escalier de service.

1er Octobre 2034.

Rentrant de notre weekend à Barnard Castle pour le Chuseok, nous avons à peine mis le pied dans l'appartement que Dae se dirige déjà vers sa chambre, sans un mot pour moi. Je le regarde juste me tourner le dos, s'éloigner de moi. Au sens littéral, mais aussi figuré. Nous nous déconnectons de plus en plus et je prends conscience qu'un jour, nous serons trop loin l'un de l'autre pour revenir.

Hugo a peut-être raison. Je dois lui parler, lui dire ce que je ressens, lui faire comprendre que je ne suis pas le méchant dans l'histoire, lui rappeler cette promesse que je lui ai faite quand nous étions hauts comme trois pommes, lui assurer que je l'aime malgré tout ce qu'il peut se passer. Mais je ne trouve pas les mots et encore moins le courage pour lui avouer tout ça.

Il disparaît finalement dans sa chambre et moi, je n'ai toujours pas retiré mes chaussures. Je suis encore debout dans l'entrée. Le sac de boîtes de restes de Chuseok que nos parents nous ont données dans une main et les clés de chez nous dans l'autre, je demeure figé par l'indifférence et le froid avec lesquels Dae agit avec moi. Je me mordille la lèvre et jette un regard autour de moi.

L'appartement a beau être pour nous deux, j'ai toujours l'impression d'y vivre seul. Entre mes horaires et le fait que Dae m'évite, la solitude me pèse. Seuls les dimanches après-midi, j'ai le droit à un court répit. Dae danse dans le salon et je le contemple depuis ma cuisine. La musique et sa présence me soulagent, m'aident à supporter la semaine qui va venir.

J'ai besoin de lui dans cette ville. Sinon, je vais dépérir au fil des mois. Mais il ne le réalise pas...

Prenant une profonde inspiration, je me lance. Je fonce tête la première dans la gueule du loup sans penser aux répercussions que cela va créer. Au passage, je pose le sac sur le comptoir et sans retirer mes chaussures ou même ma veste, vais frapper à sa porte close. Un coup. Deux. Au cinquième sans réponse, je comprends qu'il se fout complètement de moi et ouvre sans autorisation.

— Ne te gêne surtout pas !

Son ton est sec, presque méchant. Il croise les bras devant lui, alors qu'il se redresse, le dos contre le mur à la tête de lit. Il ne pouvait pas être plus clair pour mettre une distance entre nous.

— Si tu m'avais répondu, je n'en serais pas arrivé à cette alternative.

— Toi qui es si intelligent, tu n'as pas pensé que ne pas en avoir en était justement une ?

Son début de phrase me surprend. J'ignore de quoi il parle. C'est la première fois qu'il me fait ce genre de remarque.

— Tu ne pourrais pas faire une pause cinq minutes, s'il te plaît ? lui demandé-je avec cette pointe de supplication que je déteste.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Peut-être parce qu'on vit ensemble ici et que si tu continues, ça va être invivable pour tous les deux, lui expliqué-je.

— Tout va bien pour moi, merci.

Je baisse la tête en ricanant. Tu m'étonnes, son existence est celle d'un prince. Mais je ne m'emporte pas en lui en faisant la remarque. À la place, j'essaie de réfléchir. De penser à tout ce que je voulais lui dire en entrant dans cette pièce, mais tout s'est évanoui. Tout a été effacé par ce gamin pourri gâté qui me sert de petit frère. Je me pince l'arête du nez avec le pouce et l'index.

— Tu te...

— Et ce n'est pas moi qui t'ai dit de me suivre ici, m'assène-t-il.

Je relève le regard vers lui. La haine. Je la vois. Elle est présente dans ses yeux. Bien installée, flambant avec intensité. Elle me retourne le cœur, le fracasse, le piétine. Me coupe presque la respiration. Jusqu'à maintenant, nous nous lancions des piques, nous nous ignorions. Mais il est passé au niveau au-dessus.

— Si tu n'étais pas un putain de lèche-cul avec les parents, tu n'en serais pas là.

Nous en sommes aux phrases acerbes ! Je suis plus âgé et plus mature que Dae, mais malheureusement, je suis aussi et avant tout un être humain et ce qu'il vient de me dire me fait mal. Alors je tombe dans le jeu de la méchanceté, dans la facilité :

— Parce que tu crois que le lèche-cul rêvait de vivre ici ? Qu'il a eu réellement le choix ?

