dimanche félin.

15 Octobre 2034.

La musique envahit tout l'appartement depuis trois quarts d'heure. Les meubles ont été poussés contre un mur, la table basse perchée sur le canapé. J'entends ses mouvements de danse, ses pieds nus sur le sol du salon. Je secoue la tête tout en mélangeant énergiquement la préparation pour les muffins au citron et aux graines de pavot.

Les voisins doivent nous détester parce que depuis qu'il a commencé les cours, Dae passe ses dimanches après-midi à s'entraîner sur tout ce qu'il a pu apprendre pendant la semaine. Il a cette faculté à travailler jusqu'à épuisement pour être le meilleur dans ce qu'il entreprend. Capacité qui m'impressionne et m'inquiète même si je ne lui dis plus rien. À quoi bon ? Il ne m'écoute plus depuis une éternité.

Mais au fond, je me connais. Si je cuisine toujours à ces moments-là n'est pas un pur hasard. Je le fais exprès pour pouvoir surveiller qu'il va bien. Mais aussi pour pouvoir l'observer du coin de l'œil par-dessus le comptoir qui sépare les deux pièces. J'aime lorsqu'il évolue dans le salon comme il le faisait plus jeune.

D'ailleurs, je ne peux pas me retenir plus longtemps et lève le regard vers lui. Il y a dix ans, quand il a commencé à danser, il me montrait chaque mouvement en me disant son nom. J'ai appris ainsi des pas, mais aujourd'hui, ceux qu'il effectue sont bien plus compliqués, plus gracieux. Mon fouet se fige dans ma pâte alors que je reste scotché par ce que je vois.

Il réalise une arabesque. Cependant, sa jambe gauche qui se trouve en arrière n'est pas à l'horizontale, mais forme un arc de cercle dans son dos. Ce dernier est cambré et ses bras dessinent un rond autour de sa tête. Il tient la position puis sa jambe redescend, frôle le sol et il se laisse glisser en grand écart latéral. Il ne semble même pas souffrir, c'est comme si c'était naturel pour lui. Je le savais souple, mais là, c'est au-delà de ma compréhension. Je referme la bouche en réalisant qu'elle s'était ouverte sous la surprise de l'enchainement de Dae. Je déglutis, toujours autant émerveillé par mon frère et ses qualités de danseur.

Je sursaute et reviens alors à moi quand Pancake saute lestement sur mon plan de travail. Sans un regard pour moi, il monte sur le comptoir et s'assoit dessus comme pour, lui aussi, assister au spectacle que Dae donne. Je souris, attendri. Ça fait que quatre jours qu'il est à l'appartement avec nous et même si c'est censé être un chat de la rue, j'ai l'impression qu'il a déjà trouvé ses repères et ses petites habitudes.

La bonne chose à faire serait de lui dire de descendre du meuble, mais à la place, je lui caresse le haut du crâne. Geste que nous adorons complètement tous les deux. Je verse ensuite ma pâte dans les moules que j'avais préparés au préalable et termine par les mettre au four. Tout en chantonnant les paroles de la chanson qui résonne pour la quinzième fois au moins, je fais la vaisselle et range la cuisine ayant déjà réalisé les plats pour que Dae mange les soirs alors que je suis au boulot.

Je lance le torchon sur le comptoir à quelques centimètres de Pancake, mais il reste stoïque, pas le moins du monde affolé par mon geste. Je l'attrape doucement puisqu'il a encore peur d'être pris dans les bras. Mes doigts passent dans sa fourrure fournie au moment où la musique s'arrête brutalement. Je relève le regard et vois Dae debout devant notre chaine Hifi, son portable à la main. Il se fait craquer le cou, me signifiant qu'il a fini de s'entraîner.

— Déjà terminé ? l'interrogé-je, gentiment.

Il se tourne légèrement vers moi pour me jeter un coup d'œil comme s'il était surpris que je sois présent alors que bon, aux dernières nouvelles, j'habite là moi aussi. Malheureusement. Il reporte son attention sur son écran en marmonnant un oui du bout des lèvres. Je bascule la tête en arrière à peine une seconde en expirant par le nez pour garder mon calme. C'est toujours comme ça quand j'essaie de discuter avec lui depuis six mois.

— Un ami doit passer à l'appartement...

— Je sors, me coupe-t-il en se dirigeant vers moi.

Souriant, il caresse le chat qui ronronne, avant d'aller s'enfermer dans la salle de bain pour prendre une douche. Je soulève Pancake à hauteur de mes yeux et lui parle comme s'il pouvait me comprendre ou mieux me répondre :

— C'est sa manière de me dire d'aller me faire foutre, je crois !

Bien entendu, je n'ai pas de réaction alors je hausse les épaules et le libère. Il se faufile jusqu'au coussin que j'ai installé spécialement pour lui sur le rebord de la fenêtre. Je vois en même temps le chantier que mon frère a laissé. Une main ramène mes cheveux en arrière avant que j'abdique. Je range le tout en moins de cinq minutes et c'est peut-être pour ça que ça m'agace que Dae ne l'ait pas fait lui-même.

