confier.
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Nuit du 23 au 24 Décembre 2034.
J'embrasse la tempe d'Ezra et me lève avec nos cannettes vides. Je me faufile entre les gars qui sont en pleine bataille corse. Je ne m'attarde pas sur leurs protestations qui me font sourire et m'éloigne dans le couloir. Leurs rires résonnent encore lorsque j'arrive dans la cuisine. Mon corps se fige de surprise quelques secondes quand je trouve Dae dans la pièce. Debout devant un plan de travail, il confectionne ce qui ressemble à des Yakitoris*.
Après un instant d'hésitation, je pose mon chargement sur la table et vais m'adosser au meuble, à la droite de mon frère. Je croise les bras et le détaille un moment. Comme s'il ne m'avait pas entendu, il ne détourne pas le regard de sa préparation. Ses sourcils sont froncés et il parait mécontent. Pourtant, la situation ne semble pas encline à ce genre de comportement.
Nous avions à peine posé les pieds à Barnard Castle qu'Elliott et Hugo nous annonçaient qu'ils avaient organisé une soirée pour fêter les vacances. Notre seule contribution – mais pas la moindre – était de leur ouvrir les portes de notre véranda. Bien entendu, Dae et moi avons accepté aussitôt. Comme d'habitude, nos parents seraient au restaurant. Puis abriter nos délires parfois un peu alcoolisés ne les a jamais dérangés. Je les soupçonne préférer ça plutôt que tous nous imaginer en danger autre part.
Comme prévu, toute la bande s'est pointée. Jeff nous a même fait la surprise de nous présenter un ami de fac, Mohamed. Malgré qu'il s'en soit défendu avec véhémence, il a l'air très proche de lui. Le fait qu'il soit là ce soir en est la preuve, je suppose. Nous avons mangé. Beaucoup trop. Bu. Beaucoup moins que d'habitude, les repas de famille de demain en sont sûrement la raison. Et ri. Sans aucune modération.
Jusqu'à maintenant.
Jusqu'à ce que je retrouve mon frère tellement chagriné qu'il en vient à cuisiner. Ce n'est pas normal. Je tente de me repasser les souvenirs de la soirée, mais je n'ai pas suivi Dae à la trace non plus. J'ignore ce qu'il fabriquait quand je parlais avec Ezra et Hugo ou que je faisais la connaissance de Mohamed. Donc j'ai dû louper quelque chose...
— Tu as eu une soudaine envie de brochettes ? essayé-je de lancer la conversation.
Il se contente d'un hochement de tête et plante un bout de fromage avec trop de force ce qui me prouve une fois de plus que ça ne va pas.
— Tu me racontes ? soufflé-je pour ne pas le brusquer.
— Il n'y a rien à dire.
Depuis la véranda, les autres crient à s'en briser les cordes vocales. Le corps de Dae se tend distinctement à mes côtés.
— Y'a un problème avec les gars ?
— J'ai pas de problème !
En grognant, il envoie valser un morceau qui s'est coupé dans la manœuvre. Je me permets alors une petite remarque ironique :
— Bien sûr, je vais te croire !
À la force de mes bras, je me hisse sur le meuble et m'installe dessus. Un sourire fleurit sur mes lèvres quand je réalise que nos places sont inversées. Pendant de longues minutes, il s'applique à faire sa cuisine et je l'observe sans rien dire. Ce n'est que lorsqu'il verse la sauce soja sucrée sur la viande – ayant sûrement la flemme de faire la vraie marinade – que je me permets de reprendre la parole :
— C'est Ady ?
Il repose la bouteille brutalement puis prend appui sur le plan de travail, ses articulations blanchissent aussitôt en le serrant. La tête baissée, il ne me laisse rien entrevoir de ses émotions, mais sa respiration est profonde. J'ai dû toucher juste...
— Vous vous êtes disputés ? tenté-je.
— Au contraire...
Sa réponse me prend au dépourvu. Je ne comprends pas ce qui l'embête tant dans le fait de bien s'entendre avec son ex.
— Et c'est mal ?
— Oui !
Il attrape son plat et va le mettre dans le frigo, le temps que le bœuf marine dans la sauce. Il va s'asseoir en face de moi, sur la table. Les pieds sur une chaise, il croise les bras sur ses genoux et soupire.
— Ady est...
— Je refuse de parler de lui, me coupe-t-il, les larmes aux yeux.
— OK, comme tu veux, dis-je en levant les mains à hauteur d'épaules pour lui montrer ma bonne volonté. Mais je pense que ça te ferait du bien de te confier.
Mes doigts se lient devant moi, appuyant sur mes cuisses. Dae claque sa langue contre son palais avant de chuchoter :
— C'est pas mon genre...
— Il faut dire que ce n'est pas un trait de caractère des Lim, fis-je remarquer en haussant les sourcils.
