45 - Réunion de crise ★
L'heure était sombre pour les habitants du Pays des Vagues et de sa capitale, Mercantile. Les nouvelles étaient parvenues jusqu'aux oreilles des derniers insouciants qui, même encore récemment, juraient de l'invincibilité de la flotte Irwish. La peur, ce sentiment indicible mais au combien tenace, commençait à gagner le cœur des citoyens les plus entêtés. Les échoppes fermaient par centaines, victime de l'inertie du commerce. Les garnisons maintenaient le pied de guerre, quand elles n'allaient pas prêter main forte aux rescapés qui arrivaient déjà des provinces d'Albufera et de certains coins de Minaé. Des milliers de résidents auraient voulu plier bagage et partir loin, si ce n'était qu'ils se trouvaient déjà dans l'endroit le plus sûr de l'archipel.
L'humeur qui se dégageait au sein de la vaste salle du conseil, au cœur du château millénaire de la cité, n'avait que peu à envier au reste de la population. Les braseros disposés autour de la table ronde centrale ne parvenaient pas à dégager une chaleur réconfortante. Dehors, le vent revigorant qui, habituellement, annonçait l'arrivée de la belle saison, ne fit qu'accroître l'humeur massacrante du Haut Commandant, lassé d'attendre en entendant les bourrasques siffler dans les combles.
– Où diable est passé ce satané Arthémus? Ce n'est pas comme si nous n'étions pas au bord du gouffre !
La Ministre de la magie, assise dans un des rares sièges possédant quelques ornementations, prit la remarque avec une certaine indifférence.
Sire LeidigMark la tança du regard.
– Vous... C'est votre faute si mes hommes se sont fait taillader en mer avec vos décrets ridicules... Je ne sais pas ce qui m'empêcherait de...
Le grincement des lourdes portes arrêta le Haut commandant dans sa tirade. Un vieil homme aux lunettes proéminentes venait de faire son entrée, suivi d'un jeune page.
Le haut gradé militaire ravala ce qu'il avait sur le cœur quand il croisa le regard plein de terreur du jeune homme. Mieux valait que les bruits de couloir, qui ne tarderaient pas à sortir de l'enceinte du château, ne relatent pas ce qu'il s'apprêtait à dire.
Le Grand Administrateur s'installa à une des trop nombreuses chaises vides autour de la table. Quand la porte se referma derrière le page, ils ne furent plus que trois.
– Je suis désolé pour mon retard. Ceci n'avait rien de conventionnel. Mon premier secrétaire est porté manquant, ce qui m'afflige autant personnellement qu'administrativement.
Sire LeidigMark remarqua les traits tirés de l'homme en toge grise et s'abstint de tout commentaire, ce que ne fit pas la Ministre de la magie.
– Ah oui ? Nous ne sommes pas à un déserteur de plus, de toute façon.
Le dénommé Arthémus surprit le chef militaire en fixant d'un œil mauvais la femme à sa droite. Il était pourtant connu de longue date que l'intellectuel ne manifestait jamais ses émotions.
– Et vous, ma chère, je m'abstiendrai de la moindre remarque tant que vous n'aurez pas fait montre d'un tant soit peu de talent à votre poste. Vous semblez même directement impliquée dans notre cuisante défaite en mer.
– Bien dit !
La remarque n'eut pas l'effet escompté et ne fit qu'irriter davantage le Grand Administrateur.
– Et vous Albus, je vous trouve bien prompt à nous diviser alors que la situation est si grave.
– Comme c'est intéressant...
Le vieil homme tourna la tête en direction de la ministre.
– Je vous demande pardon, Madame ?
La femme fut prise d'une quinte de toux si terrible qu'elle nécessita l'intervention d'un de ses assistants. Elle ne reprit la parole qu'après que ce dernier soit de nouveau hors de portée de voix.
– Je vous prie de m'excuser, Messieurs. Ma santé a tendance à me conférer une certaine nonchalance ces derniers temps. N'allez pas croire que je prenne tout cela à la légère, bien au contraire.
Les deux hommes qui lui faisaient face, pleinement conscient du sang qu'ils avaient vu se déposer sur le mouchoir de l'assistant, se gardèrent de toutes remarques supplémentaires.
– Oublions tout cela et venons-en aux choses concrètes. Albus, quelle est la situation militaire exacte ?
L'homme d'épée s'affaissa légèrement dans son large siège, chose qu'il était très rare d'observer.
– Les deux tiers de la flotte extérieure ont été envoyé par le fond et les survivants ont fait route commune vers Dinur. Les chiffres quant aux pertes ennemis sont très vagues, étant donné que mon... que l'amiral Tarsk a perdu la vie très tôt dans la bataille, précipitant son issue à notre désavantage. Les dernières estimations donnaient une flotte ennemie largement supérieure en nombre aux navires qu'il nous reste, flotte intérieure comprise.
