couleurs.
17 Décembre 2034.
Mes yeux fixent depuis une éternité le mur carrelé en face de moi. J'ignore ce qui m'a pris d'affirmer, hier, que je me teindrais les cheveux en blond. Peut-être que mon subconscient avait l'espoir que l'idée se perde parmi les autres, mais il avait oublié à qui il avait à faire. Dae. Pour ce genre de choses, il a une bonne mémoire et une motivation hors du commun.
Il s'est donc retrouvé à me supplier à neuf heures du matin, de l'accompagner dans les magasins pour se procurer ce dont nous avions besoin. Il a réussi à me convaincre quand il a parlé de ma poêle carbonisée que je devais remplacer. Il est malin, trop pour moi. Nous avions alors réalisé tous nos achats et j'en suis à présent à me demander si je regrette ou pas ma décision. Mais dans moins d'une heure, j'aurais ma réponse.
— Arrête de bouger, m'ordonne Dae, debout derrière moi.
Ezra a proposé de m'aider à faire ma couleur, mais mon frère s'est interposé, réclamant d'être celui qui s'en chargerait. Il avait cette petite moue enfantine qu'il effectue toujours pour obtenir quelque chose. Mon petit-ami et moi n'avons pas eu le courage de lui refuser. Au fond, j'aime bien l'idée que ce soit lui qui me la fasse.
— C'est long... Et pas confortable, me plains-je.
Encore une fois, je tente de changer de position pour en trouver une où mon fessier ne me ferait pas souffrir. Je suis assis sur le bord de la baignoire, les pieds nus à l'intérieur. C'est une vraie torture.
— J'ai presque fini !
— C'est ce que tu me dis depuis deux heures, râlé-je.
— C'est pas moi qui ai choisi le blond !
— Mais pourquoi faire une décoloration ? C'était inutile, Chad n'en a pas eu besoin, lui.
Le haut du corps de Dae me contourne pour qu'il puisse me regarder dans les yeux. Ses cheveux décolorés me surprennent à nouveau et me font un peu peur vu qu'il m'a fait la même chose. Cependant, j'essaie de me rassurer en me répétant que la teinture va arranger tout ça. Ses mains gantées et souillées par le produit bougent entre nous tandis qu'il me déclare :
— Et c'est toi, le professionnel ?
Il me fait un grand sourire avant de disparaître à nouveau derrière moi. Je sens ses doigts retrouver mon crâne qu'il malaxe avec énergie. Pendant de longues minutes où Dae joue les apprentis coiffeurs, la courte conversation que nous avons eue hier dans la cuisine me trotte dans la tête. Elle m'a même empêché de dormir une partie de la nuit. Je ne peux pas rester silencieux.
— Dae ?
Il me répond seulement par un hum, signe qu'il m'écoute malgré sa concentration portée sur mes cheveux.
— Tu penses vraiment que les parents apprécieront Ezra ? l'interrogé-je.
Ses gestes s'arrêtent quelques secondes avant de reprendre.
— Ezra est quelqu'un de bien et de poli. Il ne peut que leur plaire. En plus, ils seront contents pour toi.
Je baisse un peu la tête, les sourcils froncés. C'est bizarre, mais je n'ai pas du tout la même certitude que lui. De toute manière, je n'imagine pas avoir le courage de faire mon coming out auprès d'eux. Le reste de la planète, ça ne me dérange pas, mais eux...
— Je ne pense pas leur dire que nous sortons ensemble...
À nouveau, il ne bouge plus. Il finit par lancer le bidon de teinture dans la poubelle avant de s'asseoir à côté de moi, montant dans la baignoire lui aussi. Je déglutis, mal à l'aise d'avoir ce genre de conversation avec mon petit frère.
— Pourquoi tu ne leur dirais rien ?
Je hausse les épaules en reniflant. Mes doigts tapotent mes genoux avec nervosité alors que ma bouche formule ce que mon esprit pense :
— Ce n'est pas ce qu'ils attendent de moi...
Les mains encore recouvertes par les gants sales, il prend une profonde inspiration avant de m'avouer :
— Je n'ai jamais rien compris à votre relation. Cette dévotion que tu as pour eux. Cette habitude de tout faire pour être le fils parfait et eux qui te considèrent comme l'enfant prodige...
J'ouvre la bouche, prêt à me défendre, à lui dire qu'ils ne me voient pas comme ça. Mais il me fait signe qu'il n'a pas fini.
— C'est quelque chose que vous avez tous les trois. Tel un secret que je n'ai pas le droit de connaître. Ça a toujours été ainsi depuis qu'on est en Angleterre... Mais je pense qu'ils attendent seulement que tu sois heureux. Peu importe avec qui et comment.
