvre et me jette un coup d'œil. Je ne bouge pas pour ne pas l'influencer. C'est son choix.

— Pourquoi pas ! Ça fera mon gage comme ça, déclare-t-il, souriant.

— Ah non ! J'en ai un autre pour toi, lui annonce Dae.

— Lequel ?

Notre attention est toute focalisée sur mon frère qui se fait un malin plaisir de nous faire languir. Soudainement, son visage ravi s'adoucit, dévoilant une certaine sensibilité, presque une timidité.

— On échange nos chambres.

J'avale ma salive de travers alors que mes yeux ressemblent à des soucoupes. Mon cerveau m'envoie des messages d'erreurs parce que c'est la seule explication à ce que je viens d'entendre. Ezra est le premier à retrouver la parole :

— Tu veux qu'on...

— Ouais... Vous sortez ensemble, c'est logique que vous partagiez la chambre la plus grande.

— Non, c'est...

— C'est le gage d'Ezra, donc vous n'avez pas votre mot à dire, assène-t-il, d'un ton qui n'invite pas à la discussion.

Il se lève avec sa boîte vide et avant qu'il parte, je lui souffle :

— Merci...

Il effectue un geste vague de la main pour me signifier que je n'ai pas à le remercier et pourtant... Je ne sais pas s'il réalise. Ce n'est pas la chambre. Celle que nous avons nous convient parfaitement. Même si le lit est minuscule, nous trouvons toujours de la place pour être ensemble dedans. C'est plus le fait qu'il nous la laisse alors qu'il y a encore quatre mois, ça ne lui était pas venu à l'esprit que nous puissions avoir une autre organisation des pièces.

— Sinon, Sun, tu as reçu un colis, m'annonce Dae alors qu'il est dans la cuisine.

— Oh ! Chouette !

Je me redresse et file jusqu'au comptoir où nous mettons toujours le courrier. Un carton bien emballé m'y attend.

— C'est quoi ? m'interroge mon frère.

Il sort une bouteille du frigo alors que j'entends derrière moi Chad et Ezra commencer à discuter entre eux à propos de la couleur de ce dernier.

— Mon ancien téléphone. Je vais le donner à Blue, il n'en a pas.

Le bar nous séparant, Dae m'observe ouvrir le paquet un instant avant de reprendre la parole tout bas :

— Il n'a vraiment pas eu une vie facile, hein ?

Nous échangeons un regard avant de le porter sur Ezra qui sourit tout en parlant avec Chad. Il y a encore deux semaines, je n'aurais jamais pu imaginer qu'il puisse être aussi à l'aise avec quelqu'un d'autre que moi. Ça me fait plaisir de voir qu'il fait des progrès et qu'il s'ouvre aux gens. Je me retourne et continue de déchirer le paquet.

— Non, en effet...

— Je suis content qu'il soit tombé sur toi. Tu vas le rendre heureux.

Je suis à deux doigts de le questionner sur sa consommation d'alcool voire de drogues pour qu'il soit ainsi. Mais il ne m'en laisse pas le temps.

— Tu l'invites chez les parents pour les fêtes de fin d'année ?

Cette fois, je suis sans voix. Je n'ai pas de réponse à ça. C'est vrai qu'en y réfléchissant, dans une semaine, nous serons de retour à Barnard Castle et il va bien devoir que j'en parle avec Ezra. Savoir ce qu'il veut faire ainsi que ce que je désire... Suis-je capable de présenter Ezra à mes parents ?

— Je n'y avais pas pensé, avoué-je.

— Il va falloir.

Il me tapote l'épaule avec empathie tout en m'affirmant :

— Tu sais... Les parents l'apprécieront.

— Tu ne leur as rien...

— Motus et bouche cousue ! Mais toi, tu devras le faire...

Sur cette déclaration, il prend la bouteille de limonade rose et des verres qu'il avait sortis avant que j'arrive puis me laisse seul avec mes doutes et mes peurs...

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