Il ricane avant de poser son menton sur l'un de ses avant-bras, le regard dans le vide. Je n'ajoute rien. Ça ne sert à rien de le forcer, ça aurait l'effet inverse avec Dae. La pièce est plongée dans notre silence, seuls quelques éclats de voix des gars le brisent par intermittence. Mes yeux observent ce petit frère avec lequel j'ai perdu tant de temps. Je déglutis et cherche un peu de courage...
— J'étais là. Pour ton audition.
Son visage ne laisse rien transparaître comme s'il ne m'avait pas entendu. J'hésite à répéter ma déclaration, mais n'en fais rien, pensant qu'il est juste trop pris dans ses réflexions. Mais surtout, je me demande pourquoi je lui avoue ça aujourd'hui. Pourquoi maintenant. Je fais balancer mes jambes dans le vide, souriant de mon enfantillage.
— Je le savais...
Ses mots ne sont qu'un murmure. Il se redresse en soupirant. Ses larmes sont acculées au coin de ses paupières et me peinent.
— Je...
Il lève les yeux au ciel, pour retenir ses pleurs, mais il n'y arrive pas. Quelques rebelles glissent le long de ses joues. Il les essuie rageusement.
— J'ai pas plus envie de discuter de ça que d'Ady, déclare-t-il, d'une voix neutre.
— Oui, mais là, moi, j'ai besoin qu'on en parle, affirmé-je, étonnement confiant.
Il tapote ses pommettes avec les manches de son t-shirt et renifle bruyamment.
— C'est Ady qui te l'a dit ? l'interrogé-je, pressé d'en savoir plus.
Il secoue la tête. Son regard se pose partout sauf sur moi. Il est gêné.
— Je ne voulais pas que tu viennes à l'audition, annonce-t-il.
— J'avais remarqué, grogné-je.
— Pas pour la raison que tu crois. Je...
Tandis qu'il bascule la tête en arrière de manière à ne plus me faire face, je suis abasourdi. J'aimerais qu'il me dise tout d'un seul coup, que je comprenne tout, que je saisisse enfin ce qui s'est passé dans son crâne pendant tout ce temps. Mais je le laisse aller à son rythme.
— J'avais peur. Je... Malgré ce que tu peux penser, je sais à qui je dois de pouvoir faire de la danse aujourd'hui...
Sa langue glisse sur ses lèvres avant de chuchoter :
— Toi...
Un nouveau silence, à peine perturbé par le rire bruyant de Norman. Je crois que nous venons de basculer dans une autre dimension où le monde entier n'a plus la moindre importance. Il n'y a que nous, les frères Lim.
— Quand j'ai commencé la danse, je ne comprenais pas tout, continue-t-il. Ces histoires d'argent me dépassaient, mais eomma m'a expliqué un jour tout ce que tu avais dû faire à l'époque pour que j'aie ma tenue et que j'aille à l'association sans rien dire aux parents. Je sais que c'est grâce à toi que je peux apprendre dans la plus grande école d'art du Royaume-Uni...
— Non, je...
Il ramène brusquement son visage et nos regards se percutent, le sien m'intimant le silence. Mais je ne suis pas d'accord. Oui, peut-être que je l'ai aidé à démarrer. Comme il le dit avec son caleçon noir et les quelques cours que j'ai payés, mais s'il est dans cet institut, c'est seulement grâce à lui, son talent et sa détermination.
— C'est pour ça que je ne te voulais pas à l'audition. J'avais peur de la louper, que le stress me fasse perdre mes moyens. Devoir dire adieu à mon rêve aurait été terrible, mais échouer devant toi, ça aurait été pire. Je n'aurais pas pu supporter que tu me voies rater cette occasion ni de croiser ton regard déçu.
À l'écoute de ses mots, mes larmes se forment. Même s'il s'est mal comporté ce jour-là, le fait qu'il ait pensé ainsi me touche.
— Mais quand j'ai fini mes enchaînements sur scène, et que je me suis retrouvé un genou à terre à la fin, je... Je t'ai aperçu applaudir dans les gradins.
Ah crotte ! Je ne l'avais pas vu venir cette révélation !
— Tu m'as...
— Ouais. Ta présence... J'étais heureux. Alors quand je suis sorti des coulisses, je t'ai cherché, mais tu n'étais pas là... J'ai cru que j'avais rêvé.
Je suis sans voix face à cette réalité qui est la sienne. Cette excuse n'explique pas tout, mais ça m'aide à le comprendre. Il souffle à fond avant de me dire :
— Je suis désolé...
— Tu sais que... Tu ne peux pas me décevoir ?
— Bien sûr que si, me contredit-il.
— C'est vrai, si tu avais loupé cette audition, j'aurais été navré. Mais pour toi et pas par toi !
Mon affirmation lui fait ouvrir la bouche de stupéfaction.
— On est frères, c'est comme ça que...
— Tu m'as déçu un jour, assène-t-il, ne me laissant même pas le temps de finir ma propre phrase.
Mes yeux s'écarquillent sous le choc. Le haut de mon corps se recule. Ma réaction est identique à celle que j'aurais eue si Dae m'avait frappé.