Je rallume la chaine Hifi et y connecte mon téléphone en Bluetooth. J'enclenche une playlist de Spotify sans vraiment regarder les titres et vais chercher mon bouquin dans ma chambre. Allongé sur le canapé, la tête contre un coussin, je reprends ma lecture avec plaisir et Pancake ne tarde pas à me rejoindre. Sous mon livre que je surélève un peu, je l'observe faire. Il hésite à poser une patte sur moi au niveau de mes jambes, me renifle puis se lance finalement. Il grimpe sur ma cuisse et remonte doucement jusqu'à mon ventre où il prend place.

Il se recroqueville sur lui-même et après quelques secondes, j'entends son ronronnement résonner. Je souris alors comme un idiot parce que j'ai l'impression qu'il commence à me faire confiance. Je meurs d'envie de le caresser, mais de peur de le faire fuir, je me retiens. J'en oublierais presque mon bouquin. Quand une quinzaine de minutes plus tard, Dae sort de la salle de bain, une serviette autour de la taille, il nous regarde, surpris de nous trouver ainsi puis sans un mot, entre dans sa chambre.

Ce n'est que lorsque le four sonne m'annonçant la fin de la cuisson de mes desserts que je remets enfin un pied dans la réalité. Abandonnant mon ouvrage, je caresse notre chat en lui disant d'une voix la plus douce possible :

— Désolé minou, mais ils vont brûler si je n'y vais pas.

Je me redresse lentement pour qu'il ne tombe pas, mais saisisse qu'il doit partir. Une fois fait, je me dépêche d'aller retirer les muffins et les mettre sur le comptoir afin qu'ils refroidissent.

— Non, oublie ! Ce n'est pas pour toi, préviens-je Pancake qui, intéressé, s'était approché de la cuisine.

Comme s'il m'avait compris, il s'arrête et miaule. Mon ricanement sort en prenant conscience de ma ressemblance avec ces vieilles filles qui n'ont plus que leur chat pour vie sociale. Je balance la manique qui tombe dans l'évier mouillé, me faisant râler. J'inspecte d'un peu plus près mes gâteaux. Une certaine satisfaction s'empare de moi, brisée par la sonnette de la porte.

Un sourire fleurit sur mes lèvres, sachant très bien qui est notre visiteur. Après avoir avisé de l'endroit où se trouvait Pancake, je rejoins l'entrée et jette un coup d'œil à mon reflet dans le miroir. Juste pour être sûr d'être présentable. J'époussète inutilement le devant de mon jean et ouvre la porte sur un Ezra légèrement caché par sa capuche, à un mètre de moi.

Les premières secondes, nous les passons à nous observer, sans savoir quoi dire. Après tout, nous ne nous connaissons pas, mais nous n'allons pas rester ainsi et risquer que Pancake se fasse la malle entre nos jambes. Alors même si j'ai la soudaine envie de regarder ses joues devenir un peu plus rouges à mesure que le temps défile, je me décale sur le côté pour l'inviter à entrer en le saluant :

— Bonjour !

Tout en serrant Crumpet dans ses bras, il hoche rapidement la tête pour me répondre et s'exécute. Sans que je lui demande, il retire ses baskets pendant que je referme derrière lui.

— Tu as trouvé facilement ? l'interrogé-je.

Même si ce n'est pas le sujet de conversation du siècle, il faut bien que nous commencions quelque part parce que nous n'allons pas rester muets tout le temps qu'il sera ici.

— Oui.

OK, s'il n'y met pas du sien, nous allons vite nous retrouver comme des abrutis à se regarder dans le blanc des yeux. Il fait basculer sa capuche en arrière, dévoilant sa tête. Il est toujours aussi bleuté, aussi timide, aussi beau. Il faut que j'arrête de penser ça dès que je le vois.

— Euh... Pancake est sur le rebord de la fenêtre, lui appris-je en faisant un signe de la main vers le salon où le chat s'est réinstallé à sa place favorite.

Ezra regarde dans la direction que je lui indique puis son chien. Puis moi. Brusquement, il me tend Crumpet ou plutôt me le fourre dans les bras et marche vers le spot pour la sieste de Pancake.

— Par contre, si tu veux le prendre dans tes bras, fais-le doucement. Il a encore un peu peur, lui expliqué-je pour éviter que le félin tremble de tous ses membres ou s'enfuie en courant sous mon lit comme ça a été le cas quand il est revenu de chez le vétérinaire.

Il ralentit son avancée pour laisser le temps à Pancake de l'apercevoir et se faire à sa présence. J'en profite pour caresser un peu Crumpet qui ne fait aucun bruit, pas le moins perturbé que son maître me l'ait refilé comme il l'a fait.

— Il s'est bien habitué ? me demande Ezra, en gratouillant le cou de Pancake qui semble se régaler.

Je relève les yeux après que son chien m'ait léchouillé les doigts.

— Euh... Oui. Et à toute vitesse. C'est comme si on l'avait toujours eu avec nous. Il nous suit partout, monte sur le comptoir et a réquisitionné cette place pour la sieste.