— Je n'en suis pas aussi sûr que toi.
— Pour le savoir, il faut leur parler, non ?
Je me mordille la lèvre en réfléchissant à cette vérité. Dire à mes parents que je sors avec un garçon et pas une petite Coréenne qui leur donnera des petits-enfants. Les décevoir. Je ferme les yeux et soupire.
— Tu veux faire comment ? me demande-t-il, tout bas. Laisser Ezra ici à chaque fois qu'on retournera à Barnard Castle ? Ou alors le faire passer à vie pour le bon copain ?
Je grogne. Aucune de ces solutions n'ait correcte pour Blue. Ni même pour mes parents.
— Non... Mais... Si Ezra accepte de nous accompagner, peut-être qu'on pourrait garder le secret au moins cette fois...
Il retire un gant et pose sa paume sur mon épaule.
— C'est toi qui décides. Moi, je ne vendrai jamais la mèche.
— Merci...
Mon attention est attirée par les mains de Dae qui vient d'enlever le deuxième gant.
— Tu as fini ? l'interrogé-je, plein d'espoir, en montrant du doigt ma tignasse.
Il hoche la tête. Un soupir de soulagement passe la barrière de mes lèvres. Je commençais à en avoir marre. Je me redresse en même temps que mon frère et nous sortons de la baignoire.
— Il faut attendre trente minutes maintenant, m'annonce-t-il en mettant ses gants dans la poubelle.
— Merci beaucoup... Tu voudras que je te le fasse ?
Tout en se lavant les doigts, il me jette un coup d'œil, un sourcil relevé devant ma question. Il réplique, d'un ton neutre :
— À ton avis ?
Je hausse les épaules.
— Je ne suis pas un professionnel...
— Avec plaisir, me coupe-t-il, souriant, en s'essuyant les mains.
— Je suis content qu'on fasse ça ensemble, avoué-je, tout bas.
— Moi aussi...
Un nouveau silence nous enveloppe où nous osons à peine nous regarder. Tout est encore trop récent pour nous. Reprendre une relation fraternelle normale ne va pas se faire du jour au lendemain.
— Bon, s'exclame-t-il pour mettre fin à notre malaise. Je vais aller voir si Chad arrive à faire comprendre le fonctionnement du smartphone à Ezra. Et toi...
Il se tourne, l'index pointé sur moi et poursuit :
— Tu n'en mets pas partout, tu fais attention !
— Oui, maman, me moqué-je gentiment.
Nous rions un instant et lorsque ses doigts touchent la poignée, mon cerveau a une illumination. Je l'arrête en lui demandant :
— Je ne peux pas reprendre mes lunettes, je suppose ?
— Euh... Si, doit y avoir des protections dans la boîte du produit.
— Super, murmuré-je, étonné que ça existe.
J'attends qu'il sorte pour fermer derrière lui, sans savoir pourquoi je fais ça. En plissant les yeux dans l'espoir d'y voir mieux, je défais les plastiques mis à disposition et les enfile aux branches de mes lunettes. Quand elles reprennent leur place sur mon nez, je me sens soulagé. Je m'observe un quart de seconde dans le miroir, mais je ne ressemble à rien.
Je détourne le regard de mon reflet et me rassois sur le bord de la baignoire après avoir sorti mon téléphone de la poche de mon jean. L'hésitation s'empare de moi. Est-ce que je suis prêt à faire ça ? Aucune réponse ne me vient en dehors du fait que je ne peux pas faire autrement. J'expire bruyamment et ouvre le fil des messages que j'ai avec ma mère. Mes pouces tremblent quand ils surplombent l'écran. Après les salutations basiques, je me lance enfin, en coréen :
Est-ce qu'un ami peut se joindre à nous pour les fêtes ? Il n'a nulle part où aller.
Quand le texto est envoyé, mon cœur tambourine comme un fou dans ma poitrine. Je connais mes parents, ils accepteront, je n'ai pas de doute à ce propos, mais si ce n'est pas le cas... alors je resterai à Londres. Je ne veux pas laisser Ezra seul et encore moins à cette période de l'année. Le message de ma mère ne se fait pas attendre :
Bien entendu, il est le bienvenu. On sera très heureux de le rencontrer.
Un sourire s'affiche sur mes lèvres, content d'avoir leur accord. À cet instant, j'ai enfin ma réponse. Non, je ne suis pas prêt à faire mon coming out auprès de mes parents, mais ça n'a pas d'importance parce qu'Ezra sera avec moi. S'il accepte de venir...