Il a une moue dédaigneuse pour me signifier que je peux lui dire tout ce que je voudrais, il ne m'écoutera pas. Que ça rentre dans une oreille et repart aussitôt par l'autre.

— Je n'en serais pas là, si tu n'étais pas un putain de gamin incapable de s'en sortir tout seul.

— Je n'ai besoin de personne, me crie-t-il, hors de lui.

Il se lève pour pouvoir me faire face.

— Et surtout pas de toi !

Son affirmation me ferait presque rire si je n'étais pas aussi énervé après lui.

— Vraiment ? Et tu ferais comment ? Explique-moi ! Tu ne sais pas cuire des pâtes ni faire une lessive. Ça fait un mois qu'on est ici et tu n'as pas passé une seule fois l'aspirateur ou fait les courses. Je ne suis même pas sûr que tu saches à quoi ressemble le magasin !

— Bien sûr que je pourrais faire tout ça !

— Et l'argent ? Tu crois que l'argent que tu as utilisé pour tous les verres que tu as payés depuis qu'on est à Londres est tombé du ciel ? Qu'il pousse dans le parc du coin ? Que ce sont les parents qui te le donnent ? Non, c'est moi, c'est mon putain de salaire ! Alors le putain de lèche-cul te demande de baisser d'un ton.

— Je... Je n'en ai pas besoin, me crache-t-il.

Mais nous savons tous les deux que c'est faux.

— Tu peux arrêter de m'en donner.

C'est la même chose. Il sait pertinemment que jamais je ne pourrais lui couper les vivres. Mais ainsi, il l'a dit, il ne me doit rien. Ou si peu.

— T'es un crétin, balancé-je.

— Tu...

— Tu ne changeras jamais. Quoique je dise, quoique je fasse, tu resteras ce petit crétin arrogant avec moi.

Je fais un pas en arrière en le dévisageant comme si je ne l'avais pas vu depuis une éternité. Et au fond, c'est peut-être la réalité. Je découvre aujourd'hui un gamin que je ne connais pas. Cette haine, cette manière de me parler, de me renvoyer balader, ce manque de reconnaissance... Tout ça ne correspond pas au petit garçon qu'il était. Celui qui criait dans notre salon que j'étais le meilleur au monde et qui avait besoin de moi pour être heureux. Nous avons grandi... Lui, bien plus vite que moi, sans doute. Arriver à un certain âge, les frères doivent peut-être se séparer...

— À qui la faute à ton avis ?

Il ne manque pas d'audace en tout cas.

— Certainement pas la mienne, affirmé-je, sûr de moi. Tu es quelqu'un de bien, Dae Hyun, mais parfois, il faudrait que tu prennes un peu de recul et que tu arrêtes de te regarder le putain de nombril.

Sans un mot de plus, je fais demi-tour et pars d'ici. De sa chambre, mais aussi de l'appartement. Quand la porte claque derrière moi, mon cerveau semble prendre conscience de ce qu'il vient d'arriver à l'intérieur. J'ai perdu mon sang-froid. Je n'aurais pas dû me laisser aller ainsi. Ces insultes, ces remarques, ces mots n'auraient jamais dû passer la barrière de mes lèvres. C'est sûr que maintenant, les choses ne vont pas s'arranger entre nous.

Je grogne en passant les mains dans les cheveux, me décoiffant complètement. En plus, de ça, je me retrouve sur le palier sans savoir où rendre et surtout sans avoir un endroit où me réfugier. Dans tous les cas, je ne peux pas rester ici. Je fais un pas vers l'ascenseur pour descendre, mais les rues londoniennes ne me tentent pas plus que ça.

La porte qui mène au toit apparaît soudain comme la bonne solution pour me vider l'esprit. Je ne tergiverse pas et m'engage dans l'escalier de secours, mais je m'arrête avant d'arriver en haut. Je préfère m'asseoir sur une marche, le dos appuyé contre le mur de l'immeuble. La tête basculée en arrière, je réussis tout de même à observer les fenêtres illuminées des bâtiments qui entourent la cour intérieure.

Pendant un temps indéterminé, je regarde avec intérêt et presque masochisme, le couple de l'autre côté, préparer un dîner. Cette mère jouer avec son fils. Cet homme âgé lire un journal. Cette adolescente se dandiner devant un miroir de sa chambre. La vie grouille, explose partout autour de moi et je me sens encore plus seul. Les larmes coulent sans que je ne cherche à les stopper. De toute manière, j'en serais incapable.

J'ai l'impression d'avoir perdu mon frère.

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