Je m'approche en continuant de parler, la main dans les poils soyeux de Crumpet :

— Tout à l'heure, pendant que je lisais, il est venu se mettre sur mon ventre.

— Il devait être adorable...

— Oui, en effet.

— Il est beau. Et il semble heureux maintenant.

Sa voix basse et douce montre son affection pour les animaux et encore une fois sa timidité. Nous sommes loin de cette autorité étonnante dont il a fait preuve à notre rencontre quand il m'a demandé un sécateur. C'était sûrement la panique qui le faisait alors parler et je crois que j'aime bien ce trait de caractère chez lui. Le fait que le sort d'un chat lui soit important le touche réellement. Je souris, attendri par Ezra.

— Oui, il l'est, je pense. En tout cas, quand il prend toute la place dans mon lit, il n'est pas à plaindre, affirmé-je joyeusement.

Il rit avant de tourner la tête vers moi. Lui aussi est heureux à cet instant. Il reporte son attention sur le chat et instinctivement, mon regard le détaille. Un pantalon en toile noir et le même hoodie. Les deux sont beaucoup trop grands pour lui. Quand je rencontre des personnes comme Ezra porter des vêtements si amples, je ne peux m'empêcher de songer qu'elles tentent de cacher leur corps, pour une raison ou une autre.

Rapidement, j'écarte l'image de son corps de mon esprit. Même si l'idée de le voir ne me déplait pas, il n'est pas ici pour que j'aie de telles pensées. Pour me canaliser, je respire à fond et pose Crumpet par terre qui se roule en boule au pied du canapé en regardant autour de lui. Il semble aussi timide que son maître. Quand je reporte mon attention sur Ezra, je remarque qu'il a pris Pancake contre lui et s'est tourné vers moi.

— Sa blessure a...

Il est coupé dans sa phrase par l'ouverture de la porte de la chambre de Dae. Ezra et même Crumpet relèvent les yeux vers mon frère qui les fixe un peu trop pour que ça soit poli. Mes deux invités semblent à présent presque effrayés. Heureusement, Dae finit par les détourner après les avoir salués. Tout en mettant son bomber rouge, il avance vers l'entrée et attrape un muffin au passage. Il le coince entre ses dents pendant qu'il enfile ses chaussures puis sort de l'appartement sans un regard pour nous.

— C'était mon frère, dis-je simplement.

Je soupire. Dire qu'il m'a fait honte serait un euphémisme. Je me racle la gorge et tente de faire oublier cet épisode :

— J'ai fait des gâteaux, tu en veux un ? Avec un thé ? Ou un chocolat chaud ?

Nos yeux se croisent et quelque chose s'illumine dans les siens.

— Tu... tu as du chocolat ? me demande-t-il comme si c'était quelque chose d'incroyable.

Alors que je hoche la tête, il me sourit, tel un enfant devant des bonbons.

— Faisons ça !

Je rejoins la cuisine et commence à tout préparer. Être dans cette pièce me rassure, je sais alors quoi faire.

— Ton frère...

Je me fige, la bouteille de lait en l'air. Un coup d'œil à Ezra m'apprend qu'il m'a suivi et qu'il est de l'autre côté du comptoir, le chat toujours entre ses bras.

— Dae, lui dis-je inutilement, mais il me sourit comme pour me remercier pour ce détail.

— Il est parti à cause de moi ?

Je secoue la tête de droite à gauche en reprenant la préparation.

— Non, bien sûr que non. Il... avait rendez-vous avec des gars de son école pour boire un verre, inventé-je complètement. Il était en retard, c'est pour ça...

Je ne termine pas ma phrase, mais cela n'a pas d'intérêt parce que mon mensonge semble le rassurer. Je me félicite intérieurement d'avoir réussi à cacher la vérité. Certes, le souci n'était pas Ezra cette après-midi, mais je ne désirais pas lui expliquer la relation catastrophique que nous avons, Dae et moi.

— Tu veux des guimauves dedans ?

— Je n'ai jamais goûté.

— Dans le chocolat ?

— Non, je n'en ai jamais mangé, avoue-t-il, les joues roses comme si c'était une honte.

— Je vais remédier à ça alors...

Ses yeux pétillent, rien qu'à cette idée. J'ouvre un placard et en sors un énorme paquet de mini-guimauves que je pose sur le comptoir. Je déchire le sachet et le tourne vers lui.

— Je... je peux ?

Je hoche la tête et il tend une main hésitante pour chiper un bonbon. Il l'étudie quelques secondes avant de le mettre dans sa bouche. Ses yeux s'écarquillent et son sourire refait surface.

— C'est trop bon ! s'exclame-t-il en en reprenant une.

— Et c'est encore meilleur dans la boisson chaude.

— Je suis content d'être venu !

Ezra s'installe sur une chaise haute du comptoir et pendant que le lait chauffe dans une casserole, je l'observe câliner Pancake. Crumpet, quant à lui, est à mes pieds, la tête levée vers moi, la langue pendante, attendant que je lui donne quelque chose à manger à lui aussi. C'est bizarre, mais j'aime bien cette scène. Elle me fait du bien au cœur.

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