Des petits coups sont donnés à la porte de la salle de bain avant qu'elle ne s'ouvre. Comme s'il avait su que tout mon esprit tourbillonnait autour de lui, il apparaît dans l'entrebâillement. En plus d'apprendre les rudiments de la technologie, il a dû aussi sécher ses cheveux dont certaines mèches lui retombent à présent devant les yeux. Quand il a dit qu'il ferait une couleur, hier, je pensais qu'il choisirait rouge, vert ou même rose... Mais pas ce noir profond.
C'était si surprenant de sa part, mais j'avais cru comprendre la signification pour lui. Son bleu électrique était là pour le camoufler, attirer les regards pour quelque chose d'artificiel pour mieux cacher la réalité de son corps. J'ose espérer que cette couleur passe-partout était la preuve qu'il avait fait un pas vers lui-même, vers l'acceptation de son corps. Voir que je n'avais pas fui à la découverte de son intersexuation a dû lui montrer qu'il pouvait me faire confiance, s'aimer.
Je sors de mes pseudos théories psychologiques quand il se racle la gorge. Il me fait un petit sourire, la tête penchée sur le côté. Il est craquant. D'un mouvement du menton, je lui fais signe de me rejoindre. Il entre dans la pièce et s'assoit à côté de moi en m'apprenant :
— Je sais appeler et envoyer des messages !
Je lance mon téléphone sur le meuble-lavabo et l'applaudis doucement. Il me donne une petite tape sur les mains pour me faire cesser mon manège. Je ris.
— Quand Chad m'expliquait, j'avais l'impression d'avoir quatre-vingts ans. Comment tu fais pour vivre ça tous les jours ?
Je lève les yeux au ciel à sa pique sur mon âge. Il ricane. Il passe un bras sous le mien et se rapproche de moi. Il pose sa tête sur mon épaule et nous demeurons ainsi un instant. À nous observer dans le miroir face à nous. À nous dévorer du regard. À nous sourire. Jusqu'à ce qu'il me demande dans un murmure :
— Pourquoi tu te caches là ?
— Qu'est-ce qui te fait penser ça ?
— Ton frère est sorti depuis un moment et tu restes enfermé ici...
Mon corps s'incline vers l'avant, forçant Ezra à se redresser et dans une petite torsion, je réussis à l'embrasser. Alors que mon baiser se voulait chaste, il lui donne une tout autre dimension. Une main au niveau de ma mâchoire, il vient s'installer debout, entre mes jambes. Cette position m'oblige à lever la tête et lui à la baisser, mais elle nous semble parfaite. Mes doigts glissent sur ses hanches jusqu'à ses fesses. J'appuie dessus, l'astreignant à se rapprocher de moi.
Nous nous embrassons longuement. Un léger gémissement d'Ezra meurt sur mes lèvres et me fait réaliser la situation. J'aime cette sensation qu'il ait autant envie de moi, que moi de lui, mais nous sommes dans la salle de bain. Nous ne sommes pas seuls dans l'appartement. J'ai un produit de coloration sur la tignasse. Ce n'est clairement pas le moment ni l'endroit pour faire ce que nous sommes en train de faire.
— Viens chez moi pour Noël !
Surpris, il se cale contre le lavabo, mettant ainsi une certaine distance entre nous. Sa bouche ouverte ne laisse pourtant aucun son passer pendant un moment.
— Chez tes parents ? me demande-t-il une précision au bout de quelques secondes.
Je hoche la tête.
— Ils sont... au courant... pour nous ?
Cette fois, je la secoue, un peu penaud de lui avouer ça.
— Ils ne savent même pas que tu habites ici...
— Alors... pourquoi tu souhaites que je vienne ? m'interroge-t-il, en croisant les bras devant lui.
— Parce que... Je veux passer les fêtes avec toi.
— Et tu comptes leur annoncer pour nous ?
J'ouvre la bouche puis la referme. Sa question me prend au dépourvu alors que la réponse est toute prête, bien au chaud dans ma tête, entre ma honte et ma lâcheté. J'ai peur de lui faire du mal avec ce que je vais lui dire. Cependant, je n'ai pas le choix. Mes doigts glissent sur mes lèvres comme pour obliger les mots d'en sortir.
— Non.
— OK, murmure-t-il.
Ses bras retombent le long de son corps tandis que ses yeux bruns me passent aux rayons X. Je me redresse et me précipite vers lui en lui assurant :
— Ça n'a rien à voir avec toi.
J'ai envie de poser mes mains sur ses épaules, dans son cou, sur ses joues... Mais je n'ose pas le toucher, pas prêt à son rejet. Je déglutis et poursuis :
— Je n'ai pas honte de toi ou de mes sentiments pour toi.
Un hum sec me répond. Il ne me croit pas et je ne peux pas le lui reprocher.
— C'est juste compliqué avec mes parents. Ils... ils attendent pas mal de choses de moi et être avec un mec n'en fait clairement pas partie.
— Alors comment ça va se passer ?