Le silence prolongé qui suivit cette déclaration trouva écho dans la froideur des lieux. Même s'il n'en avait aucune envie, le Haut Commandant dû encore noircir le tableau.
– Il semblerait que le détachement de pirates que nous avions perdu de vue il y a de cela quelques jours ait été aperçu aux alentours de la ville d'Alastor, tandis que ceux qui ont posé le pied sur l'île d'Albufera ont établi un camp retranché aux abords du village de Bourdaric. Particulièrement bien défendu, d'ailleurs...
La Ministre de la magie montra quelques signes de fébrilité à l'évocation de la ville portuaire d'Arthénis mais ce fut le Grand Administrateur qui prit la parole.
– Comment une telle défaite est-elle possible ? N'avions-nous pas à la fois la supériorité technologique et numérique ?
Le Haut Commandant ne put s'empêcher de lancer un regard en coin à la femme du Conseil.
– En effet... Mais la perte précoce de la galère amirale, couplée à la présence de mages nécromanciens, a su faire pencher la balance de leur côté.
– Je vois... Vous vous rendez bien compte Albus que, si Dinur tombe, ces charognards auront une voie royale jusqu'aux mines de fer et de Terbia. Nous ne pouvons nous permettre de perdre ces précieuses ressources !
– Je sais, Arthémus... J'en suis bien conscient.
La Ministre, sentant qu'elle allait de nouveau être le centre des débats, devança Sire LeidigMark.
– Qu'en-est-il de ce gigantesque trou au beau milieu de la ville, Grand Administrateur ? Après tout, c'est vous qui êtes en charge du bon fonctionnement urbain.
Le vieil homme ne s'attendait visiblement pas à cette question.
– Euh... quoi ?
– Je vous parle de la Place du Souvenir, réduit à l'état de gravats. Ça doit vous dire quelque chose quand même, non ?
Cette fois, même le Haut Commandant eut l'air de tiquer.
– Arthémus, qu'est-ce que c'est que cette affaire ?
Si un jour, un visage aurait pu être l'image même de l'épuisement, ça aurait été celui que le Grand Administrateur affichait alors.
Il passa une main sur un front qui ne pouvait être que fiévreux, quand on s'arrêtait quelques instants sur les yeux rouges et humides cachés derrière ses épaisses lunettes.
– Je... Je n'ai pas encore eu le temps de traiter cette affaire. Ma priorité est allé aux réfugiés et aux provinces touchées. Un problème d'effondrement de galeries, sans aucun doute.
– Pour ma part, renchérit la Ministre, on m'a fait part d'individus suspects traînant à proximité de la place au moment de son affaissement.
– Et qui vous a parlé de cela ?
La Ministre se redressa pour le toiser.
– Contrairement à ce que vous pensez, il s'avère que je remplis les fonctions de mon poste... Bref, il semblerait que quelques mages renégats s'affairent en coulisse pour d'obscures raisons.
Le Haut Commandant remua dans son siège.
– Comment cela ?
– Pour le moment, les informations dont je dispose sont très partielles. Mais j'ai eu vent du nom d'une secte qui se faisait appeler les Héritiers de Sakpata. Sans doute des fanatiques qui seraient bien heureux de voir les dirigeants actuels tomber...
Sire LeidigMark eut toutes les peines du monde à canaliser la fureur qu'il sentait monter en lui. Ce fut pourtant avec calme qu'il s'exprima.
– Et vous pensez que ces personnes sont à l'origine des troubles dans la ville, voir plus ?
– C'est tout à fait envisageable, oui.
Son semblant de sérénité vola en éclat et il s'extirpa avec force de son siège, faisant tomber ce dernier à la renverse.
– Et ce n'est que maintenant que vous nous en faites part ?! Sainte Sakpata ! Vous vous moquez de nous ? vociféra-t-il.
La Ministre leva la main avec humeur et l'ardeur du soldat en prit un coup, la réduisant à quelques braises essayant de subsister sous une pluie diluvienne. La femme était réputée pour son aisance et la rapidité de ses sorts.
– Ce n'est pas l'heure de vous emporter, Haut Commandant. J'ai dit que je m'occupais de ce problème. Quant à vous, Arthémus, j'ai appris que le Haut Clerc était présent en ville. Étant un homme de lettres comme vous, j'imagine que son aide serait des plus utiles.
Le Grand Administrateur médita davantage pour la forme que pour le fond.
– En effet, son aide serait des plus appréciables...
– Bien, je suis ravie de voir que les choses avancent. Peut-être parviendrons nous à inverser la tendance. Ce qui m'inquiète davantage, pour l'heure, c'est que je n'ai plus aucune nouvelle de l'Académie et du Directeur.
La déclaration prit de court ses deux interlocuteurs.
– Qu'insinuez-vous par là, Madame ?
– Rien, pour l'instant... Mais je pense que mon subordonné va très rapidement avoir des comptes à me rendre.
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