— Je... Je t'ai... ? Moi ? bafouillé-je, perdu. Mais quand ? Quoi ?
Tel un enfant, il croise les jambes, de manière à être en tailleur sur la table. Si eomma le voyait à cet instant, il se ferait remonter les bretelles. Nerveusement, il tapote ses cuisses tout en se mordillant la lèvre, mais il ne dit toujours rien.
— Dae ! le supplié-je. À un moment, il faut qu'on crève cet abcès qu'il y a entre nous.
Il secoue la tête, ne désirant pas en parler. Malgré le peu de place que j'ai, j'imite sa position pour être plus à l'aise. Mon buste se penche en avant et mes yeux trouvent les siens.
— Écoute, commencé-je en essayant de contrôler ma voix. A priori, j'ai fait quelque chose dont je ne me souviens pas, mais qui a eu tellement d'impact sur toi que des années plus tard, tu m'en veux encore.
J'inspire avec l'espoir que mon frère prenne la parole, mais il garde toujours le silence. Comme toujours.
— On a fait des progrès tous les deux ces derniers temps. On a fait chacun un pas vers l'autre. Il ne reste plus que ça, Dae. Alors il faut qu'on en parle, que l'on comprenne, qu'on s'explique pour qu'on reparte sur de bonnes bases.
Je me passe une main dans les cheveux, à la fois stressé et un peu énervé. Il ne peut pas me laisser encore une fois sans éclaircissement. Il a eu tout le temps qu'il désirait pour se préparer, il savait que ce jour arriverait, il ne peut plus reculer. J'ouvre la bouche pour le presser, mais il me devance :
— Tu as brisé ta promesse.
— Comment ça ?
Avec la manche de son t-shirt, il essuie son nez.
— Quand on était encore en Corée, tu m'avais promis d'être toujours là pour moi...
— Oui, je m'en souviens, mais...
— Tu ne l'as pas tenue, répète-t-il.
Cette phrase, il a dû souvent se la passer en boucle parce que je ressens tout son soulagement de me l'avoir dite. Mais elle ne trouve pas écho en moi. Au contraire. Elle meurt au fond de mon estomac, me donnant presque la nausée.
— Moi ? Je n'ai pas été là pour toi ?
Mon ton a monté. Je ne devrais pas, le calme est de mise si je veux que les choses s'arrangent, mais j'en suis incapable. Toute ma vie a tourné autour de ma famille et principalement de Dae. Certes, j'aime cuisiner plus que tout, mais si j'ai commencé, c'était pour lui.
— C'est une mauvaise blague, c'est ça ?
Mes jambes retrouvent le vide. Mes poings se serrent. Tous mes muscles se bandent comme s'ils s'apprêtaient à se battre ou au moins frapper. La colère explose en moi après tout ce temps à la museler.
— Tu te moques de moi, j'espère ? Je n'ai pas été là pour toi ? Moi ? le bombardé-je, en le pointant du doigt. Mais à quel moment de ta putain de vie de privilégié, tu as cru que je n'avais pas tenu cette foutue promesse ? Quand ?
Lorsque le silence s'abat brusquement après mes questions remplies d'amertume, le visage de mon frère se décompose, les larmes reviennent, mais surtout son dos se raidit avant qu'il me dise d'un ton sec :
— L'année où on est arrivés en Angleterre a été la pire de ma vie.
Tout en essayant de retenir ma rage contre lui, je souffle, nostalgique. Je n'ai pas de mal à comprendre ce qu'il veut dire. Cette année-là n'a été facile pour personne dans la famille. Tout perdre, être humiliés devant notre pays entier, se déraciner de Séoul et se reconstruire à Londres furent des obstacles difficiles presque impossibles à surmonter.
— Quoique celles d'après n'ont guère été mieux...
Là, par contre, je suis surpris. Il enfouit son visage dans ses mains qui sont trop petites pour le cacher en entier. Quelques sanglots secouent tout son corps et me brisent le cœur. Mon énervement s'évanouit aussi vite qu'il est arrivé. Sans même y réfléchir, je descends de mon perchoir et vais aussitôt le prendre dans mes bras. Pendant un instant, je le berce contre moi, perdus autant l'un que l'autre.
Au moment où ses mains accrochent le col de ma chemise pour m'empêcher de partir, Ezra apparaît à la porte de la cuisine. Il a dû entendre mon emportement. En nous voyant ainsi, il saisit dans la seconde que le moment est important. Il ouvre la bouche, prêt à parler, mais d'un regard suppliant, je lui demande de nous laisser seuls.
Il m'adresse un sourire plein d'amour pour m'encourager puis il tire le battant pour que nous ayons un peu d'intimité. Je ferme les paupières, reconnaissant, et souffle. J'ignore si c'est vraiment l'endroit ou le moment pour ce que nous nous apprêtons à faire. Mais une chose est sure : même si ce n'est pas une habitude familiale, nous avons besoin de nous confier.
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* Yakitoris : petites brochettes japonaises
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