— On leur dira que tu es un ami...
— Un ami ? répète-t-il sans émotion dans la voix.
Je hoche la tête.
— Jusqu'à quand ?
J'aimerais avoir une réponse à lui donner, mais cette fois, je n'ai rien. Je suis démuni. Alors je me contente de hausser les épaules.
— Je ne sais pas, commence-t-il. Rencontrer tes parents, c'est...
Il écarquille les yeux, les sourcils relevés, me montrant sa peur.
— Ça serait hyper stressant pour moi, mais que cela se fasse au moment de ton... coming out, ça serait encore pire.
Il ramène ses mèches en arrière avec ses deux mains, en fermant les paupières. Il les laisse dans sa chevelure et semble tirer un peu dessus. Il soupire et secoue la tête. Soudainement, il plonge son regard dans le mien.
— Mais au-delà de ça, il est hors de question que je sois ta honte, Sun.
— Quoi ? Mais non !
Sans réfléchir, je l'enlace en lui affirmant :
— Tu n'es pas ma honte. Je te jure que ça n'a rien à voir avec toi.
Ses bras m'entourent alors que son visage se cache comme il peut dans mon cou sans toucher ma teinture.
— Y'a intérêt...
Alors qu'il parle, son souffle se répercute sur mon épiderme dans une délicieuse torture.
— Parce que j'ai été celle de mes parents, je ne permettrai pas que ça reproduise. Peu importe les sentiments que je peux avoir pour toi.
Une de mes mains va échouer à l'arrière de son crâne que je commence à caresser. Je me retiens de pleurer pendant de longues secondes.
— Je suis désolé...
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que je t'accompagne...
— Je resterai là alors !
Il se recule, mettant fin à notre câlin. Il me dévisage avant de me demander, incrédule :
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Si tu ne souhaites pas venir, je resterai. C'est aussi simple que ça. Je te l'ai dit, je veux passer les fêtes avec toi. Barnard Castle ou Londres, ça ne change rien pour moi.
— Mais... tu expliqueras ça comment à tes parents ?
Je n'avais pas pensé à ce détail. Je n'ai rien à lui répondre. Son index frôle ma joue avant de suivre la ligne de ma mâchoire tout en m'interrogeant :
— Alors tu ne veux pas leur dire pour nous deux de peur de les perdre, mais tu serais prêt à ne pas passer Noël avec eux ?
Je baisse les yeux alors que son doigt continue de me parcourir. Mes paupières se ferment avec force, pour empêcher mes larmes de couler.
— Je ne sais plus où j'en suis avec toi dans ma vie, lui avoué-je. Tout était réglé. Mon cerveau s'était rendu à l'évidence que jamais, je ne serais amoureux et...
Je souffle à fond. Mes yeux retrouvent les siens, ses caresses cessent alors. Les émotions dedans me retournent l'estomac.
— Je t'aime tellement...
Mes mains remontent le long de ses bras, laissant mes mots effleurer ses oreilles.
— Ça chamboule tout, c'est puissant, ça va vite. C'est incontrôlable. C'est nouveau, mais j'adore ça. Pour rien au monde, je ne voudrais changer ce qu'on vit. Mais... pour le moment, je suis lâche, je suis incapable de renvoyer balader mes parents et nos traditions.
Sa bouche se pose doucement sur la mienne, dans un baiser chaste. Il reste à quelques millimètres de mon visage.
— Je t'aime aussi, Sunny, c'est pour ça que je suis là. Je te crois et je comprends ton problème. Vraiment. Je n'ai, moi-même, jamais eu le courage de me dresser contre mes parents... Mais j'avais treize ans. Toi tu en as vingt-deux...
Je hoche la tête avec honte.
— Mais si tu me promets que ça sera temporaire... Alors je peux faire un effort.
Mes yeux s'écarquillent d'étonnement à l'écoute de ses mots. Je ne m'attendais pas à ce qu'il me dise ça après notre conversation.
— Tu es... d'accord ? tenté-je de décrypter.
— Il semblerait...
Il s'éloigne de moi et me pointe du doigt. Quand il reprend la parole, son ton autoritaire est là, bien présent :
— Mais je ne pourrais pas supporter éternellement cette situation. Est-ce que c'est clair ?
— Oui, chuchoté-je.
Il soupire et m'embrasse à nouveau. Mon front se colle au sien, soulagé d'avoir un peu de répit dans cette histoire. J'essaie alors de détendre un peu l'atmosphère :
— Mais qu'avez-vous fait de mon timide petit Blue ?
Il ricane en calant ses mains au niveau de ma mâchoire et m'affirme, les yeux dans les yeux :
— Il a rencontré quelqu'un comme toi et tu lui donnes des ailes...
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